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Paradoxes et apories de la pandémie
Article mis en ligne le 22 février 2021
dernière modification le 1er mars 2021

par F.G.


[bleu marine]Ce texte est repris du blog « En finir avec ce monde ».[/bleu marine]

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La société moderne, aujourd’hui, se caractérise par un double échec : elle a détruit la dimension collective, « holiste », du vivre-ensemble qui a marqué l’ensemble des civilisations précédentes, et elle a rendu patent l’échec de l’individualisme asocial qui avait marqué l’utopie de son développement jusqu’à la fin du XXe siècle.

Le cœur de la conscience sociétale repose en grande partie sur une sorte de consensus informulé, sur des concepts et des notions largement en deçà de la conscience, sur une résonance sans mots, sans mots véritablement adéquats… Il y a des périodes de la vie des sociétés où cette conscience sociétale, mouvante, dynamique, trouve des expressions et des formulations plus ou moins largement et explicitement partagées ; il en est d’autres, comme la nôtre, où les mots peinent à rendre compte de la réalité ressentie. Il est des périodes où les mots et les discours tournent littéralement à vide et donnent seulement l’impression de brasser du vent.

Dans le contexte de l’idéologie dominante, la solitude, la pauvreté relationnelle sont pour l’essentiel la résultante de l’exclusion des circuits économiques. Un des rares « mérites » de la crise sanitaire est sans doute de permettre de préciser ce mécanisme : dans la mesure où une large frange de l’économie prospère sur la destruction des relations sociales directes malgré le Covid, peut-être en arrivera-t-on à conclure que la destruction des liens sociaux n’a pas pour origine le Covid, qu’il n’est même pas le prétexte de leur appauvrissement… On a ici affaire à un extraordinaire brouillage : la tentative de justifier l’appauvrissement continu et permanent des liens sociaux entraîné par le développement « normal » de l’économie au nom de la nécessaire mais provisoire et conjoncturelle distanciation physique interhumaine entraînée par la crise sanitaire.

La non-différenciation de ces deux enjeux contradictoires – la désocialisation économique et la distanciation physique sanitaire – est politiquement dévastatrice : on voit très bien qu’il est de l’intérêt évident des acteurs dominants d’entretenir à toute force cette confusion, cet amalgame, ce brouillard, et de masquer la première derrière la seconde.


Le mythe du progrès voyait l’avenir comme l’horizon radieux de l’humanité ; son inversion dans les diverses variantes de la collapsologie voit au contraire l’avenir comme son horizon dantesque. Le point commun entre les deux est qu’il y a bien une zone tampon, une temporalité irréductible entre le présent et cette attente eschatologique, un champ temporel qu’il convient de labourer, dans un sens ou un autre, pour faire advenir ou non un horizon téléologiquement déterminé, prédéterminé.

La crise du Covid nous permet peut-être de reconsidérer cette temporalité. Il me semble qu’elle nous permet d’enfin considérer, d’enfin pouvoir considérer que le point de basculement de l’horizon d’attente de tous les récits historiques qui ont cherché à structurer notre présent est désormais clairement derrière nous. Autrement dit, ce point de basculement tant redouté ou espéré, nous ne l’avons collectivement pas vu passer ! Ce point de basculement n’est plus situé dans un avenir même proche, comme nous alertent par exemple les récits écologistes, il est désormais derrière nous : c’est finalement ce temps de latence entre le présent et un point de rupture futur qui peut être considéré comme le dernier alibi inventé par le système pour gérer sa survie.

Comme avec la flèche de Zénon qui n’atteint jamais sa cible, nous sommes pris dans une erreur de raisonnement similaire qui nous empêche de voir que nous avons dépassé le point de basculement, ce point à partir duquel les logiques du passé ne rendent plus réellement compte du présent, sont dans l’incapacité de combler l’écart grandissant entre le ressenti et le formulé, qu’elles permettent et en même temps limitent.

La catastrophe a déjà eu lieu, elle n’est plus devant nous, à advenir, mais bel et bien déjà réalisée. Peut-on totalement éviter de mettre en relation l’émergence d’une pandémie avec l’aggravation de l’appauvrissement de la diversité biologique de la planète par un capitalisme qui sévit désormais partout, de mettre en relation l’augmentation de la vitesse de diffusion de la pandémie – quelques mois pour être repérable sur tous les continents – avec l’uniformisation des conditions d’existence, à tout le moins l’uniformisation des conditions d’exclusion économique ?

Je serais tenté de faire un parallèle, une analogie, entre la diffusion exponentielle du virus et le développement des ouragans géants. De la même manière que le dérèglement climatique produit une dispersion des phénomènes extrêmes (accroissement des différences entre les pics de chaleur et de froid, accroissement de la taille et des capacités destructrices des cyclones, etc.), de la même manière le dérèglement économique conduit également à un approfondissement de l’amplitude des inégalités et de l’échelle des réajustements périodiques (augmentation phénoménale de la taille et de la puissance des grands groupes mondiaux en même temps qu’explosion des nano-entreprises ubérisées, envolée stratosphérique des enjeux financiers et creusement concomitant des difficultés de simple survie, etc.). Le même type de raisonnement pourrait s’appliquer aux pandémies : les épidémies ont de fait toujours existé, ce à quoi on assiste c’est à leur élargissement spatial dans des séquences temporelles de plus en plus courtes – on pourrait même émettre l’hypothèse que la baisse de la biodiversité globale pourrait entraîner une réorganisation sauvage et démultipliée d’ensemble par le bas, c’est-à-dire au niveau microbien.

Je pense que c’est une erreur de dire que la pandémie renforce les pouvoirs établis car sa diffusion suit les lignes de faiblesse du système et les aggrave. Et c’est bien pour tenter de contenir ces fractures que les institutions établies tentent universellement de conjurer leur débordement par des mesures de confinement, doublées d’un raidissement de type policier pour essayer d’endiguer le « bruit » sociétal qui monte des interstices, de la fissuration de plus en plus perceptible des conventions établies. Que ces raidissements sécuritaires renvoient à une certaine perception des enjeux est une chose, qu’ils en mesurent une adéquation pertinente en est une autre.

Je pense qu’un mouvement comme celui des Gilets jaunes n’est pas compréhensible comme une sorte de « retour du refoulé », comme une sorte de renaissance d’une tradition de lutte qui aurait été enfouie sous les fallacieuses promesses d’un consensus consumériste, mais bien plutôt comme l’irruption sur la place publique d’un nouveau paradigme de distanciation par rapport à l’existant, dû à la fin envisageable d’un verrouillage des consciences par les traditions politiques de la modernité. Les Gilets jaunes pourraient être sur le plan social ce qu’est la diffusion massive de l’abstention sur le plan politique, ce qu’est l’aggravation en voie de généralisation de la défiance à l’égard de tous les cadres administrés dont nous avons hérité. Ce qui domine dans ce processus, c’est la dissolution, le délitement, la méfiance, l’incapacité à s’identifier aux grandes traditions qui définissaient, tant positivement que négativement, un potentiel de normalité.


La dernière opération de brouillage idéologique en cours semble être la mise en avant de la « détresse » psychologique de la jeunesse, laissant entendre que si les étudiants pouvaient rejoindre à nouveau les salles de classe et de cours, l’ordre des choses retrouverait le cours radieux de la normalité. Il est de bon ton de commencer à qualifier les présentes classes d’âge en cours de scolarité de « génération perdue », parce qu’elle ne pourrait pas profiter pleinement de toute la puissance de formatage qui lui est pourtant consacrée. Mais ce que révèle la crise du Covid, ce n’est pas d’abord l’isolement qui frappe tout un chacun à des degrés divers, mais la désespérance des conditions modernes « normales » d’existence, qui enferment les gens dans des studios de 9 m², des familles entières dans des espaces confinés intérieurs, dans des quartiers et des zones urbaines reléguées, dans des espaces prétendument collectifs et pourtant de fait désocialisés (les rues, les zones commerciales, les transports, etc.). Le confinement sanitaire n’est dur à supporter en premier lieu que parce que les conditions prétendument normales de la vie et de socialité quotidiennes sont extrêmement dégradées et indignes. Ce n’est pas tant le confinement qui est scandaleux que les conditions de survie préexistantes au Covid, qui étaient déjà inadmissibles auparavant : le Covid ne fait que mettre en évidence l’échec du fonctionnement normal de la société d’avant le Covid. La mystification consiste à mettre sur le dos du Covid les conséquences du mode de fonctionnement « normal » de la société, conséquences en général simplement amplifiées par la crise sanitaire.

Depuis le début je pars du principe que le confinement et la distanciation physique (même si leur contenu et leurs limites devraient pouvoir être discutés) sont une solution anti-technologique, à échelle humaine, qui implique la responsabilité individuelle de chacun, pour aborder l’incontournable et nécessaire gestion de cette crise sanitaire. Le gros problème, c’est que confinement et distanciation, tels que mis effectivement en place, sont seulement des modalités par défaut, dans l’attente d’une réponse technologique massive et unilatérale, qui évite de s’interroger sur la cohérence préexistante de l’état effectif de la socialisation résiduelle. C’est seulement parce que le confinement est conçu par les instances étatiques comme une solution d’attente, que la question d’une approche démocratique de ses contraintes est mise sous le boisseau. Nos sociétés étant devenues des monstres techniques – aussi bien dans la matérialité des processus de production et de transport que dans ses processus administratifs et bureaucratiques de gestion et d’organisation –, on assiste de fait à un abaissement drastique des seuils de résilience permettant de préserver leur fonctionnement « normal ». Le fonctionnement de l’hôpital est ici un exemple paradigmatique : le moindre imprévu sanitaire un peu significatif risque de mettre, ou met effectivement, le système global à plat. Je pense que l’arrêt (relatif) du système économique mis en branle par la crise sanitaire à l’échelle mondiale a quelque chose à voir avec un grippage du fonctionnement en flux tendus de la machine économique globale. C’est parce que le Covid risquait de désorganiser le fonctionnement global de l’économie que les stratégies de confinement ont été mises en place, l’émergence possible de tensions sociales étant bien entendu un élément clé de cette désorganisation – que ces tensions émergent par le dépassement d’un seuil « inacceptable » de malades et de morts, et/ou qu’elles émergent d’une non-acceptation des mesures prophylactiques mises en place, les niveaux d’acceptabilité de ces deux seuils étant largement des inconnues. Les raidissements sécuritaires sont des réponses à ces inconnues, réponses nécessairement approximatives, qui permettent de mesurer la peur vécue par les institutions d’un possible débordement : lorsque d’aucuns prétendent que « la peur doit changer de camp », il faut l’entendre au sens littéral, à savoir que ce sont les puissants qui doivent exorciser leur peur.

Il est remarquable que le Covid soit un événement d’échelle planétaire, et que pourtant il continue d’être appréhendé aux seules échelles nationales : cela est particulièrement frappant concernant les stratégies vaccinales, où le « chacun pour soi d’abord » renforce la guerre commerciale des Big Pharma (avec cependant une nuance particulière pour la stratégie européenne).

Ce que révèle cette crise présentée comme essentiellement sanitaire, c’est l’incapacité désormais atteinte par le système global d’encaisser le moindre imprévu un peu significatif, l’intensité de ce significatif s’orientant d’ailleurs à la baisse : l’intégration économique globale a été poussée si loin que désormais le moindre hoquet technique chez un sous-traitant lambda est en mesure de faire caler la planète, tel le vol d’un papillon qui pourrait déclencher une tempête à l’autre bout de la planète.

Il me semble bien que ce n’est pas le politique qui a mis à l’arrêt l’économie, prétendument en contradiction ouverte avec une pratique récurrente et continue qui n’a fait qu’amplifier depuis le début de l’ère moderne la soumission grandissante des préoccupations relatives à l’humain à des préoccupations abstraites de puissance. La situation n’a pas changé avec le Covid, comme le démontre amplement la poursuite et l’aggravation de la numérisation de l’économie. La mise à l’arrêt, toute relative, de l’économie est la conséquence de l’incapacité d’introduire une trop forte dose d’aléatoire dans le fonctionnement « normal » des chaînes de valeur planétaires. Pour prendre un exemple, je ferais référence à un réseau de trains : si ce ne sont que quelques locomotives qui sont en panne, le désordre introduit sera limité, mais il n’en faut cependant pas beaucoup pour que tout le planning global des correspondances et des plans de circulation devienne impraticable ; et, dans ce cas, le plus simple est encore de faire un shut down aussi ordonné que possible… Ce serait donc plutôt, à mon avis, la désorganisation économique qu’introduit un nombre aléatoire de malades et de décès dans le fonctionnement des cycles normalisés et interdépendants de travail qui expliquerait les stratégies politiques de ralentissement contrôlé de l’économie, et peut-être encore plus les stratégies de contrôle de la circulation du virus, virus traité comme un problème particulier de gestion de la fluidité fonctionnelle globale du système. En parlant de malades, on fait essentiellement toujours référence à la capacité des hôpitaux à traiter de façon optimale les flux de patients en attente, la crise sanitaire restant structurellement une question techno-administrative : si les hôpitaux étaient en mesure d’encaisser le choc, n’y aurait-il plus aucune raison de s’interroger sur le Covid et sur la désorganisation du système-monde dont il est un révélateur ? Mais il s’agit tout autant et au même titre d’être capable de gérer de façon optimale les absences qu’entraîne la pandémie dans les cycles de production, absences qui concernent aussi bien les hommes que les autres intrants.

L’insistance mise sur la dimension médicale et psychologique de la pandémie peut bien résulter d’une incapacité idéologique à comprendre la dimension sociétale de la santé – cf. le concept de syndémie [1] –, il n’empêche que le fait d’inventer politiquement un « problème sanitaire » totalement déconnecté du fonctionnement général de la société est tout sauf innocent : le « chèque psy » sorti du chapeau pour les étudiants obéit à une logique fonctionnelle précise, à savoir l’invisibilisation de toutes les raisons sociétales à l’origine du mal-être, et la tentative d’isoler un problème vécu, largement partagé, dans le cadre restreint d’une catégorie sociale limitée, et réduite à sa plus simple expression individualiste.

Le refus obstiné des élites de concéder le pourtant pauvre élargissement du RSA à toute la population adulte a pour origine le refus idéologique d’admettre la faillite de la capacité effective du système d’enseignement à assurer l’intégration économique des jeunes, et symétriquement le refus idéologique d’admettre l’incapacité de l’économie globale de permettre une véritable intégration sociale pour tous, indépendamment de la question de l’enseignement. La logique du « chèque psy » est clairement de tenter de médicaliser un problème sociétal en bottant en touche avec une stratégie d’individualisation et de culpabilisation indirecte : c’est aussi le sens et la fonction des innombrables « cellules de soutien psychologique » mises en branle à la moindre occasion pour tenter de noyer, de réduire, de dissoudre les nœuds structurels de conflictualité dans un sens unilatéral. Je ne résiste pas à la (certes facile) tentation de relier les « cellules » de soutien psychologiques avec les « cellules » carcérales ou bien les « cellules » monacales, sans oublier les cellulare (téléphones « cellulaires », en Italie), comme outils de distanciation sociale. C’est sans doute ce qui s’appelle soigner le mal par le mal… Plus largement, la gestion du RSA ressemble à une sorte de dernier rempart, à une forme d’exorcisme, non pas pour soulager un tant soit peu les misères matérielles les plus criantes, mais pour sauvegarder encore un tout petit peu un semblant de cohésion idéologique autour du travail.

Toute la gestion effective de la société moderne allait déjà dans le sens de la distanciation sociale, à ceci près que cette distanciation était jusqu’à présent une conséquence indirecte de sa dynamique : la gestion de la crise sanitaire fait seulement émerger cette caractéristique au premier plan, ne fait que la rendre consciente, évidente. Le système ne change pas de logique, contrairement à ce qu’il prétend, toutes les tendances lourdes de distanciation sociale qui existaient avant l’émergence du coronavirus étaient déjà en place et sortent de fait renforcées de cette séquence. Ce qu’il convient de pointer, ce n’est pas que le Covid sert de prétexte à l’instauration de la désocialisation, que le Covid est l’outil d’un nouveau palier de désocialisation, permettant même à certains de conclure à l’inexistence foncière du virus au nom d’une prise de conscience de cette désocialisation – qui sortirait pour ainsi dire de nulle part –, ce qu’il faut au contraire souligner c’est que le Covid devient le révélateur de l’impossibilité de pousser la désocialisation déjà réalisée beaucoup plus loin qu’elle ne l’est déjà. Cette désocialisation a selon moi atteint un palier, une limite structurelle, qui empêche d’envisager un trop simple retour à un statu-quo antérieur.

Le refus de la désocialisation doit être mené au nom de la logique structurelle du système et pas pour des raisons qui tiennent « seulement » aux modalités de gestion de la crise sociétale vue restrictivement sous l’angle sanitaire, dont la résolution passe simultanément par une incontournable mais provisoire (du moins peut-on l’espérer) distanciation physique, et par une redéfinition de ce qui constitue, de ce qui devrait constituer les fondements d’une nouvelle socialisation. Les diverses formes de confinement orchestrées par les États doivent servir à dénoncer les logiques de désocialisation au fondement du développement de la modernité : mais à ce détail près que les actuelles stratégies de confinement mises en place pour tenter de contrôler la pandémie sont seulement la goutte de trop, la goutte qui fait déborder le vase, quand bien même, je le répète, un minimum de distanciation physique (à distinguer impérativement de la distanciation sociale) doit être mis en œuvre de façon conjoncturelle. La négation occasionnelle de la réalité même de la pandémie est loin d’être anecdotique, elle obéit à une rationalité profonde et traduit une relation acritique au système, fondée sur une inversion « simpliste » de valeurs. Ne pas distinguer ces deux moments revient au final soit à nier la pandémie, soit à nier la logique de désocialisation déjà souterrainement à l’œuvre depuis trop longtemps, donc à cautionner une nouvelle fois la logique sociétale de l’État, en interdisant de faire le pas de côté capable de changer la perspective.

Alors que la modernité s’est construite sur une séparation stricte du politique et de l’économique, au moins sur le plan philosophique, sur le plan des représentations, la présente pandémie et les réponses qu’elles suscitent ne marque en rien un « retour » du politique sur le devant de la scène : la pandémie est seulement le révélateur de la fin d’une répartition traditionnelle et convenue des pôles politique et économique, elle marque seulement sinon une faillite du moins, a minima, une redéfinition d’un équilibre séculaire, non dans le sens du glissement d’un curseur de leur puissance respective, mais, à mon sens, d’une redéfinition à l’œuvre de leur « contenant » historique commun. Ce qui ressort peut-être de la présente séquence, c’est, plutôt qu’un retour du politique, l’émergence pratique de la faillite philosophique de leur séparation, qui a fondé le monde actuel.

La négation de l’autonomie de l’économie ne peut être compensée par une réaffirmation du politique : autonomie de l’économie et autonomie du politique sont historiquement complémentaires. La logique de l’économie repose sur la désocialisation des relations humaines, alors que la logique du politique repose en miroir sur la mise à distance de cette désocialisation par l’organisation de l’autonomisation du champ économique. Ce qui fait l’originalité de la crise sanitaire c’est l’émergence d’un brouillage complet entre le champ du politique et le champ de l’économique, alors que la modernité s’était précisément construite sur leur cloisonnement. L’incapacité, pour la logique économique, à rendre compte du réel a maintes fois été soulignée ; ce qui l’a moins été, c’est l’incapacité symétrique de la logique politique à en rendre compte également ; partant de là, il devient aussi inconséquent de vouloir considérer que la logique étatique serait mieux placée pour ce faire, pour constituer une alternative a-économique et a-politique. La logique de l’État est en effet une résultante de l’autonomisation historique des champs politique et économique, autonomisation dont elle reste tributaire.

L’économie fonctionne de fait comme une collectivité intégrée au nom d’une idéologie individualiste, alors que le politique fonctionne, de fait, à l’inverse, sur une base individualiste au nom d’une idéologie collective. Le politique a défendu une vision particulière du collectif avec la logique d’un individualisme désocialisé, quand l’économique a défendu une vision particulière de l’individualisme avec la logique d’un collectif désocialisé. La séparation entre le politique et l’économique repose ainsi sur une césure particulière entre ces deux dimensions de l’existence : la crise du présent peut donc être lue comme une crise de cette césure, comme une crise de légitimation de cet équilibre qui aura fondé la modernité.

La crise du Covid et de son traitement marque une inversion perverse de cet ancien statu-quo : on assiste à l’effondrement de la dimension individualiste, associée à la citoyenneté, dans la crise du champ politique, qui s’exprime dans la négation d’un certain principe de responsabilité et d’autonomie individuelle pour créer, mettre en place, une individualisation désincarnée et vide de toute substance. C’est cette individualité dépersonnalisée, désubjectivée, qui fait l’objet des mesures de confinement, qui est également l’objet de la loi « sécurité globale », créant négativement un faux collectif, un collectif pour ainsi dire en creux, vide de sens. À rebours, on peut tout autant considérer que la dimension « collective » incarnée dans l’économique s’est également dissoute dans un collectif désincarné et totalement abstractisé, révélant une fausse individualité, un individu pour ainsi dire en creux.

Face à cette double situation de déliquescence, qui conjugue un effritement du collectif et en même temps un effritement de l’individuel, il devient possible de comprendre l’action de l’État davantage comme relevant d’une stratégie d’endiguement – maladroitement préventif et gauchement défensif – des conséquences imprévisibles d’une fonte d’une sorte de permafrost de la normalité instituée – plutôt que d’une sorte de charge, sabre au clair et oriflammes au vent, pour profiter militairement d’une forme faussement apparente et superficielle de désarroi et d’anesthésie de la population. Ce qui n’enlève bien entendu rien au caractère inacceptable de ce renforcement sécuritaire.

LOUIS
Colmar, 3 février 2021.


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