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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Trois regards sur l’anarchisme espagnol
À contretemps, n° 38, septembre 2010
Article mis en ligne le 13 décembre 2011
dernière modification le 19 janvier 2015

par F.G.

Martha A. ACKELSBERG
LA VIE SERA MILLE FOIS PLUS BELLE
Les Mujeres Libres, les anarchistes espagnols et l’émancipation des femmes

Traduit de l’anglais par Marianne Enckell et Alain Thévenet
Lyon, Atelier de création libertaire, 2010, 256 p.

■ Claudio VENZA
ANARCHIA E POTERE NELLA GUERRA CIVILE SPAGNOLA
Milano, Elèuthera, 2009, 180 p.

■ Alejandro R. DÍEZ TORRE
TRABAJAN PARA LA ETERNIDAD
Colectividades de trabajo y ayuda mutua durante la guerra civil en Aragón

Madrid/Zaragoza, La Malatesta/PUZ, 2009, 544 p., ill.

Trois ouvrages de parution récente – l’un en français, l’autre en italien et le troisième en espagnol – abordent, chacun dans son style, mais avec la même volonté de les éclairer, des thématiques liées à la complexe révolution espagnole et au rôle qu’y joua le mouvement libertaire, sa force dominante. La première a trait à sa difficulté à admettre le développement, en son sein, d’une dynamique « féministe » [1] portée par Mujeres Libres, la deuxième à la façon dont la CNT-FAI affronta la double question du pouvoir et de ses rapports avec les autres forces du camp républicain, la troisième à l’ampleur du mouvement de collectivisation que l’anarchisme suscita en terre aragonaise.

Des femmes en mouvement


Avec La vie sera mille fois plus belle  [2], Martha A. Ackelsberg nous livre une étude à la fois sérieuse et complète de l’organisation Mujeres Libres, dont le principal intérêt tient, à nos yeux, au regard lucide, donc critique, que l’universitaire américaine – elle-même militante féministe de sensibilité libertaire – porte sur la manière dont la « masculinité » anarchiste ibère reçut non seulement l’existence de ce mouvement « féministe », mais ses prétentions à être reconnu par ses instances avec les mêmes droits que les autres branches de la famille libertaire.

Au cours des années 1980, Martha A. Ackelsberg s’est livrée, en amont de son étude, à une patiente enquête auprès de militantes de Mujeres Libres, dont les interventions, fidèlement reproduites dans ces pages, font la chair d’un récit à la fois savant et vivant. De ces témoignages, il ressort que l’idée d’une organisation spécifique de femmes libertaires apparut, au début des années 1930, comme une absolue nécessité pour les plus engagées d’entre elles. Et, parallèlement, que cette volonté se heurta, dès son origine, sinon à de l’ostracisme, du moins à un évident manque d’enthousiasme de la part de la militance masculine – mais aussi féminine si l’on pense aux positions défendues, alors, par une de ses grandes figures, Federica Montseny [3]. Pour expliquer cette résistance, Martha A. Ackelsberg s’en remet à l’histoire de l’anarchisme espagnol, en insistant sur les ambiguïtés qu’il manifesta et les contradictions dont il fut porteur quant à la question de l’émancipation des femmes. Car s’il est un fait que les statuts fondateurs de la CNT reconnaissaient, dès 1910, la nécessaire égalité entre les deux sexes, il n’en demeure pas moins que, dans la pratique, les choses en allèrent, en règle générale, tout autrement. Ainsi, et ce malgré tous les principes admis statutairement par la base militante, il ne fut pas rare que la presse ouvrière libertaire des années 1910 et 1920 ouvrît ses colonnes à des défenseurs acharnés de la traditionnelle répartition des rôles entre hommes (au travail et au syndicat) et femmes/mères (au foyer). En ce sens, l’anarcho-syndicalisme espagnol n’était pas, en effet, exempt d’ambiguïtés : d’un côté, il précédait, et de beaucoup, les mentalités de son temps, mais, de l’autre, ses militants en étaient souvent étroitement tributaires quand de leurs femmes ou de leurs filles il s’agissait. Comme, au demeurant, un certain messianisme anarchiste subordonnait la résolution de nombre de ses contradictions internes à l’instauration édénique du communisme libertaire, il est sûr que, de ne s’être pas mises en mouvement, les femmes libertaires seraient longtemps restées confinées à l’idée – minimaliste – que les compañeros se faisaient de leurs intérêts et de leurs besoins.

C’est par étapes, mais sur une courte unité de temps, explique Martha A. Ackelsberg, que s’élabora une stratégie conduisant à la formation d’une organisation spécifique de femmes libertaires, dont le premier maillon se forma, à Barcelone, fin 1934, sous l’appellation de Grupo Cultural Feminino CNT. Sa liaison avec un groupe madrilène de même nature, quoique de sensibilité plus intellectuelle, où militaient Lucía Sánchez Saornil, Mercedes Comaposada et Amparo Poch y Gascón, allait accélérer le mouvement en conduisant à la fondation, en mai 1936, de la revue Mujeres Libres, dont l’existence suscitera la fondation d’autres groupes se fédérant, en août 1937, pour créer l’Agrupación de Mujeres Libres, qui compta jusqu’à 20 000 adhérentes.

Il est probable que les circonstances historiques qui présidèrent à la gestation de Mujeres Libres lui furent éminemment favorables. Car l’époque qui la vit naître se caractérisait par cette « rupture de frein » dont García Oliver disait qu’elle était la révolution même, tout en précisant que les révolutionnaires conscients se devaient d’en canaliser les débordements pour lui imposer de nouveaux freins. C’est donc au cœur de la tempête sociale et au plus fort moment de l’enthousiasme révolutionnaire que, entre mille projets émancipateurs, celui des femmes libertaires s’imposa comme tel. Comme pour les autres, cependant, son heure de gloire ne dura que le temps d’un bref été, avant que ne revienne, sous un discours de raison, l’hiver des espérances libératrices. C’est ainsi que, quand, en août 1937, la stratégie d’autonomisation des femmes libertaires semblait porter ses fruits, la révolution n’était déjà plus à l’ordre du jour. Ou, pour le dire autrement, que le frein avait été remis. Et pas seulement en haut lieu…

Il est diverses manières, en effet, de comprendre ce glissement progressif de l’anarchisme espagnol d’une dynamique révolutionnaire offensive à une logique de guerre antifasciste de caractère défensif. De la plus connivente – le jeu des circonstances – à la plus basiste – la trahison des instances dirigeantes de la CNT-FAI –, les interprétations sont légion. Au vu des objectifs qui étaient les siens, on pouvait penser que Mujeres Libres incarnerait un temps, ne serait-ce que symboliquement, la ligne révolutionnaire de juillet 1936 face à sa mise au pas par cette raison d’État à laquelle, vaille que vaille, s’était ralliée la CNT-FAI, mais tel ne fut pas le cas. Comme ses organisations sœurs, elle accepta, sans rechigner, de s’y plier au nom des intérêts supérieurs de l’antifascisme et dans l’espoir d’en tirer quelques bénéfices politiques. Dans son cas, il s’agissait surtout de faire admettre son autonomie organisationnelle de fonctionnement et de décision par les autres entités du mouvement libertaire, revendication somme toute légitime, mais qui se heurtera à une fin de non-recevoir répétée.

Tout compte fait, et même si Martha A. Ackelsberg ne le dit pas, on peut donc estimer que, malgré la valeur émancipatrice de son projet, l’organisation « féministe » Mujeres Libres fut, elle aussi, victime du pragmatisme politique auquel, par discipline, elle accepta de se soumettre. Ce faisant, elle dénatura, à bien des égards, la portée de son combat, en acceptant, par exemple, et sans protestation majeure de sa part, la division sexuelle des rôles que la militarisation des milices imposa en en excluant les femmes. En confinant, par ailleurs, son action aux terrains de la production, de la lutte contre la prostitution et du combat culturel en faveur de l’éducation sexuelle et de la maternité consciente, Mujeres Libres endossa la seule fonction que bien des mâles anarchistes étaient disposés à concéder aux militantes, celle d’auxiliaires des combattants. Preuve que les compañeros conservèrent leurs prérogatives.

L’anarchisme de guerre


Existait-il une alternative crédible à la stratégie d’unité antifasciste choisie, malgré quelques résistances, par les instances de la CNT-FAI, et dont la conséquence la plus visible fut la participation, dès novembre 1936, de quatre ministres anarchistes au gouvernement républicain ? C’est à cette question que Claudio Venza, spécialiste de l’anarchisme espagnol et enseignant d’histoire contemporaine de l’Espagne à l’université de Trieste, tente de répondre dans un livre synthétique fort honnête, Anarchia e potere nella guerra civile spagnola (1936-1939) [4].

« Avec le temps, indique-t-il en introduction d’ouvrage, s’est développée, dans les milieux libertaires, et ce à l’échelle internationale, une approche interprétative très critique de la ligne “collaborationniste” adoptée par la CNT-FAI entre 1936 et 1939. […] Mais à l’époque où sa direction s’engagea dans cette voie jugée pour ainsi dire obligée au vu de circonstances devenues contraires, surtout sur le plan international, peu nombreuses furent alors les voix discordantes. » Partant de cette évidente constatation, Claudio Venza met ses propres convictions (et doutes) de militant libertaire de côté, pour s’intéresser, en historien, aux raisons avancées par les tenants du « circonstancialisme » et ceux de « l’intransigeance révolutionnaire » pour justifier ou pour combattre le ralliement de l’anarchisme au réalisme politique.

Si l’approche de Claudio Venza nous semble intéressante, c’est qu’elle s’applique à tenir la légende à distance pour s’attacher à analyser le difficile contexte politico-stratégique où se trouva plongé le mouvement libertaire espagnol au lendemain d’une révolution vite transformée en un conflit militaire généralisé aux implications multiples, y compris sur le plan international. Perdre de vue cette dimension aussi dramatique qu’imprévue pour ne retenir du conflit espagnol que sa seule part révolutionnaire, c’est assurément se priver de comprendre, nous dit Claudio Venza, que, de facto, sa militarisation et son internationalisation induisirent, pour les anarchistes, un conflit immédiat et définitif entre utopie et principe de réalité. Car cette révolution se présenta, dès le début, sous la configuration étrange d’une résistance à un coup d’État militaire anti-républicain. Autrement dit, elle n’eut pas la forme prévue par les anarchistes d’une levée en masse pour l’émancipation sociale, mais celle d’un soulèvement populaire aux motivations aussi contradictoires que pouvaient l’être, d’une part, la défense d’une légitimité démocratique mise à mal par des putschistes et, de l’autre, la croyance que l’écrasement des croisés de l’ordre nouveau n’avait de sens que si elle permettait de subvertir l’ordre démocratique ancien.

C’est sans doute parce qu’ils en constituaient l’élément le plus dynamique, surtout en Catalogne, que, à l’aube d’un conflit qu’on pressentait court, les libertaires crurent résoudre cette originelle contradiction en imprimant au soulèvement un caractère éminemment révolutionnaire et en poussant leur avantage aussi loin que possible. Dans cette tâche, ils furent évidemment favorisés par l’effondrement quasi total d’un appareil d’État incapable de réagir par lui-même à la menace fasciste, mais peu porté à armer le peuple. Ce temps-là, celui de l’espoir au cœur et de la grande fraternité des exploités, permit d’ouvrir des perspectives émancipatrices inégalées, mais ce grand vent libérateur de l’été 1936, ce bel été de l’utopie réalisée, n’empêcha pas que la guerre, installée pour durer, inversa, dès l’automne, l’ordre des priorités. « Nous renoncerons à tout sauf à la victoire… » On ne sait si Durruti, obsédé par la prise de Saragosse, a lâché cette martiale sentence ou si, comme c’est probable, des esprits mal intentionnés la lui ont attribuée, mais le fait est qu’elle traduisait assez exactement l’état d’esprit des instances de la CNT-FAI en ces lendemains d’euphorie révolutionnaire.

Pour Claudio Venza, le changement de cap opéré à l’automne 1936 constitue le premier pas d’une lente transformation du projet émancipateur porté par le mouvement libertaire en un « anarchisme de guerre », catégorisation qu’il décalque du « communisme de guerre » mis en place par les bolcheviks en d’autres temps de guerre civile et qu’il définit comme s’apparentant à « une forme d’anarchisme assiégé par le conflit guerrier en cours, mais tentant de survivre ». Au bout de la route, et même si les intentions qui présidèrent à un tel glissement étaient louables – tenir compte de la progressive inversion du rapport des forces et préserver les conquêtes de l’été 1936 –, il fait peu de doute qu’en suivant ce chemin, l’anarchisme, non seulement ne sauva rien, mais qu’il vendit son âme et dilapida son prestige. Reste que ces fameuses circonstances qui légitimèrent un tel aggiornamento étaient bien contraires et que, pris dans des logiques guerrière, diplomatique, politique et policière qu’elles étaient génétiquement incapables de saisir, on peut admettre que les instances de la CNT-FAI en aient perdu la boussole. Est-ce à dire que leurs opposants – très minoritaires, au demeurant – incarnaient une autre voie possible ? Claudio Venza ne semble pas y croire, même si la constance que ces opposants mirent à défendre l’idée, pure mais abstraite, qu’il eût été préférable de renoncer à tout sauf à la révolution, contribua in fine, à redorer, dans l’ordre de l’imaginaire, le blason révolutionnaire d’un anarchisme pourtant largement rallié à la ligne de « collaboration » antifasciste. La force du mythe est à ce prix, quitte à s’arranger avec la réalité ; sa perpétuation ignore les nuances, surtout quand elles le contrarient.

Un rêve d’éternité


S’il est un aspect de la révolution espagnole qui colle à merveille à la dimension mythique de l’événement, c’est bien la grande vague collectiviste et libertaire qui submergea l’Aragon, à l’été 1936, avant de s’écraser, un an plus tard, sur les tanks de Lister, ce général stalinien à tête de chien que la République, de nouveau conquérante, avait chargé de rétablir l’ordre. Cette expérience incomparable, Alejandro R. Díez Torre [5] la restitue, avec une méticulosité confondante, dans un livre somme dont le titre – Trabajan para la eternidad – constitue un bel hommage à ces paysans aragonais si durs à la tâche pour qui faire la révolution, c’était comme monter à l’assaut du ciel.

Ce rêve d’éternité mobilisa activement, nous rappelle Alejandro R. Díez Torre, quelque 300 000 personnes sur une population de 433 000 habitants s’étendant sur un territoire resté fidèle à la République d’environ 47 400 km2, soit les trois quarts de l’Aragon. Il déboucha sur un vaste mouvement de collectivisation des terres englobant quelque 600 villages regroupés en une Fédération régionale des collectivités agricoles et placés sous la protection d’un Conseil d’Aragon, organisme politique unitaire, mais sous forte influence libertaire. Le cas aragonais est d’autant plus singulier qu’il constitua, à l’échelon de l’Espagne, le seul exemple d’une reconquête populaire d’un territoire tombé aux mains des factieux. Pourtant, l’historiographie longtemps dominante – celle des années 1960 – n’a jamais fait grand cas du paradigme aragonais, sauf pour s’intéresser aux avancées et aux reculs de ses lignes de front. Pour Alejandro R. Díez Torre, cette réserve des historiens de l’époque s’explique sans doute par le fait que les expérimentations communistes libertaires de grande échelle qui accompagnèrent cette reconquête « cadraient mal avec leurs visions, aussi bien libérale que marxiste » de la guerre d’Espagne. Au-delà de l’Aragon, d’ailleurs, cette même réserve historiographique s’appliqua, en général, au « phénomène collectiviste », qui impliqua pourtant, à l’échelon du territoire national resté loyal à la République, quelque 5 millions de personnes sur une population qui n’excédait pas les 12 millions. Une paille, en somme. Il fallut attendre encore vingt bonnes années, nous dit Alejandro R. Díez Torre, pour qu’une nouvelle génération de chercheurs, plus directement intéressés par l’histoire locale, examine enfin, quantitativement et qualitativement, la portée réelle de cet « anarchisme constructif » qui fut indiscutablement, en ces années de guerre civile et dans diverses régions d’Espagne, la matrice de l’expérience collectiviste libertaire.

Particulièrement bienvenue est, sur le plan aragonais, la liaison opérée par Alejandro R. Díez Torre entre une très ancienne tradition anarcho-communiste profondément ancrée dans la conscience populaire et le fait que, l’heure venue, elle servit tout à fait naturellement de terreau à la mise en acte d’un projet concret d’émancipation sociale. Ce disant, Alejandro R. Díez Torre contredit sûrement le mythe spontanéiste qui accorde une importance démesurée à l’intuition populaire, mais également l’idée, couramment véhiculée par les adversaires de la collectivisation, que celle-ci ne dut son existence – forcée – qu’à la présence, sur ces terres, de « pittoresques miliciens anarchistes » convaincus d’apporter la bonne parole au peuple. C’est de bien plus loin, nous dit Alejandro R. Díez Torre, que venait ce rêve d’éternité, dont la réminiscence se transmit de génération en génération à travers des pratiques réitérées d’intervention collective liées à une vision quasi messianique de l’auto-émancipation.

Expérimenté en temps de guerre, ce communisme libertaire d’origine paysanne ne pouvait évidemment pas être ce paradis décrit par certains apologues de l’Anarchie. Il connut des hauts et des bas, des avancées et des reculs, des succès et des échecs. Mais la valeur intrinsèque et l’indiscutable force morale de cette expérience tiennent surtout, comme en fait la remarque Alejandro R. Diéz Torre, à ce sentiment très largement partagé par celles et ceux qui l’ont vécue que « ces années-là furent les plus belles de [leurs] vies ».

À lire ce livre d’une grande finesse interprétative et d’une extraordinaire richesse documentaire – plus de soixante pièces d’archives d’inestimable valeur, des témoignages et plusieurs entretiens avec des collectivistes lui sont annexés –, on comprend, en effet, en quoi ce rêve d’éternité menaçait les intérêts bien compris d’une République d’ordre. Et, conséquemment, la violence qu’elle exerça pour le briser. Ce qu’on comprend moins, en revanche, ou plutôt ce qui demeure inadmissible, c’est que, le sachant, le mouvement libertaire laissa faire sans broncher, ou en bronchant juste ce qu’il faut. Il est vrai que le réalisme politique avait un prix, et qu’il fut élevé.

José FERGO



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