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Le trio infernal
Poutine, l’OTAN et les néonazis
Article mis en ligne le 25 mars 2022
dernière modification le 26 mars 2022

par F.G.


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L’argument officiel de l’agression militaire lancée par Poutine le 24 février dernier est la « dénazification de l’Ukraine ». Et les gouvernements qui composent l’OTAN s’accordent à y reconnaître une « propagande » du Kremlin visant à justifier l’injustifiable : la répression brutale des aspirations du peuple ukrainien à bâtir un État indépendant.

Le problème est que pour dénoncer la propagande du Kremlin, les démocraties occidentales se livrent à une propagande tout aussi peu reluisante : « Le néonazisme en Ukraine ? À part quelques groupuscules ultra-minoritaires, rien à signaler… »

Hélas, la vérité est d’une tout autre nature : de fait, il n’y a pas un pays au monde, aujourd’hui, où les néonazis ont acquis une influence d’une telle ampleur. Des monuments y sont érigés à la gloire de Petlioura, le chef d’une armée de pogromistes qui, au sortir de la première guerre mondiale, a assassiné entre 60 000 et 100 000 Juifs ukrainiens. Et le nom de Stepan Bandera y est devenu une sorte de signifiant maître de la révolution nationale ukrainienne ; or, sinon Bandera lui-même, emprisonné dès juin 1941, ses fidèles ont été les supplétifs des nazis au moins jusqu’en 1943, ce qui leur donna l’occasion de mettre en pratique leur vision de la nation : ils ont été des nettoyeurs ethniques de l’Ukraine durant l’invasion nazie, massacrant, au nom de la guerre menée contre les « partisans », des Polonais, des Russes et, bien sûr, des Juifs.

Dans sa Destruction des juifs d’Europe, Raul Hilberg écrit, au sujet de l’activisme des nationalistes ukrainiens ayant rejoint les nazis sur ordre de leur chef Bandera : « On leur laisse de préférence le travail le plus ingrat. L’Einsatkommando 4a alla jusqu’à ne plus vouloir exécuter que les adultes, laissant les enfants à ses acolytes ukrainiens » (T. 1, Gallimard, p. 271).

Certes, « Bandera » est aujourd’hui devenu, aux yeux de nombreux Ukrainiens, le symbole d’une légitime aspiration nationale et non une référence à la collaboration avec le régime nazi. Mais cela même sanctionne la victoire idéologique et iconologique des néonazis qui, depuis la révolution dite de l’« Euromaïdan », ont su imposer à l’Ukraine leur agenda politique, leur historiographie et leurs icônes, avec l’appui plus ou moins discret des Européens et des États-Unis.

Le reconnaître ne revient pas à embrasser la rhétorique du Kremlin. Bien au contraire : il est certain que l’agression militaire de Poutine a pour enjeu de faire basculer l’Ukraine corps et âme dans le giron des néonazis et non d’éteindre l’incendie. Exactement comme Assad, en proie à la contestation démocratique des masses syriennes, s’est empressé de libérer les djihadistes qui croupissaient dans ses geôles, ceci afin de pourrir l’insurrection populaire et de confessionnaliser le conflit, jouant le jeu de ses meilleurs ennemis : l’Arabie Saoudite et le Qatar.

Mais s’opposer à Poutine et à sa propre milice « Wagner » (active ici et là dans le monde) n’implique certainement pas aujourd’hui d’embrasser la cause de l’OTAN et de ses alliés néonazis en Ukraine, pas plus que lutter contre Assad n’implique d’embrasser la cause de l’Arabie Saoudite. Cela implique de se déclarer solidaire des Ukrainiens antinazis, lesquels ne voient pas dans les armées russes des libérateurs mais des oppresseurs.

Reste que des Ukrainiens antinazis rebaptiseraient une avenue « Moscou » du nom de Vladimir Horowitz, et non de celui de Stepan Bandera ; ils érigeraient des monuments à la gloire de Boulgakov, et non de Petlioura ; et ils rebaptiseraient le cocktail Molotov autrement que par une énième génuflexion devant l’icône du même Bandera. (Sur France-Culture, on a pu entendre l’information suivante : « Selon le maire de Lviv, Andriy Sadovy, les Ukrainiens ont décidé de ne pas accorder l’honneur aux Russes d’avoir une arme à leur nom et ont rebaptisé les cocktails Molotov les smoothies Bandera, du nom du héros national de l’indépendance ukrainienne, Stepan Bandera, pourtant très contesté car ayant collaboré avec l’Allemagne nazie et considéré comme un criminel de guerre »).

Pourtant, en France (et plus largement en Occident), les principaux médias, intarissables au sujet de l’antisémitisme de certains Gilets jaunes, n’ont apparemment guère trouvé à redire à l’iconographie du nationalisme ukrainien : « circulez, il n’y a rien à voir ». Telle est en gros la rengaine. Sur le site de l’Hebdomadaire Marianne, en date du 13 mars, on découvre, en se frottant les yeux, l’analyse suivante :

« Quelques mois avant le début de l’invasion, c’est Dmytro Kotsyubaylo, un ancien commandant de Secteur Droit, un autre mouvement qualifié de néonazi, qui est décoré par le président [Zelenski] et devient un ‘‘héros de l’Ukraine’’. Une glorification qui ‘‘peut poser problème’’, juge le spécialiste de l’extrême droite Adrien Nonjon. ‘‘Mais cette initiative est surtout vue comme la décoration d’un soldat qui meurt les armes à la main contre l’agresseur, et non comme la mise en avant du combattant idéologisé et militant d’extrême droite.’’ (…) Malgré ces échecs (électoraux), la question du nationalisme est très présente en Ukraine. En 2016, l’avenue de Moscou, à Kiev est baptisée au nom de Stepan Bandera, un nationaliste ukrainien connu pour sa collaboration. ‘‘L’Ukraine est un pays jeune qui n’a jamais eu l’occasion de bâtir une mémoire et une culture’’, modère Adrien Nonjon. ‘‘Le choix de certains symboles, comme Bandera, relève du besoin pour une nouvelle nation d’avoir des figures de référence dans une période de trouble, au moment où la société est mise à l’épreuve.’’ Pour le chercheur, au vu de la situation, ‘‘l’Ukraine est focalisée sur la guerre. Les questions d’extrême droite et le devoir de mémoire passent de fait au second plan’’ [1] ».

Accorder le statut de « héros » à un néonazi, concède le « spécialiste de l’extrême droite » interrogé par Marianne, « peut poser problème ». Et à le suivre, c’est donc dès 2016 que « l’Ukraine est focalisée sur la guerre » et que « les questions d’extrême-droite et le devoir de mémoire passent au second plan », puisque c’est à cette date que l’avenue de Moscou à Kiev est rebaptisée avenue Stepan Bandera. Reste que c’est bien un « devoir de mémoire » qui conduit, dès 2014, le président ukrainien de l’époque, Porochenko, issu de l’« Euromaïdan », à décréter le 14 octobre « journée ukrainienne des défenseurs de la patrie ». Sur le site Urkinform, il est expliqué : « La date du 14 octobre n’a pas été choisie au hasard, car c’est en ce jour que sont célébrés en Ukraine la fête de l’Intercession de la Bienheureuse Vierge Marie, le Jour des Cosaques ukrainiens et l’anniversaire de la création de l’UPA ». Or l’UPA est la branche armée de l’Organisation des nationalistes ukrainiens qui assassina de long mois aux côtés des nazis, et qui même devança les ordres d’extermination. Et pour ne rien laisser au hasard, un mémorial de Petlioura fut inauguré un 14 octobre 2017. Pour quiconque connaît un peu l’histoire des pogroms qui ont émaillé l’Ukraine depuis le XVIIe siècle, un vent glacial lui parcourt les os.

Quant aux actes héroïques du néonazi de Secteur Droit, Kotsyubaylo, récompensés par Zelenski afin de donner des gages à une extrême droite bien encombrante, ils ont donc été perpétrés « quelques mois avant l’invasion de l’Ukraine ». Des actes prophétiques, en somme.

Bref, les « spécialistes » de l’extrême droite, payés par les deniers publics, enseignants à l’Université, sont là pour nous rassurer : l’iconologie néonazie, aujourd’hui en Ukraine, « relève du besoin pour une nouvelle nation d’avoir des figures de référence dans une période de trouble ».

Quant à la police française, pas mieux inspirée que l’Université, elle juge apparemment qu’il est de l’intérêt général d’emprisonner les citoyens qui ont eu le courage de combattre au Rojava au côté des autonomistes Kurdes contre Daesh. Demain, elle jugera de l’intérêt général d’offrir une médaille aux volontaires français qui auront embrassé la cause du néonazisme ukrainien. Et les « spécialistes de l’extrême droite » nous expliqueront que la France, en cette période de troubles, a aussi besoin de « figures de référence »…

En attendant, tandis que le gouvernement français soutient activement les interventions militaires des pétromonarchies au Yémen, pays ravagé par la guerre et la famine, où le nombre de victimes avoisine les 400 000, civiles pour l’essentiel, il a suffi de centaines de morts civiles en Ukraine pour qu’un consensus libéral appelle à un embargo sur le gaz et le pétrole de Russie. Et ce bon Raphaël Glucksmann de nous expliquer, dans les colonnes du journal Le Monde : « Chaque jour, nos importations de gaz et de pétrole maintiennent sous perfusion le régime que nous cherchons à ébranler » (16-03-2022, p. 35). Mais lui est-il jamais venu à l’esprit qu’il serait souhaitable d’ébranler les pétromonarchies du Golfe, qui n’ont jamais eu d’autres richesses que le pétrole et le gaz ? Apparemment pas. Il est vrai qu’elles sont des alliées indéfectibles des démocraties occidentales depuis 1945 [2]

Le traitement réservé par l’Occident aux Ukrainiens, des Européens blancs et civilisés, n’est donc pas celui qu’il réserve aux Yéménites, lesquels vont devoir se serrer encore davantage la ceinture, nous explique Libération le jour de Noël : « Alors que près de 80% des plus de 30 millions d’habitants du Yémen dépendent de l’aide internationale, l’ONU s’est dite mercredi “contrainte” de réduire l’aide alimentaire au Yémen faute de fonds nécessaires, au moment où la faim augmente dans ce pays ravagé par l’une des pires crises humanitaire du monde. [3] »

Heureusement, un éditorial du journal Le Monde, en date du 16 mars 2022, sauve l’honneur après que le royaume saoudien a passé au fil de l’épée plus de quatre-vingts condamnés à mort en un seul jour : « La tentation des Occidentaux est sans doute forte de renouer avec Riyad au nom de l’endiguement de la Russie. Mais où serait alors la cohérence de s’entendre avec un responsable qui, après avoir fait pleuvoir ses bombes sur le Yémen, garde ses bourreaux aussi affairés ? »

Cela dit, le grand journal du soir nous met à rude épreuve en publiant dans ses colonnes des envolées lyriques qui laissent pantois. Ainsi, en date du 18 mars, dans Le Monde des Livres, William Marx, après avoir chanté la gloire de Babylone, de Ninive et de Persépolis, florissantes cités antiques qu’il compare à la glorieuse capitale de l’Ukraine et qu’il oppose à « ces forces de perte qui ont pour noms tyrannie, impérialisme, totalitarisme, mensonge », écrit : « Pensons que Kiev est la patrie du penseur Nicolas Berdiaev, du peintre Casimir Malevitch, du romancier Mikhaïl Boulgakov, de Golda Meir, qui fut premier ministre d’Israël, du pianiste Vladimir Horowitz, du danseur et chorégraphe Serge Lifar. » Mais, lectrice de la Bible hébraïque, Golda Meir se faisait vraisemblablement une certaine idée de ce que Babylone et Ninive pouvaient représenter en termes de « forces de perte », de « tyrannie », d’« impérialisme », de « totalitarisme » ou de « mensonge ». Et si elle est en effet née à Kiev en 1898 et a passé les premières années de sa vie en Ukraine avant d’émigrer aux Etats-Unis, d’où elle a gagné ensuite la Palestine, son autobiographie commence ainsi :

« En un sens, le peu de souvenirs que je conserve de ma prime enfance en Russie – c’est-à-dire de mes huit premières années – résume assez bien, je crois, mes débuts dans la vie, mes années formatrices, comme on les appelle de nos jours. Auquel cas il est triste que je garde si peu d’impressions heureuses, ou mêmes agréables, de cette période. Les épisodes isolés qui sont demeurés gravés en moi au cours de ces soixante-dix dernières années se rapportent surtout aux terribles épreuves qu’eut à endurer ma famille : pauvreté, froid, faim, peur ; et de tous mes souvenirs, sans doute les images de la peur sont-elles les plus nettes. Je devais être très jeune, à l’époque ; peut-être n’avais-je pas plus de trois ans et demi ou quatre ans. Nous habitions au premier étage d’une petite maison, à Kiev, et je me souviens encore, très distinctement, d’avoir entendu parler d’un pogrom qui menaçait de s’abattre sur nous. Bien entendu, j’ignorais tout alors de ce qu’était un pogrom, mais je savais que c’était lié au fait d’être juif et à un déferlement de populace brandissant des couteaux et des gourdins au cri de ‘‘Assassins du Christ !’’ et donnant la chasse aux Juifs dans la ville » (Golda Meir, Ma vie, Laffont, 1975, p. 13).

Il n’empêche : jamais je n’écrirai que l’Ukraine a dans son « ADN » la pulsion pogromiste comme le chien a dans son ADN le fait d’aboyer. Les pogroms antisémites sont des faits de l’histoire ukrainienne qui ne relèvent d’aucune fatalité et ne déterminent, en tant que tels, aucun avenir. En revanche, une historienne « spécialiste » de la Russie a expliqué dans le journal Le Monde : « L’ADN impérial colle de toute façon au destin russe » (Sabine Dullin, 17-03-2022, p. 32). Parler de l’ADN d’un « destin Russe », c’est peut-être une image, mais pris à la lettre ce n’est ni plus ni moins qu’une rhétorique néonazie. Toutefois l’essentiel, aux yeux de cette spécialiste interrogée tel un oracle, c’est de désigner la Russie comme la très méchante puissance d’Ancien Régime que la très gentille, libérale et moderne Alliance militaire de l’Atlantique-Nord se promet de déboulonner un de ces quatre matins. Quitte à déclencher une guerre nucléaire ?


Le cynisme est décidément la philosophie naturelle des empires, qu’ils viennent de l’Est ou de l’Ouest. Et de la montée en puissance du néonazisme, rien ne témoigne davantage, finalement, que le risque de déflagration qui menace aujourd’hui les centaines de millions de gens vivant en Europe, sinon la planète tout entière. Et quoi qu’il en soit de la forme militaire que prendra ce conflit ouvert entre l’OTAN et la Russie, nous savons d’ores et déjà que ses conséquences économiques vont précariser encore davantage des centaines de millions de pauvres dans le monde. Ainsi, dans le journal Le Monde en date du 13-14 mars, page 10, je lis en gros titre : « Inquiétude pour la sécurité alimentaire mondiale. De nombreux pays très dépendants des importations de denrées russes et ukrainiennes sont menacés ».

En définitive, le nazisme ne fut rien d’autre qu’un nihilisme essentiel. D’où la force d’attraction paradoxale qu’il exerce sur les deux impérialismes cyniques qui en furent jadis victorieux : celui de Poutine et celui de l’OTAN.

Mais rassurez-vous : la cabale de Rabbi Nahman de Breslev saura les arrêter !

Ivan SEGRÉ*

* À la croisée de la philosophie et de la science politique, Ivan Segré, philosophe et talmudiste, s’efforce de poursuivre la tradition révolutionnaire juive. Il a notamment publié La Réaction philosémite. La trahison des clercs (Lignes, 2009), Le Manteau de Spinoza. Pour une éthique hors la loi (La Fabrique, 2014), Judaïsme et révolution (La Fabrique, 2014), Les Pingouins de l’universel. Antijudaïsme, antisémitisme, antisionisme (Lignes, 2017) et Misère de l’antisionisme (L’éclat, 2020). Cet article a été originellement publié dans « lundimatin#331 ».