■ Maurice DOMMANGET
HISTOIRE DU PREMIER MAI
Préface de Charles Jacquier
Marseille, Éditions Le Mot et le Reste, 2006, 536 p.
Classique entre les classiques, cette Histoire du Premier Mai, épuisée depuis fort longtemps, méritait une réédition. Celle que nous donne l’éditeur marseillais Le Mot et le Reste vaut d’être saluée pour sa qualité et le sérieux de sa réalisation [1].
Instituteur, syndicaliste et historien militant, Maurice Dommanget (1888-1976) fut l’auteur d’une œuvre considérable – une cinquantaine d’ouvrages et des centaines d’articles – consacrée à l’études des grandes figures et événements du mouvement ouvrier – Babeuf, Blanqui, la Commune, entre autres –, mais aussi de ses symboles. Son Histoire du Premier Mai, comme celle du drapeau rouge [2], s’inscrit dans cette lignée. Vaste, elle embrasse sa trajectoire des origines aux années 1950 – la première édition de cet ouvrage datant de 1953 – et à l’échelle internationale.
Lié à la revendication de la journée de travail de huit heures – dont Dommanget entrevoit des prémices dès le Haut Moyen Âge, puis chez les réformateurs sociaux de l’Angleterre pré-industrielle –, le Premier Mai trouve sa source au-delà des mers, sur le continent nord-américain, en 1886. Grèves et manifestations se soldent, ce jour, par l’assassinat de neuf ouvriers, suivi, le 3, devant l’usine McCormick, de Chicago, de six autres et de dizaines de blessés. Haut lieu du mouvement anarchiste d’Amérique, le Chicago prolétaire relève le défi en se retrouvant, le 4, pour tenir meeting de protestation à Haymarket, la place du marché au foin. Lors de la dispersion, la police charge violemment la foule. C’est alors qu’une bombe explose, tuant un policier et en blessant six autres. En réaction, les forces de répression tirent à vue, provoquant, écrit Dommanget, un « épouvantable massacre », dont aucun bilan ne sera jamais tiré. Criminalisés, les anarchistes vont payer leur audace au prix fort. Quatre d’entre eux – Albert Parsons, August Spies, Adolphe Fischer et George Engel – seront pendus le 11 novembre 1887. La veille, un cinquième condamné – Louis Lingg – échappe à l’exécution de la sentence en se suicidant dans sa cellule [3]. « La prison et les travaux forcés, pouvait-on lire au soir du 1er mai 1886, dans le Chicago Times, sont la seule solution possible de la question sociale. Il faut espérer que l’usage en deviendra général. » L’appel fut entendu.
Ignoré, oublié (ou refoulé) par les pacifiques marcheurs des actuels cortèges du Premier Mai – et a fortiori par leurs bureaucrates organisateurs –, c’est donc, à proprement parler, d’un martyrologe anarchiste que part cette histoire. Déclaré journée d’action revendicative internationale « à date fixe » en 1889, le Premier Mai prendra, de 1890 à 1914, des allures pacifiques ou insurrectionnelles, selon les circonstances et les événements. Les sociaux-démocrates tenteront d’y canaliser les ardeurs, les anarchistes de les porter plus loin. Normal. Jour de gloire pour un prolétariat conquérant et fier de sa force, le Premier Mai pouvait aussi être un « rendez-vous de sang » avec les massacreurs, comme l’écrivit Zo d’Axa à propos de celui de Fourmies, en 1891.
Rien n’échappe à Dommanget des enjeux et des conflits stratégiques qui entourent cette journée internationalement chômée pour l’obtention des huit heures. La « Grande Guerre » brisera l’élan. Transformé en chair à canon et livré corps et âme aux intérêts supérieurs de l’ « union sacrée », le mouvement ouvrier y perdra définitivement cette autonomie si caractéristique d’une avant-guerre prometteuse.
Au lendemain du grand massacre, et pour prix de sa reddition et de ses sacrifices, la République française, bonne mère, accorde les huit heures à une classe ouvrière exsangue. Dès lors, le Premier Mai commence de s’affadir, avant de s’institutionnaliser. C’est vers des ailleurs merveilleusement cauchemardesques que se portent, désormais, les espoirs d’un mouvement ouvrier progressivement gagné au léninisme, qui deviendra stalinisme, puis à l’antifascisme des années 1930, qui servira de tremplin aux politiques de « front populaire ». De manifestations ouvrières les cortèges du Premier Mai se muent, alors, en kermesses démonstratives, exécutées par les petits soldats d’une grande cause dont les tenants et les aboutissants, élaborés ailleurs, leur échappent. Le fascisme passera, le stalinisme se maintiendra. Et, avec lui, viendra le temps du muguet.
Devenu officiellement, pour les Français, « fête du travail », chômée et rémunérée, en 1947, le Premier Mai ne fédère plus, dès lors, que de vagues aspirations corporatives, savamment orchestrées par des bureaucraties syndicales conscientes, elles, de leurs propres intérêts.
« Tout se passe, écrivait Dommanget en 1953, comme si le prolétariat, en dépit des grands cris poussés par la partie de la classe ouvrière qui a la spécialité de s’étourdir, avait perdu confiance en soi-même, comme s’il n’avait plus conscience ni de ses responsabilités historiques, ni de sa puissance, ni de son idéal d’émancipation. » Le diagnostic était juste. Porté à l’optimisme, il misait, cependant, sur un renouvellement et un dépassement futurs du Premier Mai, dont Charles Jacquier, auteur d’une belle préface à l’ouvrage, croit percevoir les signes avant-coureurs, ici ou là, dans les luttes des précaires d’aujourd’hui et dans l’initiative d’un EuroMayDay anticapitaliste et internationaliste, née en Italie en 2002 et reprise ailleurs, depuis. Souhaitons qu’il ait raison.
Marcel LEGLOU