deux regards critiques sur une guerre de classes
Dans un continent glissant inexorablement vers le nazi-fascisme, l’Espagne de 1936 fit figure de double exception. D’une part, elle fut le grain de sable qui tenta d’enrayer sa résistible ascension ; d’autre part, la fougue qu’elle mit à le combattre tenait davantage du désir d’émancipation sociale que d’un strict antifascisme. À la différence du mouvement ouvrier allemand, pourtant si puissant, celui d’Espagne, sous forte influence libertaire, parvint, en juillet de cette année-là, à enrayer sa marche en avant en enclenchant un processus révolutionnaire de grande ampleur. On comprend dès lors que cette ardente Espagne ait pu aimanter nombre de militants libertaires étrangers. Pour combattre aux côtés de leurs frères espagnols qui, « l’outil au poing et le fusil en bandoulière, se [faisaient] les créateurs d’un ordre nouveau » [1]. Ou tout simplement pour y être, pour y voir et pour y faire.
Dans le labyrinthe espagnol
Camillo Berneri et André Prudhommeaux furent de ceux-là. Le premier franchit la frontière franco-espagnole le 29 juillet 1936, le second quelques jours plus tard. Les deux s’installent à Barcelone, capitale de la révolution, et fréquentent assidûment le siège du Comité régional de la CNT. Quelques semaines plus tard, Berneri rejoint le premier contingentement de volontaires italiens intégré à la colonne Ascaso sur le front de Huesca, avant de s’en retourner, début septembre, à Barcelone, avec le projet d’éditer Guerra di Classe, un journal en direction des libertaires italiens. Sur proposition du Comité régional de la CNT, Prudhommeaux assure, quant à lui, la parution de L’Espagne antifasciste. Il intervient aussi dans les émissions en français de Radio CNT-FAI.
On sait que Berneri et Prudhommeaux s’estimaient : ils s’étaient rejoints dans les combats minoritaires contre une pesante invariance anarchiste et la prédisposition de certains de ses adeptes à la répétition d’anciens dogmes ; ils avaient convergé dans la défense d’un Marinus Van der Lubbe en butte à ses calomniateurs ; ils s’enthousiasmèrent pour cette Espagne libertaire engagée dans un combat titanesque contre le fascisme et pour la révolution ; ils étaient, l’un et l’autre, portés par une commune volonté d’ouverture et un même esprit d’indépendance. On sait aussi que, malgré leurs prenantes occupations dans des sphères différentes, il leur arriva de se rencontrer. Parfois même sans motif, comme le rapporta Prudhommeaux : « Au Comité régional CNT-FAI de Barcelone, ancien palais de la centrale patronale espagnole et du milliardaire Cambo, souvent la lumière de la rédaction de Guerra di Classe ne s’éteignait pas de la nuit. Et comme elle, veillait et brûlait sans discontinuer l’âme de Camillo Berneri. Je me souviens qu’une nuit, en attendant l’heure de la radio, je me glissai dans le hall plein de ténèbres qui précède la salle du congrès et je tâtonnai sur le grand piano abandonné qui dormait là, pour y retrouver des lambeaux de musique perdue. Ayant ainsi apaisé mes nerfs, je vis que la porte de Berneri était entrouverte et, craignant de l’avoir dérangé, je m’excusai en lui souhaitant le bonsoir. Il me dit qu’il me remerciait au contraire, car l’idée que quelqu’un ici pût trouver la paix dans la musique lui était extrêmement précieuse et lui avait rendu son courage [2]. »
On se plaît à imaginer la scène pour n’en retenir que l’essentiel : la nuit barcelonaise des premiers temps, le piano du Palais Cambo, les nerfs à vif de Prudhommeaux et l’âme brûlante de Berneri. Cette rencontre de hasard, parenthèse de fraternité sur fond de musique apaisante, fut sûrement l’une des dernières entre les deux amis. Car le séjour de Prudhommeaux à Barcelone dure peu. Deux mois à peine. Juste le temps de comprendre que les meilleures intentions ne font pas les plus sûres réussites. Son Espagne antifasciste se heurtant plus rapidement que prévu aux tracasseries bureaucratiques de ses financiers confédérés, il décide, courant septembre, de rebrousser chemin, avec l’idée de poursuivre le combat en France, libre et sans attaches. Un combat pour la révolution, bien sûr, une révolution telle qu’il l’entend et la souhaite. Avant de quitter Barcelone, Prudhommeaux met Berneri et ses compagnons de Guerra di Classe en relation avec l’imprimerie coopérative qui s’est chargée jusqu’alors de l’impression de L’Espagne antifasciste. Et leur souhaite bon vent, même si, on peut le penser, sa propre expérience de journaliste militant sous contrôle des instances de la CNT-FAI, l’a déjà rendu sceptique.
De « Guerra di Classe » à « L’Espagne nouvelle »
De retour en France, Prudhommeaux prend un peu de recul, mais il n’en pense pas moins. Le tournant adopté par la CNT-FAI en faveur de l’unité antifasciste ne lui dit rien qui vaille, d’autant que celui-ci, il en est convaincu, se fera forcément au détriment des conquêtes révolutionnaires de juillet. Sans implication réelle de sa part, L’Espagne antifasciste paraît désormais à Paris, deux fois par semaine, sous l’égide d’un Comité anarcho-syndicaliste pour la défense et la libération du prolétariat espagnol (CASDLPE) regroupant les trois principales composantes du mouvement libertaire français : l’Union anarchiste (UA), la Fédération anarchiste de langue française (FAF) et la CGT-SR. Financé par les instances de la CNT-FAI – qui entendent aussi le contrôler –, le bi-hebdomadaire tire à 20 000 exemplaires et projette de devenir quotidien. C’est sans compter sur les divergences qui vont bientôt conduire le CASDLPE à l’implosion. La ligne de fracture interne passe par l’appréciation des fameuses « circonstances » qui ont conduit la CNT-FAI à opter pour l’unité antifasciste du camp républicain : l’UA les admet, la FAF et la CGT-SR les contestent. Au bout du bout, et malgré une tentative de conciliation exercée par les Espagnols, la rupture est consommée en novembre 1936. L’UA investit alors ses forces dans une nouvelle entité alignée sur les instances de la CNT-FAI : le Comité Espagne libre, matrice de ce qui deviendra la section française de Solidarité internationale antifasciste (SIA), dirigé par Louis Lecoin. Quant à L’Espagne antifasciste, titre resté sous le contrôle de la FAF et de la CGT-SR, ses jours sont d’autant plus comptés que le bi, puis tri-hebdomadaire se fait de plus en plus critique vis-à-vis d’une CNT-FAI qui a fini pat accepter d’envoyer, sans aucune consultation de sa base, quatre ministres au gouvernement de Largo Caballero. La réponse est à la mesure de l’offense et forte comme une sentence : les Espagnols coupent le robinet. « Estimant que L’Espagne antifasciste a atteint son but, la CNT-FAI a décidé que cet organe de propagande cesserait de paraître à partir du présent numéro », est-il indiqué dans sa trentième livraison, datée du 1er janvier 1937.
Trois mois plus tôt a paru, à Barcelone, le premier numéro de Guerra di Classe. Dans son éditorial de lancement, Berneri ne cachait pas les intentions des animateurs de cet hebdomadaire anarchiste de langue italienne. Ils devaient être, précisait-il, des « observateurs » d’autant plus « attentifs » – et si nécessaire « critiques » – des événements d’Espagne que, « pour la première fois » dans l’histoire, ceux-ci dépendaient pour beaucoup des « capacités constructives » d’un mouvement libertaire qui, au vu des multitudes qu’il charriait, se trouvait, « ici », aux avant-postes de l’espérance révolutionnaire [3].
Cet espace ténu entre attention et critique, Guerra di Classe l’occupera avec constance au risque, là encore, de s’attirer les foudres de ses commanditaires, les mêmes que pour L’Espagne antifasciste, qui n’hésitèrent pas, une fois encore et un mois après avoir fermé L’Espagne antifasciste, à exercer des représailles financières. Pour satisfaire, cette fois, le consul soviétique de Barcelone, Antonov-Ovseenko, qui a prié les autorités de la CNT-FAI de faire cesser les attaques de Guerra di Classe contre l’URSS ! À partir de son huitième numéro – 1er février 1937 –, un temps bloqué par la censure cénétiste, Guerra di Classe voit l’enveloppe budgétaire qui lui est attribuée considérablement diminuer, ce qui l’empêche désormais de paraître hebdomadairement.
C’est dans une perspective critique assez proche de celle de Guerra di Classe que, trois mois après la suspension de L’Espagne antifasciste, paraît, sous la gérance de Prudhommeaux, L’Espagne nouvelle, dont le premier numéro est daté le 19 avril 1937. Désireux de coller au plus près à l’actualité espagnole, le titre abandonnera, à partir de septembre, la formule thématique initialement adoptée et alternera sa parution avec celle de Terre libre, l’organe de la FAF, dirigé par Voline. À cette date, le journal Guerra di Classe continue de paraître – jusqu’à fin novembre –, mais sans Berneri, assassiné par les staliniens le 5 mai 1937. C’est désormais Virgilio Gozzoli qui en est en charge.
Deux espaces-temps de la dissidence
Avec le temps, l’historiographie de la révolution espagnole a fini par accorder quelque intérêt à l’indispensable fonction critique qu’y exercèrent ceux qui, sur ses marges mais in vivo, dénoncèrent son inféodation rapide à une logique de guerre antifasciste dont le premier effet fut de saper ses aspirations mêmes. Longtemps considérées comme quantité négligeable ou sans poids réel sur le déroulement des événements, ces dissidences libertaires font aujourd’hui l’objet d’une évidente réévaluation, ce dont on ne peut évidemment que se féliciter. À condition, toutefois, de ne pas les confondre en imaginant, à tort, qu’elles auraient pu préfigurer – par agrégat à d’autres forces « révolutionnaires » comme le POUM et les Amis de Durruti –, les contours d’un quelconque front du refus. Il y avait, pour cela, bien trop de différences d’appréciation et de positionnement entre elles, comme le prouve une lecture comparée de Guerra di Classe et de L’Espagne nouvelle.
Représentatifs l’un et l’autre d’une même sensibilité critique face aux dérives pragmatiques des instances dirigeantes de la CNT-FAI et leurs néfastes effets sur le processus révolutionnaire, ces deux titres s’inscrivent dans un espace-temps différent. Le premier – qui paraît, comme on l’a dit, à Barcelone – exerce ses talents critiques, sous la direction de Berneri, entre octobre 1936 et avril 1937. Le second, animé depuis Nîmes par Prudhommeaux, succède à L’Espagne antifasciste et couvre la période allant d’avril 1937 à la fin de la guerre d’Espagne [4]. Pour le Berneri de Guerra di Classe, qui est au cœur du conflit, la partie est encore jouable. Pour le Prudhommeaux de L’Espagne nouvelle, qui le voit de l’extérieur, elle n’est pas loin d’être perdue. Entre ces deux perspectives, les événements de Mai 37 – dernier sursaut d’une révolution en perte de vitesse et premier symptôme sévère de son anéantissement – ont, il est vrai, définitivement rebattu les cartes.
On aurait néanmoins tort de s’en tenir à cette seule explication spatio-temporelle – l’évident décalage existant entre le Guerra di Classe du dedans et d’avant Mai 37 et L’Espagne nouvelle du dehors et (surtout) d’après Mai 37 – pour tenter de comprendre pourquoi, malgré leur proximité d’analyse de départ, Berneri et Prudhommeaux ont si manifestement divergé sur la manière – ferme mais mesurée chez le premier, radicalement intransigeante chez le second – de concevoir leur fonction critique. Question de caractère sans doute, mais aussi de perception politique. À la différence de Prudhommeaux, qui entre rapidement en conflit ouvert avec les instances de la CNT-FAI et ses représentants en France, Berneri adopte une attitude de dissidence loyale, c’est-à-dire ne conduisant pas, comme chez Prudhommeaux ou les Amis de Durruti, à un affrontement direct avec la « bureaucratie comitarde » [5]. Chez Berneri, cette retenue – qui n’influe pas sur l’intensité de sa critique, mais modère les conséquences qu’elle pourrait avoir – s’explique par son désir permanent de « faciliter une entente sincère et agissante entre tous les vrais antifascistes [en permettant] la plus intime collaboration entre tous ceux qui sont sincèrement socialistes » [6]. Autrement dit, Berneri se situe dans le champ de la persuasion raisonnée, se gardant en permanence de toute surenchère verbale ou dérive langagière. Sous sa plume, il n’est jamais question, comme dans L’Espagne nouvelle, de « trahison », de « dirigeants pourris » ou de « sinistres pantins ». Volontairement désencombrée de tout sentimentalisme et fuyant comme la peste le recours à l’émotion, sa critique reste toujours politique. Éminemment politique et sérieusement argumentée.
Outre qu’il est toujours inconvenant – et déplacé – de faire parler les morts, rien ne laisse penser que, d’avoir survécu, l’attitude concrètement critique qui fut la sienne avant Mai 37 aurait pu évoluer vers le radicalisme très idéologique et un peu abstrait de son alter ego de L’Espagne nouvelle. Et ce d’autant que, malgré les sympathies personnelles qu’ils éprouvaient l’un pour l’autre, nombreuses et profondes étaient leurs divergences sur l’analyse et l’interprétation du conflit espagnol.
« Centrisme » versus « maximalisme »
Si Berneri se définit lui-même comme « centriste » ou « partisan d’une juste moyenne » [7], c’est qu’il est intimement convaincu que, dans cette Espagne où le désir d’émancipation déborde pour partie – mais pour partie seulement – le cadre de la résistance au fascisme, la voie d’un possible libertaire exige de concilier « les “nécessités de la guerre”, la “volonté” de la révolution et les “aspirations” de l’anarchisme » [8]. Passé le temps de l’enthousiasme révolutionnaire des premiers jours, un examen sérieux de la réalité de juillet 36 et de ses suites immédiates le conduit à penser qu’il n’est pas en face d’une révolution anarchiste, mais d’une révolution populaire au sein de laquelle la CNT-FAI joue un rôle déterminant. Autrement dit, que cette Espagne « rouge et noire » surgie, sur de larges pans du territoire, de la défaite du coup d’État militaire n’est pas la résultante d’une stratégie révolutionnaire planifiée par la CNT-FAI, mais la conséquence d’une prise en main collective et spontanée de son destin par le prolétariat à la faveur des événements. De cette réalité naissent des formes de pouvoir inédites, dont le Comité central des milices antifascistes de Catalogne est l’exemple même.
C’est ainsi que l’anarchiste italien se situe clairement dans une perspective antifasciste impliquant une dynamique d’alliance et de collaboration avec d’autres forces socialistes et républicaines. Au nom de l’intelligence politique et à la lumière de l’expérience de la première unité combattante d’étrangers sur le front d’Aragon – la section des volontaires italiens, qui regroupa des sensibilités antifascistes aussi diverses que les républicains de Randolfo Pacciardi, les « giellistes » [9] de Carlo Rosselli et les anarchistes –, il incite ses camarades espagnols à s’inscrire dans une même dynamique. Pour Berneri, très sensible à la question du fascisme pour avoir vécu dans sa chair la contre-révolution préventive des Chemises noires, la pratique, même conflictuelle, de l’unité qu’il appelle de ses vœux offrirait, de surcroît, aux anarchistes l’avantage de s’ouvrir à d’autres sensibilités révolutionnaires ou socialistes démocratiques. Cette démarche relève de l’intime conviction qu’il existe, sur la base de cet antifascisme actif et à condition d’abandonner toute prétention hégémonique, des convergences possibles entre le bloc anarcho-syndicaliste et d’autres forces de gauche – socialistes indépendants, républicains progressistes et marxistes anti-staliniens – s’inscrivant dans une perspective similaire de transformation révolutionnaire.
Malgré d’indéniables oscillations entre le moment où il dirigea L’Espagne antifasciste et celui où il prit en charge L’Espagne nouvelle, Prudhommeaux demeure, quant à lui, beaucoup plus méfiant par rapport à l’antifascisme. S’il s’en revendique, c’est plutôt par défaut et seulement parce que, dans le cadre de l’Espagne de juillet 1936, il exerce, par son caractère de masse, un indéniable effet de levier dans le déclenchement du processus révolutionnaire. Quand, en revanche, l’antifascisme sert d’autres intérêts que ceux de la révolution même et favorise, comme c’est sa pente naturelle, une « union sacrée patriotique » où les révolutionnaires deviennent « de la chair à canon pour une cause qui n’est pas la leur » [10], Prudhommeaux s’en fait l’irréconciliable adversaire. Car il pense que nulle révolution authentiquement émancipatrice – c’est-à-dire produite par « le prolétariat total, sans distinction de parti, de métier, de nationalité ou d’industrie » [11] – ne saurait, sauf à se nier, composer avec l’idéologie démocratique et interclassiste qui fonde l’antifascisme. Sur ce point, le Prudhommeaux de la période espagnole reste, malgré son adhésion deux ans auparavant à l’anarchisme, assez proche de l’« ultra-gauche ». Comme si, réactivant son ancienne fibre ouvriériste, l’Espagne libertaire avait agi sur lui comme la dernière occasion d’éprouver, en anarchiste cette fois, les frissons du « maximalisme » de sa jeunesse. Car c’est bien en anarchiste – et en anarchiste très attaché à la défense de certains principes –, que Prudhommeaux intervient dans le débat sur leur trahison supposée.
Feu sur le quartier général… et après ?
« Peut-être […] est-ce dans une défaillance du caractère, dans un affaiblissement de la volonté, dans une détrempe de la force d’âme chez les hommes de la CNT que l’on découvrirait la responsabilité première de leur inconséquence et leur abdication. [12] » Parmi tous les mots qui tombèrent de la plume acérée de Prudhommeaux pour qualifier « ceux qui ont refusé de vaincre comme anarchistes et acceptent de mourir comme gouvernementaux » [13], ceux-là sont probablement les moins rudes. Preuve sans doute qu’à la date où ils ont été écrits – 1938 –, l’évidente perspective de la défaite modérait désormais son intransigeance. Car il est avéré, à bien considérer la somme des écrits produits par Prudhommeaux entre 1936 et 1938, que nul autre terme n’est plus adapté à ses prises de position que celui-ci. Intransigeant, il l’est par penchant, par volonté et par conviction. Aussi intransigeant que l’anarchisme dont il se réclame.
Si l’on compare, là encore, la manière – apparemment convergente – dont Prudhommeaux et Berneri vont analyser et critiquer le glissement « ministérialiste » opéré par la CNT-FAI à l’automne 1936, très différent est l’angle d’attaque que l’un et l’autre adoptent. Pour le premier, sous probable influence de Voline, son alter ego de Terre Libre, c’est surtout la dérogation aux principes anti-étatistes de l’anarchisme qui fait question. Pour le second, ce n’est pas tant cette entorse qui est préoccupante, mais l’erreur fondamentale d’analyse qui la sous-tend. Dans un cas, l’approche est idéologique ; dans l’autre, elle est pragmatique. Quand l’un fait tonner les canons de l’orthodoxie, l’autre s’emploie à contester la stratégie choisie, non tant parce qu’elle serait contraire à d’intangibles principes anarchistes – Berneri sait que, confronté à l’épreuve des faits, tout corpus théorique peut (doit) être révisé [14] –, mais simplement parce qu’il la trouve « idiote » sur le plan intellectuel et suicidaire sur le plan politique [15].
Reste le contexte, différent de l’un à l’autre, où s’élabore la critique. Pour déterminé qu’il soit, le combat de Prudhommeaux en faveur de la révolution espagnole ne déborde pas le cadre d’un mouvement anarchiste français majoritairement acquis à l’idée, défendue par l’Union anarchiste, qu’il faut taire, au nom des intérêts bien compris de l’antifascisme, tout différend avec les Espagnols. À l’opposé, la minoritaire Fédération anarchiste de langue française, à laquelle il appartient et qui soutient L’Espagne nouvelle, ne perd pas une occasion de dénoncer, à juste titre, cette attitude de béni-oui-oui. Dans une configuration aussi tranchée, et pour sincère que soit la critique, l’assimilation du « ministérialisme » à une trahison définitive des principes anarchistes s’inscrit à l’évidence dans une logique de surenchère interne visant autant la direction de la CNT-FAI que ses soutiens inconditionnels de l’Union anarchiste. Du côté de Berneri, en revanche, il n’existe aucun enjeu de ce type et nul besoin, par conséquent, de sur-jouer la critique. L’Italien n’ignore pas, par ailleurs, que, hormis quelques noyaux très conscientisés de militants, la base de la CNT-FAI – qui s’est considérablement élargie depuis juillet 1936, et pas toujours sur sa gauche [16] – adhère sans se poser trop de questions à la nouvelle « ligne générale ». Par antifascisme et dans l’attente des bienfaits qu’elle est supposée lui dispenser. Vue d’Espagne, cette dérangeante réalité n’est évidemment pas soluble dans l’idéologie.
Sur bien d’autres aspects du conflit espagnol, on retrouve le même écart critique entre Prudhommeaux et Berneri. Quand l’un exhorte les combattants à recourir « aux formes les plus extrêmes de l’anarchie » [17], l’autre les met en garde contre « un extrémisme socialiste qui ne s’inspirerait pas des nécessités de la lutte armée » [18]. Quand l’un regrette que les anarchistes n’aient pas choisi avec suffisamment de conviction les « méthodes non militaires et non étatiques de la guérilla et de la fraternisation révolutionnaire » [19], l’autre les incite à se garder, tout à la fois, du « formalisme militaire » et de « l’antimilitarisme superstitieux » [20]. Quand l’un condamne énergiquement « la résistance passive des couches mercantiles et bureaucratiques » [21]] au processus révolutionnaire, l’autre se déclare partisan d’une politique « de tolérance à l’égard de la petite bourgeoisie » qui, par excès de zèle collectiviste, pourrait verser dans le camp de la contre-révolution fasciste [22]. Quand l’un milite pour que la « solidarité révolutionnaire » prenne le pas sur « l’antifascisme diplomatique » [23], l’autre refuse de s’illusionner : « Le prolétariat français et le prolétariat anglais ne feront rien en faveur du prolétariat espagnol » [24]. La liste pourrait être rallongée, mais l’espace manque.
Au lendemain de l’assassinat de Berneri, Prudhommeaux publia dans L’Espagne nouvelle un article d’hommage déjà cité où l’anarchiste italien se voyait soudainement rangé dans le camp de « l’anarchisme intransigeant », c’est-à-dire dans le sien propre [25]. C’était bien sûr oublier ce qui avait fait la spécificité de sa démarche espagnole, revendiquée comme « centriste ». En vérité, Prudhommeaux et Berneri furent des intellectuels inorganiques se mouvant, chacun à leur manière, dans la sphère critique de l’anarchisme de leur temps. Malgré leurs différences, une commune détestation du mensonge propagandiste et une même volonté de lui résister les rassemblaient. Sur ce plan, leur connivence fut exemplaire pour dénoncer, preuves à l’appui et bien avant les autres, le funeste rôle que jouait le stalinisme en Espagne, y compris auprès des anarchistes de gouvernement. Ce fut leur honneur et, pour Berneri, la critique de trop.
José FERGO