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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Espagne 36 : une révolution domestiquée
À contretemps, n° 21, octobre 2005
Article mis en ligne le 10 septembre 2006
dernière modification le 16 novembre 2014

par .

■ François GODICHEAU
LA GUERRE D’ESPAGNE
République et révolution en Catalogne (1936-1939)

Paris, Odile Jacob, 2004, 460 p.

Fruit d’un long et patient travail de recherche [1], cette Guerre d’Espagne, de François Godicheau, sous-titrée République et révolution en Catalogne, prolonge et complète, sur bien des points, le livre de Miquel Amorós, recensé dans ce même numéro. Passionnant, dérangeant, irritant parfois, l’ouvrage de F. Godicheau s’attache à explorer l’univers méconnu – du moins en France – de la militancia anarcho-syndicaliste espagnole et, ce faisant, il met à mal quelques vérités premières de l’historiographie libertaire et de ses environs, dont celle qui impute, en quasi-totalité, aux « staliniens » l’échec de la révolution [2]. Selon F. Godicheau, ceux-ci ont livré, en Espagne, une assez subtile partie stratégique dont l’objectif premier fut de réduire l’influence d’une CNT réputée incontrôlable, puis de la neutraliser. Pour ce faire, ils la poussèrent à se « verticaliser », en encourageant son appareil à se défier d’une base trop critique, avant de l’inciter à la combattre par des moyens autoritaires pour conquérir sa place au sein du Front populaire antifasciste. Ainsi, pour F. Godicheau, la ligne de partage entre révolution et contre-révolution finit par traverser la CNT elle-même. Engagé à la faveur du soulèvement militaire et sous l’effet de sa propre « direction », ce processus de bureaucratisation de la CNT [3] est décrit, ici, étape par étape, avec pour conséquence la transformation finale d’une organisation en de nombreux points originale en un syndicat (presque ?) comme les autres [4].

Depuis une vingtaine d’années, les historiens espagnols ont beaucoup travaillé sur juillet 1936 et ses suites et, dans une large mesure, contribué à renouveler le regard que l’on pouvait porter sur ces événements. Désormais, une description rigide et close des camps en présence est devenue plus difficile. Dans les premiers chapitres de son ouvrage, F. Godicheau nous introduit dans les arcanes de cette nouvelle historiographie.

Celle-ci, malheureusement, demeure en presque totalité l’œuvre de chercheurs universitaires qui, même quand ils ne manifestent pas a priori d’hostilité aux anarchistes, ne vivent pas de l’intérieur – et comprennent mal, a fortiori – les questions que se posent les franges les plus radicales de la société. Ainsi, cette extériorité les conduit à s’en prendre aux acteurs du « bref été de l’anarchie » au prétexte, par exemple, de l’irresponsabilité qu’ils auraient manifestée en n’acceptant pas de se plier de gaieté de cœur aux injonctions modernisatrices de l’appareil d’État républicain. Si la calomnie n’est pas de la même farine que celle que pétrissaient les communistes [5], les qualificatifs réducteurs et les épithètes condescendantes n’en fleurissent pas moins dans leurs ouvrages.

Plutôt en retrait sur ce terrain, F. Godicheau n’échappe pas, cependant, à la règle, quand il se laisse aller, à propos des libertaires radicaux, à évoquer leur « prurit anti-autoritaire » ou leur « verbiage sans issue » (p. 344), ou quand il reconnaît, sans rire, aux communistes des qualités que les anarcho-syndicalistes leur auraient enviées... De la même façon, le point de vue exprimé par F. Godicheau, en introduction d’ouvrage, sur les conditions et les circonstances de la victoire de la République sur les généraux factieux en juillet 1936, dans près de la moitié de l’Espagne, indique assez sa difficulté à percevoir ou à admettre le rôle décisif qu’y jouèrent les groupes ouvriers – au premier rang desquels les « groupes de défense » de la CNT – organisés depuis des mois, voire des années, pour faire face à un coup d’État militaire qu’ils savaient imminent [6]. Sa surestimation de l’action de certains officiers restés fidèles à la République, ou encore de certains détachements de la Guardia Civil (pp. 98-99), est d’autant plus surprenante que de nombreux témoignages attestent que ce n’est que là où la réplique ouvrière fut ferme et résolue que certains groupements de policiers et de militaires se virent contraints de suivre le mouvement, le plus souvent très provisoirement. Et si un certain nombre d’entre eux demeurèrent fidèles à la République, on le doit surtout au renforcement spectaculaire, pendant la guerre, du PCE, qui offrit aux cadres des forces répressives de la République le refuge que l’on sait et le creuset où put s’épanouir leur talent. Là où manqua l’initiative ouvrière, comme à Saragosse ou à Séville, les forces de l’ordre républicaines basculèrent irrémédiablement du côté des putschistes. Et s’il y eut, ça et là, des défections de la part des hommes de troupe – qui exécutèrent, au passage, leurs officiers –, on ne saurait les imputer à une quelconque loyauté envers la République, mais plutôt à une adhésion de leur part au processus révolutionnaire.

L’ouvrage de F. Godicheau souffre d’un défaut commun aux historiens de profession : la prétention à la scientificité. Spécialiste, de surcroît, des institutions et des problématiques que celles-ci doivent affronter en termes d’ordre public, l’auteur ne parvient pas toujours, ou pas suffisamment, à se placer dans la peau des hommes que ces mêmes institutions cherchent, précisément et en permanence, à domestiquer. Ce qui ne saurait dire qu’il ne manifeste pas, ici ou là, de la sympathie pour eux, mais sa volonté affichée de se tenir à la bonne distance (historique) de son objet d’étude - la domestication de la révolution, comme le titre de son ouvrage ne l’indique pas - ne le place pas toujours en bonne position pour en saisir l’exacte portée [7]. Quant à mettre sa propre subjectivité au placard, il n’y parvient pas toujours, particulièrement dans la première partie de son ouvrage (chapitres 1 et 2), où elle opère par réductionnisme et reprise de concepts abusifs, comme celui de « terreur révolutionnaire » utilisé pour décrire l’atmosphère qui prévalut dans le très mal nommé « camp républicain » aux premiers jours de la révolution (cf. pp. 37, 54, 55, 97, 107, 109, 116 et 221).

Cela dit, F. Godicheau fait souvent preuve d’une grande subtilité d’analyse, celle-là même qui rend désormais la lecture de son livre indispensable pour tenter de comprendre comment une des plus belles révolutions qui fut a pu sombrer, à ce point, dans la caricature et la tragédie. La seconde partie de son livre nous offre ainsi – ce qui ne va pas sans contradiction avec la première – une excellente description des ingrédients qui permettront aux républicains, socialistes, communistes de diverses variétés... et cénétistes des appareils, de reconstruire un Etat policier. Reste que, si la fête révolutionnaire de juillet 1936 – avec son cortège d’excès en tous genres – relève, comme le prétend F. Godicheau, de la « terreur révolutionnaire », le lecteur éprouvera quelque difficulté à saisir la radicale différence qui sépare cette période de celle qui lui succédera et instaurera, elle, une authentique terreur d’État (cf. pp. 138, 142, 192 et 285-286).

Chez F. Godicheau, le réductionnisme s’accompagne d’un aplatissement de la réalité révolutionnaire. Ainsi, plusieurs couches de réalité – comme peuvent l’être une assemblée de villageois, le comité révolutionnaire qu’elle élit, son institutionnalisation progressive par non-rotation des tâches et appel trop systématique à ceux qui savent – sont fondues les unes dans les autres et finissent par justifier, en note de bas de page, l’usage de la majuscule pour désigner les « Comités » (cf. p. 104). S’il semble peu contestable qu’une véritable « comitocratie » se soit rapidement constituée dans les espaces libérés de la tutelle étatique, encore faudrait-il ne pas tout mélanger dès le départ, et prêter attention aux processus d’autonomisation et d’institutionnalisation à l’état naissant. En rabattant sur la base – comme déjà présent en son sein – l’esprit bureaucratique ou autoritaire qui va bientôt dominer les instances dirigeantes de la CNT, F. Godicheau éprouve quelque difficulté à saisir l’impact des secteurs contestataires qui se développèrent en son sein et qu’il préfère voir, pour sa part, comme un conglomérat de victimes impuissantes et sans perspectives.

Autre faiblesse de son exposé : l’oubli du fameux avertissement de Saint-Just selon lequel « ceux qui font les révolutions à moitié ne font que se creuser un tombeau ». F. Godicheau aurait, de toute évidence, préféré que l’histoire s’arrêtât en plein vol au moment où Manuel de Irujo, au niveau national, et Pere Bosch i Gimpera, en Catalogne [8], construisaient une nouvelle justice républicaine, apparemment soucieuse des droits de la personne et respectant les règles qu’elle s’était fixées. Il rejette à l’inverse, on le devine, l’évolution ultérieure du cours de l’histoire qui, après mai 1937, se caractérisa par un gauchissement de l’institution pour la fondre progressivement dans une sorte d’instance unique mêlant justice et police et subordonnant de plus en plus la première à la seconde. Mais F. Godicheau néglige une évidence : tant Irujo que Bosch i Gimpera étaient mus par une même volonté farouche d’en finir avec la CNT et toute perspective révolutionnaire. À ce jeu, ils ne pouvaient qu’être dépassés par plus compétents – et surtout moins respectueux des formes – qu’eux. Leur rôle fut donc de transition, et rien de plus.

Malgré une certaine propension à décrire comme déjà accompli ce qui résulta d’un processus parfois long et douloureux de concentration des pouvoirs dans les mains d’un cercle toujours plus fermé de militants cénétistes connus et, parallèlement, d’une plongée dans le désarroi d’une base impuissante à proposer des alternatives, F. Godicheau nous expose, dans le détail, les mécanismes qui conduisirent à la (re)constitution, à l’autonomisation et à la crispation, comme il le dit, d’un appareil coercitif sombrant dans une monomanie répressive. Pour ce, il distingue six grandes périodes [9] : 1) celle de la révolution des « Comités », qui court en gros du 19 juillet à l’automne 1936 ; 2) celle de la réorganisation des pouvoirs, avec une évolution interne de la CNT vers un mode de fonctionnement vertical ; 3) celle de l’émergence de fortes tensions entre les instances supérieures de la CNT et de la FAI et une base radicalisée refusant la militarisation, la participation au gouvernement central et la réapparition des mœurs bourgeoises à l’arrière (cf. pp. 157, 158, 165-166, 168 et 169) ; 4) celle des provocations staliniennes et policières conduisant aux événements de mai 1937, dont un des buts cachés aurait été de pousser la CNT à épurer ses radicaux (cf. pp. 172, 194, 195, 303 et 325) ; 5) celle de la transformation de la CNT en organe du Front populaire antifasciste, après qu’elle eut démontré à tous ses rivaux politiques – et en premier lieu aux communistes – qu’elle jouissait encore d’une certaine autorité auprès de sa base et qu’elle pouvait en conséquence transmettre des consignes de discipline et de caporalisation à la société (cf. pp. 207, 326 et 327) ; et 6) celle qui, sous la conduite de Negrín, voit sombrer toutes les autorités encore en place – parmi lesquelles une CNT et un PCE de plus en plus complices – dans un militarisme et un autoritarisme centraliste sans limites (cf. pp. 209, 210, 211, 216, 291, 320, 321 et 322).

Un des grands mérites du livre de F. Godicheau réside dans l’intérêt qu’il accorde aux « comités pro-presos », structures constituées à la suite des journées de mai 1937 pour résister à l’intense répression mise en œuvre par les polices catalane et centrale, en grande partie sous contrôle communiste, et pour faire face à l’inactivité manifeste de la « direction » de la CNT (cf. p. 299) [10]. Les militants « pro-presos » réactivèrent, à l’intérieur des prisons de la République, une ancienne tradition de lutte que, quelques mois auparavant, ils imaginaient à coup sûr caduque. À travers un examen attentif de leurs doléances (cf. pp. 306, 308, 309 et 310) et de leurs protestations – qui trouvèrent un prolongement, à l’extérieur, grâce aux membres encore libres des « comités de défense » et des Jeunesses libertaires –, l’auteur parvient à montrer que la CNT et la FAI connurent, à cette époque, d’importants déchirements. Des propos d’une rare violence furent alors tenus dans les assemblées, et l’on s’étonne encore que le sang ne fût pas versé (cf. pp. 302-303, 310-311 et 312).

Pour F. Godicheau, le « caciquisme » et le recours quasi systématique à une répression antisociale exacerbée constituèrent pendant longtemps des entraves insurmontables à la modernisation de l’État espagnol. Pour qu’elle eût lieu, avance-t-il, deux conditions s’imposaient : la révolution de juillet 1936, qui fit exploser ces rigidités (cf. p. 297), et sa domestication, qui n’aurait jamais pu s’effectuer sans la complicité des instances dirigeantes de la CNT. La constitution, dans le camp républicain, au lendemain des événements de mai 1937, d’un État moderne disposant d’un appareil d’ordre public efficace, accepté et en quête de légitimé, fut à ce prix [11].

Je remarque pour finir que cette thèse, pour juste qu’elle me semble, rentre partiellement en contradiction avec l’affirmation de début d’ouvrage, selon laquelle une République solide avait su résister aux factieux. Outre que cette résistance, comme on l’a vu, ne fut possible que grâce à la mobilisation ouvrière, la solidité qu’elle induirait relève, d’abord, d’un présupposé commode qui permet de faire porter le chapeau de ses échecs futurs aux seuls anarchistes, et plus précisément aux plus radicaux d’entre eux (cf. pp. 67 et 78). On retrouve d’ailleurs cette accusation chez la plupart des historiens espagnols ayant aujourd’hui pignon sur rue. Et si le médiocre essayiste de droite Pío Moa se voit actuellement voué aux gémonies par cette « intelligentsia », c’est surtout parce qu’il pousse la thèse un peu plus loin – jusqu’à ses ultimes conséquences, pourrait-on dire –, en associant à ces foutus anarchistes ces cinglés de socialistes de gauche.

Pour Pío Moa, en effet, c’est contre une République solidement installée que les socialistes caballeristes se soulevèrent, en octobre 1934, au mépris du verdict des urnes, et Franco était du côté de la légalité républicaine quand il réprima la révolution des Asturies. Là, évidemment, rien ne va plus, et toute la gauche vertueuse – dont font généralement partie les historiens susnommés –, se dresse comme un seul homme contre le fauteur de troubles. Ce qui ne décourage pas le distingué Stanley Payne, dans un article en défense de Pío Moa, paru en 2003, d’aller jusqu’à comparer les pratiques souterraines et conspiratrices des anarchistes et des socialistes de gauche à celles des nazis avant leur conquête du pouvoir en Allemagne. Dommage pour lui qu’aucun Marinus van der Lubbe espagnol n’ait tenté d’incendier les Cortes, le tableau n’en aurait été que plus complet : à l’instar des communistes de 1933, Sir Payne aurait pu affirmer que l’incendiaire avait été manipulé en secret par García Oliver, en cheville avec Largo Caballero, à seule fin de conforter une sorte de dictature anarcho-socialiste... Comme quoi l’histoire tient à peu de chose !

CRATÈS


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