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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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De José Martínez à Felipe Orero :
les chemins croisés de la pensée critique
À contretemps, n° 3, juin 2001
Article mis en ligne le 20 novembre 2008
dernière modification le 25 octobre 2014

par F.G.

« Tout homme est deux hommes, et le plus vrai est l’autre. »
Jorge Luis Borges

« Ce qu’il en coûte de cesser d’être anarchiste. »
Felipe Orero

L’utilisation du double en littérature est toujours sujette à caution. On y cherche des causes inavouables, on l’explique par la prédisposition au secret, on y décèle une volonté de dissimulation ou un goût pour le brouillage. Toute explication en la matière est recevable, à condition de ne pas oublier en chemin la plus évidente, la commodité qu’offre le procédé. En se libérant de sa propre image, en se dépouillant de sa propre histoire, celui qui l’utilise n’est pas celui qu’on croit, mais celui qui signe, un autre soi-même, auto-construit et libre parce que n’existant que par la trace laissée et sans autre prise que l’écriture elle-même. Quant à l’indéniable part de jeu que semble indiquer cette pratique, elle est tout entière contenue dans la volonté que manifeste son utilisateur de n’occulter en rien son style propre ou en lâchant des indices, parfois transparents, d’identification. Il sait, par avance, que le soupçon qu’il induira ne changera rien au fait que son double finira par avoir sa propre existence. La relation entre José Martínez et Felipe Orero mérite d’être retenue comme un modèle du genre.

Ma première rencontre avec l’éditeur José Martínez, au début des années 1970, me laissa deux souvenirs assez précis : d’une part, celui d’un homme de conversation, qui, malgré ses multiples occupations professionnelles, prenait son temps avec le visiteur ; d’autre part, celui d’un homme en rupture, prompt à dénoncer les limites de l’anti-franquisme institutionnel, cette opposition « qui ne s’opposait pas ». J’ai compris plus tard que, sous José Martínez, l’éditeur anti-franquiste, couvait Felipe Orero, l’essayiste libertaire. Quand l’un éditait Calvo Serer [1], l’autre s’apprêtait à dénoncer – et fortement – l’anti-franquisme de connivence, en redonnant une nouvelle vie à Cuadernos de Ruedo Ibérico (CRI).

Il fallut attendre 1974 pour voir Felipe Orero entrer dans l’arène. Il le fit à la faveur d’un remarquable et copieux (350 pages) supplément à CRI consacré au mouvement libertaire espagnol. Articulé autour d’une enquête-questionnaire sur l’anarchisme, le volume recueillait, sur 100 pages, des réponses de militants. José Martínez, signataire de la préface, y annonçait : « Comme note finale, nous publions un travail de Felipe Orero qui conteste la formulation même du questionnaire qui servit de base à notre enquête. Cette contribution, essentiellement polémique, nous semble intéressante parce qu’elle aborde, de façon détaillée, certains aspects récents de l’histoire du mouvement libertaire espagnol. » Et, en effet, le texte de Felipe Orero – « Reflexiones sobre lo libertario... » – consacrait un brillant analyste qui, partant d’une indiscutable revendication du parcours de la CNT, pointait, avec une précision d’entomologiste, ses désaccords avec son histoire récente en portant l’essentiel de ses critiques sur sa difficulté à assumer sereinement la période de la guerre civile et la bureaucratisation de ses instances dirigeantes.

Quand parut El movimiento libertario español, José Martínez se faisait peu d’illusions sur les retombées positives qu’une telle initiative pouvait avoir sur sa propre personne. « Il se peut que cela plaise aux anarchistes, mais je n’en tirerai que des désavantages : d’un côté, on m’accusera de partialité, de l’autre d’opportunisme... Tout ce qu’on fait ne sert à rien, mais on le fait quand même... Va savoir... » Inclinaison, naturelle chez lui, au pessimisme actif ou connaissance du milieu et de ses mœurs ? Un peu des deux. La relation de José Martínez avec le mouvement libertaire espagnol – où il avait, à n’en pas douter, mauvaise réputation [2] – était conflictuelle et son rapport à l’anarchisme fort complexe. Il ne se voulait ni du dedans ni du dehors, mais d’ailleurs, dans un informel ou une marge où sa liberté d’action ne serait jamais restreinte. Préoccupé d’affinité et de théorie, il ne concevait sa tâche que de façon critique et réflexive. De ce point de vue, l’imagination d’un possible futur pour le mouvement libertaire n’allait pas sans poser quelques questions sur la forme qu’il devait prendre, sur la liaison qu’il devait entretenir avec sa propre histoire, sur l’éventuelle révision d’anciens postulats. Fondamentalement hétérodoxe – jusque dans sa façon d’aborder la problématique de la guerre civile, qui se démarquait à la fois du « circonstancialisme » et de « l’anti-collaborationnisme » –, José Martínez pouvait aussi déconcerter par une certaine forme d’orthodoxie organique. S’il revendiquait, par exemple, et cela de façon constante, la multiplicité des approches sensibles libertaires, y compris l’activisme armé, il ne les concevait que comme périphériques, adjacentes et complémentaires de la CNT. Sans elle, sans l’existence d’une organisation syndicaliste de classe autonome [3] fonctionnant, pour l’essentiel, sur le modèle et selon les normes de la centrale d’avant-guerre, aucune perspective de renouveau du mouvement libertaire, qui ne fût pas un feu de paille, n’était envisageable en Espagne. Dans son esprit, d’ailleurs, la condition était nécessaire, mais non suffisante : si l’inexistence d’une CNT le privait de futur, sa renaissance ne garantissait pas, pour autant, l’avenir du mouvement comme force de poids. Ainsi, par la voix de Felipe Orero, José Martínez se réinséra progressivement et avec force dans le débat d’idées, mais aussi de méthode, qui agitait les milieux libertaires de l’époque. On commença alors à s’interroger sur l’identité de cet Orero dont la capacité d’analyse et la connaissance historique prouvaient, à l’évidence, qu’il n’était pas tombé de la dernière averse. Il est certain que José Martínez s’en amusa et en tira quelque fierté d’auteur.

Si l’alternative libertaire était indiscutablement au centre de sa pensée politique, sa principale préoccupation intellectuelle, comme responsable de revue, couvrait de plus larges espaces. Il s’agissait, pour lui, de faire de CRI l’instrument où s’élaborerait la critique des idéologies de légitimation du système capitaliste. La rupture avec l’ancienne formule de la revue date du numéro 41-42 (février-mai 1973) [4], mais il faut attendre le numéro 43-45 (janvier-juin 1975) [5] pour que soit clairement énoncé l’enjeu : « En cette nouvelle étape, Cuadernos de Ruedo Ibérico veut aller au-delà de l’anti-franquisme caduc et myope. Pour ce, nous nous en tiendrons à l’analyse de la société capitaliste et de ses aspects politiques et idéologiques et à la critique de l’idéologie dominante et de son influence sur l’opposition anti-franquiste elle-même. Le tout sera fait dans une perspective large et non dogmatique. » Là encore, la contribution de Felipe Orero fera date. Il y signait une remarquable analyse critique [6] d’un long entretien journalistico-apologétique de Régis Debray et Max Gallo avec Santiago Carrillo – publié en recueil sous le titre Demain l’Espagne –, qu’il concluait en ces termes : « La marche vers le socialisme de demain à laquelle nous invite, aujourd’hui, le secrétaire général du PCE passe par le néant et conduit au néant parce que telle est la fonction de ses objectifs immédiats. Si les classes dominées choisissent cette voie, si elles se révèlent incapables de tracer, elles-mêmes, leurs propres objectifs et de s’y tenir, le désastre est assuré pour demain. »

Pour José Martínez, l’idée de « réconciliation nationale » – prônée en premier lieu par le PCE, puis relayée par certains secteurs de l’Église espagnole et reprise par nombre de représentants des nouvelles élites technocratiques issues du franquisme – fondait un vaste dispositif idéologique réduisant, dans un premier temps, l’histoire de la guerre civile à la double lecture franquiste et stalinienne. Outre qu’il offrait à ses adeptes l’immense avantage de la réduction du conflit à une guerre classique par l’occultation de ce qui en faisait sa spécificité et en constituait sa problématique particulière, le dispositif banalisait le conflit et posait les jalons d’un futur pacifié. Et, en effet, le sens profond de cette démarche de marginalisation de la pensée critique apparaîtra au grand jour avec la « transition démocratique » – cette « rupture négociée » –, quand la grande machine à consensus opérera, par accord réciproque entre « vainqueurs » et « vaincus », l’ensablement progressif de l’histoire de la guerre civile dans l’équivalence et dans l’oubli. Cet enjeu de la « réconciliation nationale » [7], mystérieux pour beaucoup, José Martínez le perçut en son temps. Il en prévoyait l’aboutissement et le combattit, d’une part, par l’incessant et rigoureux démontage de ses objectifs, par la réaffirmation de la pensée critique et rigoureuse en matière d’histoire. Pour lui, seule la conscience historique permettait de lutter contre « l’analphabétisme volontaire » que dénoncera, quelques années plus tard, Juan Goytisolo [8]. En s’attaquant minutieusement à la réécriture de l’histoire par Santiago Carrillo, Felipe Orero s’attela à la tâche et traduisit à merveille l’état d’esprit de son alter ego.

La riche complexité de la relation entre José Martínez et son double pouvait prendre des formes plus inattendues, comme celle que révéla cette « Lettre ouverte » [9] de Felipe Orero. Là, partant de son point de vue d’ « anarchiste » et de « lecteur-collaborateur » de CRI, il n’hésitait pas à critiquer ses choix rédactionnels et à inciter sa rédaction – c’est-à-dire José Martínez lui-même – à cesser de se contenter d’une « critique de “l’opposition anti-franquiste” – entité chaque fois plus ambiguë, précisait-il, dont l’appellation même est en train de changer au profit d’ “opposition démocratique” » – sans identifier, parallèlement, les forces susceptibles d’élaborer « un projet révolutionnaire ». La démarche mérite d’être soulignée pour ce qu’elle est : l’expression d’un doute sur la valeur d’une pensée critique isolée du monde et coupée des forces capables de la traduire en actes. Ce doute – permanent chez l’éternel pessimiste José Martínez –, Felipe Orero l’assumait sans ambages, indiquant qu’il n’était d’autre point de dépassement que dans la liaison entre la théorie et la pratique. Il est un autre aspect de cette « Lettre ouverte » qui mérite d’être souligné ici pour ce qu’il révèle de la relation entre Martínez et Orero. Il a trait à l’éclaircissement du marxisme de l’un par l’anarchisme de l’autre. Relevant un certain degré d’incohérence idéologique dans la nouvelle formule de CRI, Felipe Orero indiquait : « Le marxisme-léninisme, comme le Centaure, est une entité mythologique qu’il faut réduire à sa plus simple expression : le léninisme. » Il poursuivait : « La filiation lénino-stalinienne n’offre désormais, pour personne, aucun doute – ni théoriquement ni politiquement –, à l’exception des timorés ou de ceux qui ont intérêt à revendiquer des généalogies de prestige au profit d’objectifs assez peu prestigieux. La filiation marxiste-léniniste, elle, semble pour le moins bâtarde. L’auteur de ces lignes ne croyant pas aux vertus de la famille bourgeoise ne portera pas de jugement de valeur sur une telle bâtardise, mais il précisera qu’il n’est pas parvenu à comprendre comment Marx aurait pu assumer la paternité du léninisme. » Ainsi, l’anarchiste Orero légitimait, en la dépouillant de ses monstrueuses filiations, mais sans la revendiquer pour autant, la valeur que Martínez accordait à la méthode d’analyse marxiste.

Quand, en novembre 1975, avec la mort de Franco, chaque exilé dut affronter la question du retour, celle-ci se posa avec plus d’acuité encore pour l’éditeur. Partagé entre ceux qui le pressaient de s’installer en Espagne et ceux qui, au contraire, l’incitaient à attendre, il hésita d’autant que la tâche n’était pas aisée. Il faut signaler, ici, le subtil distinguo qu’opérait José Martínez entre « l’exilé espagnol » et « l’Espagnol en exil ». L’exilé, indiquait-il, s’installe dans sa condition et la vit dans une permanente dualité faite de mauvaise conscience et de sentiment de supériorité. Il n’échappe pas à une certaine paranoïa. Il peut vivre dans un passé reconstruit, légendé, mythifié ou, finalement, se laisser gagner par le scepticisme et finir par s’intégrer à la société d’accueil. Il ajoutait : « Moi, je n’ai pas la nostalgie de la mère patrie, je suis de fait un Espagnol en exil, un représentant de cet “exil intérieur”, dont parle Goytisolo. » Pour Ruedo Ibérico, l’exil prit fin en 1977 avec la constitution et la progressive installation à Barcelone de Ibérica de Ediciones y Publicaciones [10]. Pour José Martínez, « l’exilé intérieur », il ne cessa pas. Pour Felipe Orero, une autre étape commençait. La CNT, légalisée en avril, semblait agglutiner ces forces avec lesquelles CRI devait opérer la liaison, mais le degré de confusion et d’affrontement qui se manifestait en son sein laissait présager des temps difficiles.

S’il était un Espagnol qui avait suivi les modifications qu’avait connues l’Espagne au cours de ses trente ans d’absence, c’était bien José Martínez. Il n’empêche. Au bout de l’exil, c’est toujours une Terra Incognita qu’on retrouve, un no man’s land que la mémoire peine à situer, un autre monde où l’homme de nulle part se sentira étranger définitif. Sur ce point, Forment trouve des accents de vérité quand il écrit : « Comment supporter ce que les exilés étaient les seuls à voir, ce quotidien auquel s’étaient habitués les Espagnols : partout Franco, partout son idéologie et son image, aussi présents que ses acolytes. Partout présents, pas uniquement dans l’espace emblématique que leur réservaient les pièces de monnaie, les timbres, les noms de rue, mais aussi dans l’urbanisme, la religiosité, le fonctionnariat, l’enseignement, les lois et règlements, la structure du pouvoir, et jusque dans l’interprétation de l’histoire, pour laquelle les exilés avaient tant lutté. » Ce déphasage absolu, cette étrangeté, l’exilé José Martínez, comme tant d’autres, les ressentit profondément et si, un temps, l’émotion des retrouvailles pouvait les chasser, ils n’en demeuraient pas moins l’irréfutable preuve de l’impossible retour, de l’éternelle errance.

« Parmi les changements opérés au cours des deux dernières années, écrivait alors Juan Goytisolo, le premier et le plus voyant aura sans doute été le retournement de veste. [11] » La « transition démocratique » tant vantée battait son plein, recyclant les « élites » de la gauche institutionnelle, à charge, pour elles, de gérer en douceur le post-franquisme et de légitimer la naissante démocratie parlementaire. Une belle réussite, sans doute, sans victoire ni défaite, sans lutte même, par convergence d’intérêts. Fonctionnant à plein régime, la machine à libéraliser accordait au peuple ce que le franquisme lui refusait, des espaces de fausse expression à profusion, des kiosques à journaux débordant de publications approximatives où sexe et politique voisinaient en un étrange et peu glorieux destape [12], des librairies regorgeant de médiocres ouvrages, vite faits mal faits. « Pour désinformer, disait José Martínez, il existe deux méthodes. L’une est connue : il s’agit de couper la source d’information. L’autre parvient au même résultat par le chemin opposé : l’excès d’information est, alors, inassimilable. Le dilemme est le suivant : mourir d’anémie ou d’indigestion. » L’éditorial du numéro 54 (novembre-décembre 1976) de CRI développait cette idée, en précisant que la « prolifération de publications » répondait à un objectif précis : la diffusion massive « d’informations certes sulfureuses, mais incomplètes, altérées, tendancieusement amalgamées, parfois mensongères » contribuait à faire vivre le lecteur « dans l’illusion d’une connaissance enfin acquise ». Dans l’illusion du savoir et de la liberté, en somme. Dans le camouflage, en réalité, dans l’absence de toute pensée réellement critique, enfin.

L’hypothèse d’une installation tardive a été avancée pour expliquer les difficultés d’implantation en Espagne de Ruedo Ibérico. Elle est probablement courte. Un an avant ou un an après, le résultat eût sans doute été le même. La restructuration négociée de l’espace culturel et politique laissait de toute façon peu de place à la ligne de critique radicale du système que José Martínez avait imprimée aux éditions et à CRI. L’époque était sans doute permissive, mais elle condamnait irrémédiablement à la marginalisation toute pensée réellement dissidente ou non conforme. Pour Ruedo Ibérico, le seul espoir de briser le cercle résidait probablement dans la liaison – réclamée en son temps par Felipe Orero – avec la CNT. De ce côté-là, non plus, les choses n’allaient pas de soi. Entrée dans une phase d’intensification des luttes de tendances, la CNT – dont la renaissance avait pourtant donné quelques signes de vitalité – semblait, dès 1977, condamnée à la décomposition ou à l’éclatement. Sans point d’appui réel en son sein, José Martínez – qui n’en était pas membre [13] – se défiait, de surcroît du « lien organique » pour ce qu’il pouvait supposer d’aliénation du sens critique. De l’autre côté, dire qu’on appréciait peu le noyau d’intellectuels radicaux de CRI [14] est un euphémisme. On s’en méfiait carrément, selon le précepte qui veut que la critique ne soit bonne à prendre qu’à condition de s’adresser aux autres…

En reprenant la discussion théorique sur le débat fondateur, le numéro 55-57 (janvier-juin 1977) de CRIBakunin-Marx, al margen de una polémica – affirmait sa volonté, non de dépasser la polémique entre Marx et Bakounine, mais de la situer historiquement et d’en retenir l’actualité conceptuelle. Il rompait, ainsi, avec la simplification hagiographique et le stéréotype, soutenant sa réputation de rigueur et d’hétérodoxie. Le numéro suivant – 58-60 (juillet-décembre 1977) – offrait cette particularité de voir Felipe Orero réapparaître comme rédacteur en chef, en lieu et place de José Martínez. Si la substitution répondait essentiellement à la volonté de l’éditeur de se prémunir contre d’éventuelles poursuites judiciaires ad hominem [15] , elle n’en coïncidait pas moins avec une réelle radicalisation de la revue – dont le contenu libertaire ne faisait plus aucun doute [16]. C’était un peu comme si, sur ce terrain, Felipe Orero avait, désormais, pris le dessus sur José Martínez. Il ne lâchera pas pied avant le bouquet final et testamentaire de 1979.

CNT : ser o no ser. La crisis de1976-1979 parut, en septembre 1979, comme supplément à CRI et, suivant le principe adopté pour le numéro précédent [17], la mention de rédacteur en chef disparaissait pour laisser place à une liste de groupes et d’individualités – parmi lesquelles Felipe Orero – « coordonnés par José Martínez ». Faisant pendant au supplément de 1974 sur le mouvement libertaire espagnol, maquetté à l’identique en noir et rouge, ce gros volume de 256 pages laissait la parole pour plus des deux tiers à Felipe Orero, dont l’essai servait d’ailleurs de titre général à l’ouvrage. « Les pages qui suivent – écrivait Orero dans son introduction – furent suscitées par mes conversations avec des militants de la Confédération nationale du travail au long des années 1976-1979. Elles sont une tentative de clarification – d’abord personnelle – du processus de reconstruction de la CNT et des causes de la permanente situation de crise qui le caractérisa. [18] » S’excusant par avance du « caractère péremptoire » de certaines de ses affirmations, il en prévoyait quelques effets et retours de bâton. À l’obligation de silence que son statut de non-membre de la CNT impliquait, pour d’aucuns, il répondait que, partie prenante « d’une mémoire – collective et historique – étroitement liée au développement de la CNT », nul interdit ne pouvait le contraindre à se taire. Cette mémoire, précisait-il, lui faisait, au contraire, obligation de dénoncer « les lieux communs idéologiques et historiques » qui alimentaient la guerre de tendances et participaient de « la falsification du passé confédéral ». Cette oblitération de l’histoire, ou son utilisation frauduleuse au service d’une cause partisane, lui semblait proprement insupportable. Pour qui « le mensonge élogieux est aussi fallacieux que le mensonge dénigrant », le risque est toujours grand de l’isolement. Le réquisitoire implacable et sans concession que dressa Felipe Orero contre « les “élites” en lutte pour la propriété du sigle CNT » ne pouvait avoir que des conséquences néfastes pour lui-même et pour la revue, mais l’heure était venue de solder les comptes. « L’analyse de la guerre des “tendances” au sein de la CNT, écrivait-il, m’a amené à la conclusion que la CNT et l’anarcho-syndicalisme sont aujourd’hui valables », non par défaut, mais « purement et simplement ». Le paradoxe n’en était pas un à partir du moment où, pour Orero, aucun des trois modèles d’organisation qui, à travers l’affrontement interne, prétendaient l’emporter – soit « la CNT-syndicat ouvrier réformiste mais combatif, la CNT-syndicat ouvrier exclusivement anarchiste et la CNT-mouvement intégral d’ouvriers et de non-ouvriers anarchistes » – n’était anarcho-syndicaliste, c’est-à-dire « autonome et auto-suffisant ».

Écrit dans l’urgence, « CNT : ser o no ser » appliquait à l’analyse de la situation interne de la CNT la devise que CRI avait faite sienne dès son premier numéro. Elle se voulait « radicalement libre et radicalement rigoureuse : rien de plus, mais rien de moins ». La méthode que José Martínez avait définie ainsi en 1965 s’appliquait désormais à usage interne, en 1979, sous la plume acerbe de Felipe Orero. L’avertissement avait valeur prémonitoire : « À partir d’un certain degré de dysfonctionnement organique, tout ce qui est vivant meurt. » La CNT ira au bout de sa logique et l’anarcho-syndicalisme y perdra beaucoup de sa capacité à devenir cette « opposition qui s’oppose » que José Martínez-Felipe Orero appelaient de leurs vœux. Cuadernos de Ruedo ibérico ne survivra que le temps d’un numéro [19] et la maison d’édition cessera ses activités, en 1982, à l’instant précis où la « transition démocratique » donnera démocratiquement le pouvoir à un PSOE qui en sera le champion toutes catégories.

« Le rapprochement entre les “intellectuels indépendants” et les membres de la “classe politique” est possible pour autant que les motivations et les finalités subjectives des uns et des autres soient les mêmes : l’accession à la catégorie d’acteurs de la société du spectacle et la reconnaissance sociale et rétribuée de leur individualité. L’ “intellectuel indépendant” peut accepter les règles du jeu imposées par le système qu’il prétend combattre, en mettant une note de couleur au gris du spectacle des bureaucraties patronale, académique, politique ou étatique, en pimentant d’idées “avancées” et de critiques destructives les angoisses et les frustrations des spectateurs, sans jamais pourtant mettre en danger le statu quo qui pérennise les bureaucraties, semblables en cela à ces bouffons et troubadours d’autres époques qui distrayaient l’ennui des courtisans par l’audace stérile de leurs pirouettes. La critique doit tendre à détruire ce qu’elle critique et non se contenter de censurer esthétiquement ce qu’elle maintient. » Cette longue citation illustre parfaitement la conception de l’intellectuel que se faisait l’éditeur José Martínez et que l’essayiste Felipe Orero, homme libre et sans attache, porta jusqu’à ses extrêmes conséquences. L’un et l’autre furent conséquents avec eux-mêmes et ne faiblirent pas.

Si le système eut finalement raison de l’éditeur, certains de ceux qui se voulaient sa négation même ne pardonnèrent pas à l’essayiste d’avoir exercé son inaliénable droit à la critique vis-à-vis d’eux. Pour preuve, la notice nécrologique que publia, en mars 1986, Solidaridad Obrera, organe de la région catalane de la CNT, où, tout en saluant « l’œuvre unique et indépassable de Pepe Martínez » et « l’honnêteté d’un homme qui résista aux nombreuses propositions d’intégration qui lui furent faites », Luis Andrés Edo s’en prenait à « l’individualisme maladif » du disparu et à cette « grave erreur » que fut la publication « belligérante » du CNT : ser o no ser, dont la teneur « finit par rendre impossible la liaison entre Ruedo Ibérico et le courant libertaire ». Si le coup de pied de l’âne, au sens propre comme au figuré, en disait long sur le droit à la critique en milieu libertaire, il prouvait aussi que, s’« il en coûte de cesser d’être anarchiste » (Felipe Orero), il peut en coûter autant de le rester.

Freddy GOMEZ