■ Christophe BOURSEILLER
HISTOIRE GÉNÉRALE DE L’ « ULTRA-GAUCHE »
Paris, Denoël, 2003, 546 p.
Avec la chute du mur de Berlin, le siècle des révolutions s’est s’achevé par l’effondrement de celle qui incarna longtemps, aux yeux du monde, son modèle le plus « réussi ». Les temps sont désormais venus de tirer les enseignements de cette histoire et de se consacrer à l’analyse méticuleuse de ce que fut cette « révolution socialiste ». Assez rares sont, pour l’instant, les auteurs qui se sont attelés à cette tâche et, s’il convient de saluer le travail de ceux qui, autour de Stéphane Courtois [1], éradiquèrent ce qu’il pouvait rester d’illusions sur le « bilan positif » du système totalitaire soviétique, la comptabilité de l’atroce (indispensable au demeurant) ne suffit sans doute pas. C’est au-delà qu’il faut mener la nécessaire réflexion sur ce que fut ce « socialisme réel » et sur les conséquences qu’il eut sur l’idée même de révolution.
Premier ouvrage sur l’ « ultra-gauche » publié depuis celui de Richard Gombin [2], le livre de Christophe Bourseiller arrive donc à point nommé. En s’intéressant à ce que pensèrent et firent certains des contemporains et acteurs de cette épopée tragique, il s’inscrit dans cette perspective historique [3], ce qui mérite d’être salué. Ceux que C. Bourseiller décrit par le menu formèrent une galaxie foisonnante qu’on appelle l’ « ultra-gauche », terme qui convient assez (sauf pour les anarchistes) à cette mouvance au sinueux tracé. Son complexe décryptage, C. Bourseiller l’entreprend avec, écrit-il, une « instinctive sympathie pour ces cherchants, partagés entre la quête de l’utopie et la lucidité la plus implacable ». On le croit sur parole, d’autant qu’il insiste et avoue même « certaines inclinaisons » pour « ces érudits éclairés », « ces théoriciens, ces activistes, ces incendiaires » d’une « ultra-gauche » qui, visiblement, le fascine. Le résultat forme une Histoire générale de l’ « ultra-gauche » aux intentions certes louables, mais pleine d’erreurs, d’approximations et d’interprétations douteuses, qui mérite un examen critique minutieux.
Objet et carences d’une recherche
Le gauchisme historique n’a rien à voir avec ce que Mai 68 fit émerger sous ce terme. Ces gauchistes-là s’inspiraient pour l’essentiel du trotskisme ou du maoïsme. Les gauchistes historiques, en revanche, sont ceux que Lénine dénonça en son temps (1920) dans un libelle fort connu et souvent réédité, La Maladie infantile du communisme (le gauchisme). Le leader bolchevique y dénonçait ceux qui remettaient en cause sa pratique politique, sa conception de l’avant-garde et le rôle donné au parti. Les gauchistes pris pour cible provenaient du même milieu que lui, le mouvement ouvrier dit « marxiste », et ses principaux représentants vivaient en Hollande et en Allemagne. À ce moment-là, Lénine a déjà fait le sort que l’on sait aux anarchistes russes : la prison, l’exil ou la mort. C’est l’histoire de ces gauchistes historiques, du labyrinthe que formèrent les multiples groupes qui s’en revendiquèrent, mais aussi de leurs héritiers, que tente de retracer C. Bourseiller. Elle couvre un siècle et elle épouse les heurs et les malheurs du mouvement ouvrier.
Les jeunes générations n’ont sans doute jamais entendu parler (ou très peu) d’Anton Pannekoek, d’Herman Gorter, d’Otto Rühle, de Karl Korsch et encore moins d’Amadeo Bordiga. Certains étudiants, ou simples curieux, qui se seront intéressés à Marx auront peut-être rencontré Maximilien Rubel, mais davantage en tant qu’éminent marxologue ayant établi l’édition de ses œuvres à la Pléiade [4] qu’en tant que militant et théoricien du socialisme des conseils. Le nom de Socialisme ou barbarie aura traversé le temps, mais surtout pour avoir été une étape du parcours intellectuel de Cornélius Castoriadis, Jean-François Lyotard et Claude Lefort. Le terme de « situationniste », tout en gardant encore une odeur de scandale, demeure indissolublement lié à La Société du spectacle, de Guy Debord, plus encore qu’à l’Internationale situationniste.
C. Bourseiller fait donc œuvre utile en établissant une généalogie militante et intellectuelle de cette « ultra-gauche » mal connue. Au sein du mouvement ouvrier, un certain nombre de révolutionnaires d’origine « marxiste » [5] refusèrent très tôt la conception développée par Lénine et ses amis d’un parti fortement centralisé et seul apte à diriger le prolétariat vers sa libération. En même temps, ils rejetaient le parlementarisme et la social-démocratie co-gestionnaire du capital. En matérialisant l’idée pratique des conseils, la révolution allemande de 1918 accéléra le clivage entre « socialisme de conseils » et « socialisme de parti ». Cet attachement aux « conseils ouvriers » fait, à l’exception notable des bordiguistes, le lien de l’ « ultra-gauche ». Sa revendication resurgira, après la Seconde Guerre mondiale, au sein du groupe anti-stalinien Socialisme ou barbarie. Elle sera au cœur de la démarche de Maximilien Rubel et de quelques-uns de ses amis. Elle sera reprise, à sa façon, par l’Internationale situationniste et cheminera jusqu’à nos jours. C’est précisément ce cheminement (dans le temps et dans l’espace) que C. Bourseiller tente de suivre, en inventoriant les principaux promoteurs de cette idée des « conseils » [6] et en scrutant leurs quelques points de convergence et leurs nombreux points de divergence. Car, libertaire par essence quand elle est « conseilliste », l’ « ultra-gauche » (les « ultra-gauches » conviendraient mieux) couvre un très large spectre de positions où le pire léninisme n’est pas absent, particulièrement chez les bordiguistes.
L’auteur, journaliste, n’est ni un militant ni un sympathisant des « ultra-gauches », ce que, bien sûr, on ne lui reprochera pas. En revanche, on contestera ses prétentions historiennes, même si ce « travail, précise-t-il dans son introduction, se veut avant tout un bilan historique ». L’incroyable accumulation d’erreurs qui parsèment son livre et nombre de propos que tient son auteur prouvent que, manifestement, C. Bourseiller n’a rien compris à ce dont il parle et aux gens dont il parle.
Le travail de C. Bourseiller aurait été impossible sans celui d’un historien, Philippe Bourrinet, spécialiste des « ultra-gauches » (germano-hollandaise et bordiguiste), sur lesquelles il a écrit deux ouvrages essentiels [7]. C. Bourseiller s’y réfère plusieurs fois, mais on peut douter qu’il les ait toujours bien lus ou bien compris.
Un double exemple, parmi beaucoup d’autres, illustrera cette assertion. En 1920, a lieu à Amsterdam une conférence communiste internationale. Comme dans toute l’histoire du mouvement ouvrier, des suspicions d’agent double traînent ici et là. C. Bourseiller met en cause Louis Fraina, qu’il présente comme l’assistant du représentant américain, alors que P. Bourrinet fait, lui, référence à l’assistant de Fraina, représentant le Parti communiste des États-Unis et fort influencé par A. Pannekoek. Par ailleurs, Clara Zetkin qui n’a pu, selon P. Bourrinet, assister à la conférence parce qu’elle a été arrêtée dès son arrivée à Amsterdam, sera, pour C. Bourseiller, arrêtée à la sortie de la conférence. Sur le même sujet, P. Bourrinet évoque un peu plus loin la question du financement du bureau amstellodamois par l’Internationale communiste sous la forme de diamants d’une valeur de 20 millions de roubles, en précisant bien « selon un journal hollandais représentant les milieux d’affaires ». C. Bourseiller reprend, lui, cette information, donnée sous condition, comme une certitude, sans indiquer pour autant la valeur réelle de ce financement ni l’origine contestable de la source. On avouera qu’on fait mieux dans le domaine de la rigueur.
Au même chapitre (et sans traquer la coquille car l’espace manquerait), on citera deux bourdes grossières. La première : Juan (pour Julián) Gorkín tout au long du livre, ce qui anéantit l’hypothèse de la coquille hasardeuse. La seconde : un Gérard (pour Pierre) Monatte, qui laisse à penser que l’auteur a confondu le syndicaliste révolutionnaire historique (Pierre Monatte) avec le dirigeant « socialiste » d’un syndicat policier impliqué dans l’affaire Urba (Gérard Monate). Une bévue, quoi, mais qui fait désordre ! Par ailleurs, on reste pantois de lire que Pavel et Clara Thalmann, qui ont rejoint le POUM en Espagne et participé à la colonne Durruti, « ont connu les geôles, comme les pro-soviétiques en 1937 »... Il faut sûrement lire « anti-soviétiques », du moins on l’espère. Enfin, C. Bourseiller qualifie sommairement Paul Frölich, dirigeant d’un petit parti de gauche allemand en exil, le SAP (Parti socialiste ouvrier), « d’exégète de Rosa Luxemburg ». Ce faisant, il omet de signaler que P. Frölich fut surtout, en tant que représentant de l’IKD (groupe des radicaux de Brême), un des cofondateurs du Parti communiste d’Allemagne, avec R. Luxemburg précisément, ce qui l’autorisait à écrire sur elle [8]. On s’arrêtera là pour ne pas accabler le lecteur.
De la révolution allemande et du KAPD
Dans certains milieux de l’« ultra-gauche », ce qu’on a appelé la « révolution allemande » constitue un événement fondateur. Avec le temps, elle a même acquis, aux yeux des « conseillistes », une dimension aussi mythique que la révolution espagnole pour les anarchistes. Pour le grand public, pourtant, cette irruption prolétarienne semble être passée pratiquement inaperçue et, aujourd’hui encore, on lui accorde aussi peu de place dans l’histoire que dans la « contre-histoire » [9].
C. Bourseiller concède, lui, trois pages un peu bâclées à un sujet qui méritait mieux, d’autant que, comme il le signale lui-même, le Parti communiste ouvrier d’Allemagne (KAPD) [10], qui occupe une place de choix dans cette histoire de l’ « ultra-gauche », est « directement issu de la révolution spartakiste ». On n’y trouvera pourtant pas une ligne sur les grandes grèves d’avril 1917 qui débouchèrent sur la création de conseils d’usines, rien non plus sur la première mutinerie des marins de Kiel, en juillet 1917, qui se solda par l’exécution de deux meneurs, rien encore sur la grève qui paralysa une usine d’armement de Budapest, en janvier 1918, et se généralisa à toute l’Autriche-Hongrie, avant d’atteindre Berlin, où la répression fut féroce. Sans s’encombrer des prémices, C. Bourseiller fait débuter la révolution allemande à Kiel, le 3 novembre 1918. Il a sans doute chronologiquement raison, mais il limite sérieusement l’étendue du phénomène. De la même façon, l’assassinat de Rosa Luxemburg, de Karl Liebknecht et de leurs amis ne ferme pas le processus révolutionnaire. Bien au-delà du 15 janvier 1919, des conseils d’usine fleurissent à travers toute l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie et l’échec même des tentatives révolutionnaires bavaroise et hongroise, en avril 1919, ne sonne pas la fin, non plus, des conseils ouvriers en Allemagne. La révolution allemande s’inscrit dans une époque d’instabilité politique où le pouvoir central peine à contrôler des régions entières, époque qui naît avec la chute du Kaiser et dure jusqu’en 1924.
Sous le titre « De si piètres terroristes », C. Bourseiller consacre quelques curieuses pages à l’activisme de « l’irréfléchi et versatile KAPD » durant cette période. Rappelons les faits. En mars 1920, la tentative de putsch de Wolfgang Kapp, nationaliste allemand soutenu par le capitaine Ehrhardt et 5000 hommes armés, provoque une grève générale victorieuse. Le putsch avorte [11]. À cette occasion, des milliers d’ouvriers prennent les armes et forment l’armée rouge de la Ruhr. Bela Kun arrive de Moscou pour pousser le Parti communiste ( VKPD [12]) à l’action. Une tentative d’insurrection est lancée. Elle échoue lamentablement, mais elle n’est possible que parce que des groupes armés du KAPD, ou proches du KAPD, décident de lier leur sort à celui du Parti communiste. En revanche, d’autres membres du KAPD et des conseils d’usine refusent de se joindre à l’aventure et ce sont eux qui font évacuer les usines de Leuna, considérées comme une place forte du KAPD, pour contrecarrer, sans succès, la répression anti-ouvrière exercée par l’armée. Devant les réticences des ouvriers à se lancer dans l’action, tout est envisagé par le Parti communiste, y compris l’organisation de faux attentats [13]. L’activisme n’est pas toujours (ou pas seulement) du côté où on le cherche.
Dans la même veine, C. Bourseiller qualifie le KAPD de « groupe activiste n’ayant jamais rechigné à l’embrouille » et, deux pages plus loin, il le crédite de « 41 000 membres » en septembre 1921. On avouera que, pour un « groupe », le chiffre est inattendu, et ce d’autant qu’à l’ « ultra-gauche », où les groupes sont légion mais rares les organisations de masse, il n’est pas fréquent. Quant à l’ « embrouille », c’est encore du côté du Parti communiste officiel qu’il faut se tourner pour la trouver, un PC que l’échec de mars 1921 n’a pas ébranlé puisqu’il persiste dans la même ligne putschiste. Qu’on en juge. Le 11 janvier 1923, les Français et les Belges occupent la Ruhr pour obliger les Allemands à payer les dommages de guerre. Dans ce climat de tension, l’Internationale communiste estime que le moment de la révolution est arrivé. Staline lui, un brin plus pessimiste, penche pour le printemps 1924. Pierre Broué a fait le récit, jour par jour, des préparatifs de l’insurrection, sous le contrôle de l’Armée rouge. La date retenue est le 23 octobre 1923, mais rien ne va : seul Hambourg se soulève, avant de battre en retraite quand il comprend son isolement. Résultat de l’opération : 21 morts, 175 blessés et 102 prisonniers. Mais de cette « embrouille » le lecteur ne saura rien, C. Bourseiller étant trop occupé à traquer l’activisme ailleurs.
De l’antisfascisme « politiquement correct »
Pour C. Bourseiller, l’antifascisme relève de la limite au-delà de laquelle tout est suspect. Elle établit le « politiquement correct » et la moindre remise en cause de ce concept doit être sévèrement combattue. D’où cette insistance à faire du « rejet de l’antifascisme » l’un des « traits les plus discutables » du courant qu’il étudie. La vertu n’étant pas bonne conseillère, c’est probablement sur ce sujet que l’auteur de cette Histoire générale de l’ « ultra-gauche » se montre le plus limité. Si l’ « ultra-gauche » et, particulièrement, les communistes de conseils allemands ont effectivement adopté une attitude d’extrême méfiance par rapport à l’antifascisme, c’est qu’ils savaient de quoi il en retournait. De là à y voir la manifestation d’une irresponsabilité coupable par rapport au nazisme, il y a une limite que seule l’incompétence (ou la malveillance) peut permettre de franchir.
Revenons, donc, sur ce point d’histoire. Le concept d’antifascisme est apparu en 1924, au IVe congrès de l’Internationale communiste, et son apparition coïncida avec l’arrivée au pouvoir de Mussolini. Là, Amadeo Bordiga, représentant la « gauche italienne », expliqua l’impuissance du mouvement ouvrier face au fascisme triomphant par la trahison des partis socialistes. Jusqu’alors prévalait le principe du front unique prolétarien, et c’est sous cet angle que la stratégie était envisagée.
Lors d’une réunion de l’exécutif de l’Internationale communiste, en juin 1923, Clara Zetkin, qui représentait le Parti communiste allemand, analysait le fascisme en ces termes : « [Il] n’est pas la réponse de la bourgeoisie à une attaque du prolétariat, [mais] le châtiment qui s’abat sur le prolétariat pour n’avoir pas continué la révolution commencée en Russie. » Au cours de cette même réunion, Karl Radek fit une intervention, dont il n’est pas inutile de citer ce passage : « Durant tout le discours de notre camarade Zetkin, (...) j’étais obsédé par le nom de Schlageter [14] et son sort tragique. Nous devons nous souvenir de lui, ici, où nous prenons position politiquement contre le fascisme. Le destin de ce martyr du nationalisme allemand ne doit pas être passé sous silence, ni honoré d’un mot en passant. Car il a beaucoup à nous apprendre, à nous et au peuple allemand. Nous ne sommes pas des romantiques sentimentaux qui oublient leur haine devant un cadavre, ni des diplomates qui disent que, devant une tombe, il faut se taire ou décerner des louanges. Schlageter, le vaillant soldat de la contre-révolution, mérite, de notre part à nous, soldats de la révolution, un hommage sincère. (...) Si ceux des fascistes allemands qui veulent loyalement servir leur peuple ne comprennent pas le sens de la destinée de Schlageter, alors celui-ci est bien mort en vain, et ils peuvent écrire sur sa tombe : le pèlerin du néant ! » [15]. Quand on sait le rôle des Corps francs dans l’écrasement de la révolution allemande, on mesure le chemin parcouru... Pendant l’année qui suivit ce discours, des orateurs des deux camps participeront à des meetings communs. Ce dialogue sera interrompu par les nazis.
À partir de 1924, précise Jacques Droz, « la définition du fascisme englobe ceux qui par leur carence ont contribué à son avènement » [16]. Dès lors, la social-démocratie devient, au même titre que le fascisme, une créature du grand capital. « Des frères jumeaux », dira Staline. C’est alors que le Parti communiste allemand caractérise le Parti social-démocrate de « social-fasciste », qualificatif qu’il ne remettra jamais en cause, pas même après l’avènement d’Hitler [17].
Devenu actif à partir de 1932, quand le Parti communiste allemand, sur les ordres de Moscou, commença de changer de stratégie et appela à l’union contre Hitler, le concept d’antifascisme aura donc mis une dizaine d’années pour être opérationnel. Et encore un peu plus pour que, l’attitude de Staline face au danger nazi s’étant modifiée, le VIIe Congrès de l’Internationale communiste (juillet 1935) élabore, par Dimitrov interposé, « une tactique nouvelle qui ouvrait aux partis communistes une possibilité d’alliance avec les partis socialistes (front prolétarien) et avec les partis progressistes bourgeois (front populaire antifasciste) » [18]. Le tournant réel date de là, deux ans après la victoire d’Hitler en Allemagne. L’antifascisme venait de naître sous sa forme politique aboutie : le « front populaire ».
On peut reprocher aux « ultra-gauches » une erreur d’évaluation de la nature des fascismes ou contester leur analyse du nazisme comme achèvement de la « contre-révolution social-démocrate » commencée en 1918, mais leur refus de l’idéologie antifasciste, celle qui, en Espagne, légitima l’alliance de classe qui écrasa la révolution, mérite autre chose que la condamnation morale de C. Bourseiller. La dimension raciste et antisémite du nazisme, par exemple, qui fait sa singularité évidente aujourd’hui, fut à l’époque de sa montée en puissance refoulée par la plupart des commentateurs de l’événement, et ce quelle que fût leur origine. Ce « front populaire antifasciste » que l’Internationale communiste appelait de ses vœux représentait, pour les « ultra-gauches », le pire des remèdes : l’asservissement du prolétariat aux valeurs d’une démocratie qui l’avait broyé, son enrégimentement sous la direction conjointe de la social-démocratie et du stalinisme, ses pires ennemis. Sans mise en perspective historique, on ne comprend rien à ce rejet actif de l’antifascisme par les « ultra-gauches ». Il avait pourtant des causes précises et quelques raisons de se manifester. Après coup, il est toujours facile de charger la barque d’un côté ou de l’autre. Que le nazisme soit apparu aux yeux des « ultra-gauches », encore qu’il faudrait nuancer, comme étant à la fois l’émanation du grand capital allemand et l’allié « objectif » de la Russie stalinienne [19] ne saurait aucunement constituer une preuve à charge, mais le simple résultat d’une analyse historiquement datée.
On note, par ailleurs, chez C. Bourseiller, une visible incapacité à saisir les véritables dimensions de la lutte à mort que le stalinisme mena, de façon permanente et systématique, contre les « ultra-gauches » et les anarchistes, puis, pour d’autres raisons, contre les trotskistes. Il s’agissait pourtant bien d’une guerre. Sur le terrain des opérations, l’antifascisme donna des ailes au stalinisme puisque ses opposants devenaient de facto et « objectivement » des « agents du fascisme ». Cette sous-estimation de la machine à tuer stalinienne devient particulièrement suspecte quand C. Bourseiller évoque une dizaine de fois la figure de Kurt Landau et le rôle important qu’il joua dans les groupes « ultra-gauches » sans mentionner, à aucun moment, son assassinat par le Guépéou en Espagne.
L’ « inqualifiable » geste de Van der Lubbe
Il est un autre point sur lequel C. Bourseiller mérite qu’on le reprenne et qui, là encore, laisse à penser qu’il puise à mauvaise source. Il s’agit de l’affaire Marinus Van der Lubbe, du nom du jeune ouvrier « ultra-gauche » hollandais coupable d’avoir tenté d’incendier le Reichstag le 27 février 1933 et décapité pour son acte. Sur le sujet, C. Bourseiller oscille en permanence entre la description objective des faits et la dénonciation vigoureuse du geste « inqualifiable » de Van der Lubbe à la façon des staliniens : « acte gravissime d’un déséquilibré » qui parachèverait « le discrédit » qui frapperait les communistes de conseils. Au final, on ne peut s’empêcher de remarquer que la fiction mise au point par les staliniens d’une machination nazie dont Van der Lubbe aurait été le bras a fonctionné longtemps [20], et que sans doute elle fonctionne encore, malgré la publication récente des Carnets de Van der Lubbe [21], sortis dans la plus parfaite indifférence des « spécialistes » de la période, qui continuent de nous resservir, sans ciller, la thèse stalinienne de cette affaire.
L’acte de Van der Lubbe suscita quelques débats au sein des « ultra-gauches », ce dont ne rend pas vraiment compte C. Bourseiller, qui se contente de s’étonner que, « contre toute attente », écrit-il, les communistes de conseils aient décidé de « monter au créneau » pour défendre « l’incendiaire » : « un drôle de combat », ajoute-t-il. En examinant, une fois de plus, cette affaire par le petit bout de la lorgnette « politiquement correcte », C. Bourseiller se montre incapable de saisir la position des « ultra-gauches » [22] sur Van der Lubbe - le refus de hurler avec les loups, nazis ou staliniens - et de comprendre le difficile combat qu’ils menèrent, seuls contre tous, non tant pour revendiquer son acte que pour affirmer l’appartenance de son auteur à un courant authentiquement communiste en butte à toutes les répressions.
Il nous semble nécessaire, pour clore ce chapitre, d’établir une différence entre l’acte de terrorisme, catégorie que semble retenir C. Bourseiller pour caractériser le geste de Van der Lubbe, et l’action directe d’un individu isolé- qui nous paraît plus apte à le définir. Quoi qu’il en soit, il n’est pas inutile de rappeler, ce que ne fait pas C. Bourseiller, que la décision que prend Van der Lubbe se situe dans un contexte très particulier : Hitler vient d’accéder au pouvoir par la voie électorale sans qu’aucune insurrection ouvrière ne contredise ses plans. L’heure est à la débandade du très puissant mouvement ouvrier allemand. Le terrorisme (le vrai) est au pouvoir et dans la rue, en chemise brune. La révolte de Van der Lubbe s’explique d’abord par ces raisons-là. Quant aux dirigeants staliniens arrêtés après la tentative d’incendie du Reichstag (Torgler, Popov, Tanev et Dimitrov), ils seront rapidement libérés et expulsés vers l’URSS, où ils auront le loisir de se livrer, tranquillement, à leurs activités meurtrières. Dimitrov, quant à lui, mourra en 1949 au pouvoir, en Bulgarie [23].
La « tentation » selon saint Christophe
Plus encore peut-être que sur d’autres points, du moins à nos yeux, les allusions à l’anarchisme qui courent sur tout ce livre sont, pour la plupart, sujettes à caution [24]. Elles révèlent en tout cas la très faible capacité de compréhension de leur auteur sur le sujet.
Premier exemple. C. Bourseiller évoque le rapprochement, au lendemain de la révolution russe entre des libertaires et des communistes proches du Groupe français de Moscou (Pierre Pascal, Jacques Sadoul, Marcel Body, etc.) en vue de fonder un « parti communiste » se réclamant de la Troisième Internationale. Nous sommes en 1919, soit avant les « vingt et une conditions » de Lénine, avant Kronstadt, avant l’écrasement de la Makhnovtchina. Les anarchistes furent alors, ce qui ne les empêcha pas de s’en démarquer très vite, les premiers propagandistes d’une révolution dont la forme même (soviétique) correspondait à leurs plus profondes aspirations. Tout un chacun le sait sauf C. Bourseiller, qui sermonne : « On peut s’étonner de voir des militants proches de l’anarchisme épouser la cause d’un parti bolchevik qui n’a jamais caché son amour de l’autorité. » Cet « étonnement », pour le cas, relève de la pure ignorance, malgré la référence à Annie Kriegel [25], qui a pourtant abondamment travaillé sur cette greffe « anarcho-communiste ».
Second exemple. C. Bourseiller décrit André Prudhommeaux comme ayant soutenu, pendant la révolution espagnole, « la dissidence de Buenaventura Durruti ». Quelle dissidence ? Qu’on sache, Durruti ne s’est pas, formellement du moins, opposé à la militarisation des milices ou à l’entrée des anarchistes au gouvernement de front populaire. Il ne s’est pas davantage refusé à rejoindre, sur ordre de la CNT-FAI, le front de Madrid où la mort le faucha quatre mois après le début de la révolution. Il faut bien admettre alors que cette « dissidence » à laquelle fait allusion C. Bourseiller n’est pas celle de Durruti, mais celle du groupe des Amis de Durruti [26], pour lequel A. Prudhommeaux manifesta quelques sympathies et qui fut constitué après la mort de Durruti pour s’opposer à la ligne politico-militaire des instances dirigeantes du mouvement libertaire espagnol.
Les deux courts chapitres que cette Histoire générale de l’ « ultra-gauche » consacrent plus particulièrement à l’anarchisme - le sixième (« Les marges de l’anarchisme ») et le huitième (« Du néo-anarchisme à l’autonomie ») - confirment au-delà du raisonnable les profondes lacunes de leur auteur sur un sujet pourtant assez abondamment étudié. Ainsi, tout à son idée de relever, aux « marges de l’anarchisme », les « tentations » que celui-ci aurait manifestées pour le marxisme [27], il rend la tâché aisée à la critique en accumulant, en une très courte unité d’espace, les plus aberrantes contre-vérités. On laissera de côté ici les curieuses assertions de C. Bourseiller sur la nature « plus “populiste” que prolétarienne » de la CNT espagnole ou la fidélité à l’anarcho-syndicalisme espagnol de « l’équipe ouvrière du MIL » (Mouvement ibérique de libération) dans les années 1970 - qu’il est libre d’avancer, comme tout un chacun, mais qui manquent de preuves - pour s’en tenir au seul énoncé de quelques absurdités qui sous-tendent son analyse de l’anarchisme, marginal ou « néo ».
À propos de l’Organisation Pensée-Bataille (OPB), par exemple, organisme secret qui permit la prise de contrôle, au début des années 1950, de la Fédération anarchiste par son courant anarcho-communiste, C. Bourseiller parle, sans rire, d’un rapprochement entre des « anars traditionnels » et les thèses des « gauches communistes ». Pour justifier son imprudent point de vue, il croit déceler dans le trajet politique d’A. Prudhommeaux, de l’ « ultra-gauche » à l’anarchisme, une preuve suffisante de cette convergence possible. Lorsqu’on sait qu’A. Prudhommeaux fut, comme l’indique d’ailleurs C. Bourseiller lui-même, un opposant déterminé, le plus déterminé peut-être, à l’OPB et à ses pratiques, on reste pantois devant un tel argument. La confusion est à son comble quand, en quelques lignes, l’auteur soutient tout et son contraire, à savoir que l’OPB aurait manifesté des sympathies « ultra-gauches » tout en assimilant son modèle à l’entrisme trotskiste - ce qui est plus juste, mais tout à fait contradictoire.
Au même rayon, le lecteur averti bondira en apprenant que Louis Mercier Vega, dont C. Bourseiller connaît la véritable identité (Charles Cortvrint), mais ignore tout du parcours [28], fut membre de l’OPB. C. Bourseiller a simplement dû confondre la Fédération communiste libertaire (FCL) des années 1930 - où milita effectivement C. Cortvrint, alors alias Charles Ridel - avec celle des années 1950 que l’OPB accouchera au forceps. Comme non-sens, on ne fait pas mieux. À cette époque, L. Mercier militait à la CGT-FO, fondait l’Union des syndicalistes et travaillait pour Preuves, revue financée par le Congrès pour la liberté de la culture. Autrement dit, il se situait politiquement, culturellement et éthiquement aux antipodes du « plate-formisme » à la Georges Fontenis.
Dans une longue série de fulgurantes banalités de base sur l’anarchisme, C. Bourseiller, comme saisi de vertige devant l’ampleur de la tâche, reconnaît que « le mouvement anarchiste mérite d’être abordé avec prudence ». Pour ce qui nous concerne, on lui eût conseillé de ne pas l’aborder du tout. Il aurait ainsi évité le ridicule.
En vrac... et enfin
Les critiques de fond que suscite cette Histoire générale de l’ « ultra-gauche » ne sauraient pourtant signifier qu’elle est tout à fait dénuée d’intérêt. Sur certains points - l’opposition de gauche en France, par exemple -, on pourra la juger honorablement documentée. De la même façon, sur l’Internationale situationniste, C. Bourseiller, auteur par ailleurs d’une biographie de Guy Debord [29] et rédacteur en chef de la revue Archives et documents situationnistes, maîtrise davantage son sujet, et cela se sent.
Sur quelques points, il faut néanmoins apporter quelques précisions. À propos des éphémères relations de l’IS avec le groupe ICO (Informations et correspondance ouvrières), par exemple. Certains se souviennent encore d’une réunion d’ICO au « Tambour » où lecture fut faite d’une lettre de prise de contact de l’IS. Le langage employé était tel que la réaction unanime des participants fut d’en demander... une traduction. Pour le reste, on se reportera à deux méchantes notes publiées dans Internationale situationniste [30]. Elles indiquent assez bien que l’incompatibilité politique entre l’IS et ICO était surtout culturelle et d’humeur. Un autre point concerne la position de l’IS sur la Chine maoïste, dont C. Bourseiller ne signale pas qu’elle fut très probablement influencée par les recherches d’Etienne Balazs, qui participa aux travaux du Groupe communiste de conseils formé autour de Maximilien Rubel [31] et fut le professeur de René Viénet. C’est d’ailleurs R. Viénet qui rassembla les articles scientifiques de ce grand sinologue que fut E. Balasz sous le titre La Bureaucratie céleste [32].
Dans le chapitre consacré à « l’incroyable histoire de Champ libre », C. Bourseiller cite, à diverses reprises, Jean-Yves Guiomar comme opposant déterminé du tandem formé par Gérard Lebovici et Guy Debord, mais il oublie de l’associer à La Taupe bretonne, revue qui tenta, avec son livre L’Idéologie nationale, de penser le régionalisme en dehors des schémas qui avaient cours à l’époque.
Si l’Alsace tient une place de choix dans cette Histoire générale de l’ « ultra-gauche », c’est non seulement pour le « coup de Strasbourg » de 1966 et la brochure De la misère en milieu étudiant, mais parce qu’elle fut aussi, en novembre 1918, terre de soviets. Visiblement, c’est grâce à la lecture d’un article récent de Didier Daeninckx, seule source indiquée, que C. Bourseiller a appris la bonne nouvelle... Soit. On lui facilitera donc la tâche en lui indiquant ce qu’un petit travail de recherche historique lui aurait permis d’établir facilement, à savoir qu’il existe deux travaux sur le sujet : l’un de Christian Baechler, professeur de la faculté d’histoire de Strasbourg ; l’autre de Jean-Clauche Richez [33], ex-conseiller municipal de l’ex-majorité socialiste de Strasbourg. Un fragment de la thèse du premier - paru d’abord dans une revue locale, Développement et communauté, fut par la suite repris dans Vroutsch-La Marge, en 1973. Cette publication émanait d’un petit groupe rassemblant des anarchistes et des « conseillistes » impliqués dans l’expérience de la Librairie-bazar-coopérative de Strasbourg. Ce numéro de La Marge était intitulé Conseils ouvriers en Allemagne 1917-1921.
Pour toute une génération, la librairie « La Vieille Taupe » fut longtemps le seul lieu, à Paris, où l’on pouvait trouver le meilleur de la littérature marxiste anti-léniniste. Dans le marasme de la fin des années 1970, la liberté de publier tout et n’importe quoi devint, assez curieusement pour des gens ordinairement exigeants, une lutte en soi. Ainsi, des « ultra-gauches » honorables se trouvèrent embarqués dans cet étrange combat et manifestèrent publiquement leur opposition à toute censure d’État à propos des difficultés d’édition d’un livre remettant en cause l’existence même de la liquidation des juifs par le régime nazi. L’affaire Faurisson était née et, dans ses eaux sales, sombra « La Vieille Taupe ». L’antifasciste C. Bourseiller s’instaure ange exterminateur pour mener le combat contre la dérive négationniste. C’est son droit, mais on eût aimé qu’il l’exerce avec discernement, en indiquant, par exemple, que Jean-Gabriel Cohn-Bendit a déclaré publiquement, en 1992, son opposition fondamentale aux thèses défendues par Faurisson, et en évitant d’impliquer l’indispensable éditeur Spartacus dans cette nauséeuse affaire pour la seule raison que ses ouvrages furent mis en vente à la « Librairie des deux mondes », qui « diffus[ait] également des textes “révisionnistes” »... À trop vouloir prouver la « contamination », C. Bourseiller finit par virer à l’instructeur chef.
La conclusion de ce livre est à la mesure de ce qui l’a précédé. L’auteur y dresse un sentencieux acte de décès de l’ultra-gauche, et ce pour trois raisons : la chute de l’Union soviétique, et donc la disparition du Grand Satan ; le suicidaire « discrédit “révisionniste” » où l’aurait conduit son anti-antifascisme ; enfin, l’inutile lecture critique d’un léninisme désormais sans objet. Que dire sans risquer de se répéter ? Une telle chute confirme qu’une « instinctive sympathie » ne suffit pas à saisir l’histoire d’un courant dont le principal apport fut, malgré ses très faibles forces, de conjuguer au présent un vieux principe du Manifeste communiste : « le mouvement autonome de l’immense majorité dans l’intérêt de l’immense majorité ». Vu l’état du monde, on peut jugerqu’il est plus actuel que jamais [34].
Pierre SOMMERMEYER et Freddy GOMEZ