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Les hommes ne détestent rien tant que le changement...
Article mis en ligne le 4 mai 2020

par F.G.

[bleu marine]● Ce texte est repris du blog « En finir avec ce monde ».[/bleu marine]

Les hommes ne détestent rien tant que le changement. On pourrait presque lire l’histoire humaine comme une lutte permanente pour le conjurer. Le génie humain pourrait presque se résumer à l’art de contenir et d’encadrer, tant bien que mal, l’écoulement du temps. Ce qui caractérise la modernité, c’est en fin de compte l’effondrement des digues temporelles traditionnelles, effondrement qui se caractérise par un double mouvement : le renforcement centripète d’un pôle de stabilité autour de l’État – le Léviathan de Hobbes relève bien d’un enracinement – couplé à un renforcement centrifuge de l’économie et du marché. Ces deux mouvements doivent être conçus ensembles, en interdépendance. Ce grand écart entre stabilité et mouvement, pour ainsi dire sur le plan horizontal, doit en outre être complété par un grand écart vertical dans la durée, qui permet de mettre face à face la déchirure du présent – résultant de l’opposition entre ces forces centripètes et centrifuges – et la promesse de leur réunification future à travers la mythologie du progrès. C’était du moins le cas dans la phase classique de la modernité (pour schématiser, du XVIe au XIXe siècle).

Ce schéma était en gros celui qui s’est effondré pendant la Première Guerre mondiale. Dans l’entre-deux guerres, on a assisté à une tentative de rétablir ce schéma disloqué, dans le sens où l’Etat, au nom de sa stabilité historique fantasmée, a voulu prendre en charge directement la dynamique sociétale dont l’effondrement avait conduit au cataclysme guerrier. Cette tentative a échoué dans les affres de la Seconde Guerre mondiale. S’en est suivi une nouvelle tentative de rééquilibrage qui a fonctionné jusqu’à l’aube des années 1980, qui aura été marqué par l’illusion d’une co-gestion de la stabilité de l’Etat et du dynamisme du marché. À cette période a finalement succédé le rêve néo-libéral qui, en inversion de l’après-Première Guerre mondiale, a joué cette fois-ci la carte de la suprématie de la dynamique du marché relativement à la stabilité étatique, carte qui a été perdue dans la crise de 2008, concomitamment avec une inversion complète de l’idéologie du progrès au cours du siècle.

La période qui s’est ouverte en ce début de XXIe siècle est donc marquée par un dérèglement complet de l’ancienne dynamique conjointe de l’État et du marché, qui aura marqué la naissance de la modernité. C’est dans un tel contexte que survient la crise sanitaire du Covid-19, qui révèle aussi bien la faillite de l’État dans sa prétention à incarner positivement la stabilité sociétale que la faillite du marché à incarner positivement la société dans une approche dynamique. Nous sommes donc bien à un tournant, même s’il est encore impossible de le caractériser vraiment : nous entrons très probablement dans une période qui cherchera à redéfinir un nouveau compromis entre les forces de stabilisation centrées sur l’État et celles d’un marché centrifuge, mais, comme l’histoire ne repasse jamais deux fois les mêmes plats...

Toute l’histoire du XXe siècle relève pour moi d’un douloureux processus d’effondrement de la modernité, marqué par le divorce final de l’État et du marché : l’État (du moins tel que nous l’avons toujours connu ?) ne peut pas se régénérer parce qu’il a perdu la base territoriale qui lui assurait sa légitimité, et le marché ne peut pas plus se régénérer parce qu’il a perdu la base étatique qui lui garantit la stabilité politique minimale dont il a besoin pour fonctionner. Rappelons que la stabilité de l’État était à l’origine centrée sur le contrôle de la population, et que la modernité naissante a fait basculer ce contrôle sur celui du territoire : ce processus se caractérise aujourd’hui, en bout de course, par une perte de maîtrise relative aussi bien de la population que du territoire.

Les hommes ne détestent rien tant que le changement, et c’est pourquoi, pour advenir, les aspirations au changement, y compris révolutionnaires, doivent nécessairement s’inscrire dans une continuité, dans un récit... Ce n’est pas pour rien que, ironiquement, tous les grands bouleversements sociaux se sont toujours inscrits dans une trame de lecture passée : la Révolution française croyait ainsi s’inscrire dans un grand retour de la mythologie romaine. Le concept même de ré-volution est ancré dans cet esprit de retour, de reconstruction d’un équilibre ancien qui aura été dilapidé, pervertit. Même la mythologie du Progrès n’est au fond qu’une ré-invention d’un Âge d’or originel. La ré-volution est devenu le concept clé de la modernité parce qu’il permet d’inscrire le bouleversement dans la continuité, parce qu’il permet d’inscrire l’inattendu dans la réinvention du semblable, dans le re-calibrage du passé.

Les humains sont fondamentalement incapables de penser, de concevoir, d’imaginer le nouveau, l’inattendu, l’originalité, la sortie des sentiers battus et rebattus. C’est toujours contraints et forcés qu’ils affrontent les défis, après avoir affronté et épuisé tous les recours possibles et imaginables qui pourraient leur éviter de se confronter à l’effondrement de leurs certitudes quotidiennes. Tout le génie humain, pratique, technique, culturel, est jeté à fonds perdus dans la défense d’une telle ambition.

L’histoire de la modernité pourrait probablement aussi se lire comme une histoire totalement débridée mise au service de la négation du changement, comme une histoire de la volonté de cacher l’émergence de l’effondrement de toute une construction culturelle, bâtie autour du principe de la stabilité du monde. Plus le monde ancien s’effondrait, plus le génie humain a multiplié les faux semblants, les exceptions, les stratégies intellectuelles pour en contenir les effets dévastateurs. La dimension téléologique de l’histoire, en particulier celle de Hegel, en est ici une illustration éclatante.

Toute la dynamique de la modernité est inscrite dans cette confrontation impossible entre la stabilité du monde et sa métamorphose, dans son ambition de faire une histoire immobile, dans la volonté de tout changer pour que, finalement, rien ne change. L’impasse à laquelle nous sommes confrontés dans la lutte contre le changement climatique pourrait ainsi s’expliquer, aussi, à travers le fait qu’il ne nous est pas possible d’inscrire ce combat dans la trame d’une histoire, d’une problématique passée, qu’il s’agit d’une nouveauté radicale sans référentiel mémoriel et culturel...

Ce qui se passe avec le Covid-19 peut très bien se lire dans cette perspective. Tout le monde perçoit bien que ce virus percute de plein fouet, et la stabilité fantasmée de l’organisation sociétale et une dynamique économique désincarnée. De fait, on assiste pourtant au niveau planétaire à une incantation véritablement magique à un retour aussi rapide que possible à la normalité du quotidien, rêvé comme un pôle de stabilité évident, malgré un degré de conflictualité qui, il n’y a que quelques semaines de là, paraissait tout à fait irréductible. Pour le cas français, le dernier discours de Macron, dans lequel il annonce un possible déconfinement pour le 11 mai, a joué de ce registre jusqu’à la corde : la crise qui a été traversée a été dure, mais, juré, craché, tout va redevenir comme avant, mais, juré, craché, la stabilité du monde, du moins de la société française, sera renforcée, tout ce qui aura contribué à l’ébranlement du rêve d’immobilité de la société sera combattu et nié si nécessaire, même au prix de l’abandon (provisoire) des dernières réformes « indispensables ».

Les centaines et milliers de milliards qui sont lâchés n’ont finalement qu’un objectif : rétablir la croyance en la stabilité du monde. Le coût exponentiel attaché à cette stabilité est-il en rapport avec la peur du délitement du monde ? Une telle débauche de moyens, ou plutôt de méta-moyens incantatoires, n’a cette fois-ci même pas pour objectif d’éteindre un incendie en train de se propager, mais de prévenir un incendie perçu comme inéluctable. Les mêmes pouvoirs sont donc en train de mettre simultanément en œuvre des stratégies totalement inconciliables : l’affirmation du besoin politique d’une stabilité irrépressible et l’affirmation d’une fluidité économique et financière plus débridée que jamais.

On nous affirme que les politiques auraient « enfin » privilégié la « vie » contre l’économie. C’est de l’abus de langage pour le moins, et bien plus sûrement une mystification délibérée. Certes, les politiques ont appuyé sur le frein économique, mais certainement pas par choix altruiste. L’attention à la qualité de vie des humains étant en dégradation permanente et continue depuis bien trop longtemps, le coup de frein sur l’économie a nécessairement une autre explication. Ce coup de frein a pour principal motif la peur de la crise politique que pourrait déclencher une situation sanitaire non maîtrisée, la stabilité politique étant la seule carte de survie de l’État. Entre la survie de l’État et la survie de l’économie, dans le très court terme, il n’y a pas réellement de choix pour la classe politique. La seule légitimité résiduelle dans le champ politique dont se targue (encore) l’État, avec un minimum de résultats, repose sur sa promesse de garantir la « sécurité » des contribuables...

L’urgence maintenant est de transformer la crise sanitaire, en tant que partie émergée d’une crise politique que l’État ne peut gérer en tant que telle, en une crise économique dont les contours idéologiques et techniques lui donneraient, croit-il, à nouveau la main. La volonté universelle de tous les pouvoirs de relancer au plus vite la machinerie économique a pour principale motivation d’essayer de prendre de vitesse la crise politique létale qui guette. Sans stabilité politique pas de relève économique possible et, réciproquement, sans reprise économique pas de stabilité politique possible non plus. Le problème est que l’État et l’économie ne jouent plus, et ne peuvent plus jouer, fondamentalement, la même partition : l’irruption récente du mouvement des Gilets jaunes en est l’illustration la plus flagrante, l’illustration du fait que les contraintes de stabilité politique et les contraintes de dynamisme des marchés sont devenues ingérables (du moins « toutes choses restant égales par ailleurs »).

Ce que révèle cette crise sanitaire c’est que tous les grands équilibres traditionnels de la modernité, toutes les oppositions structurantes qui ont permis son développement, sont aujourd’hui en panne.

L’objectif de l’État n’est pas à ce jour la survie de l’économie, mais sa propre survie à lui. Si le développement de la puissance de l’économie a, au début, historiquement été le moyen de renforcer la puissance régalienne de l’État, l’économie est aujourd’hui devenue pour l’État la condition centrale de sa survie politique, quand bien même la puissance de l’économie se construit aujourd’hui suicidairement au détriment de la puissance politique des États. La crise sociétale à laquelle nous sommes aujourd’hui confronté n’est plus une crise de la régulation, mais une crise qui relève de la divergence de l’économique et du politique, tels qu’ils se sont institués tout le long du développement de la modernité, d’abord en interaction « positive », dans un processus de co-développement, puis ensuite en interaction « négative », dans un processus de distanciation réciproque.

Le changement institutionnel « normal » des conditions d’existence n’est concevable que s’il renforce la cohésion du vivre-ensemble, que cette cohésion soit vécue comme réalité immédiate ou comme promesse : toute société ne peut exister que si elle réussit à conjuguer un pôle de stabilité avec un pôle de fluidité. Or, ce que révèle la crise sanitaire présente, c’est une double crise : une crise de la stabilité, plus une crise de la fluidité, rendant impossible la poursuite du statu quo, rendant indéfendable l’illusion que tout pourrait, malgré tout, continuer comme avant. Les hommes ne détestent rien tant que le changement : mais ils n’ont aujourd’hui vraisemblablement plus le choix, même si cela ne présage en rien de la nature de ce changement.

Les ruptures doivent toujours être enchâssées dans des continuités, quitte à devoir inventer ces continuités pour que les ruptures deviennent possibles.

Au regard de toute l’histoire de l’humanité, considérée dans le très long terme, c’est bien la recherche de la stabilité sociétale qui semble être un fil de trame : la modernité a réussi l’exploit de faire considérer cette recherche de stabilité comme une anomalie, alors que c’est la revendication de la fluidité qui, au regard du temps long de l’histoire multiforme de l’humanité, est, pourrait être, une anomalie anthropologique. La « modernité », avec son mythe du progrès, sa flèche du temps, etc., en contradiction avec tout ce que nous connaissons de la perception de l’histoire des sociétés pré-modernes, ou a-historiques, surévalue culturellement son besoin de fluidité, alors que, dans sa pratique quotidienne, ce qui domine ce sont ses références constantes et contradictoires à la stabilité (cf. le développement du romantisme au XIXe siècle, ainsi que les premières préoccupations de la Nature [Serge Audier, La Société écologique et ses ennemis], etc.).

Il ne s’agit pas d’opposer stabilité et fluidité sociétales ; on a affaire à une dialectique particulière, que l’ensemble des sociétés humaines, sauf la nôtre, avait réussi à maîtriser : la modernité est ce moment particulier de la rupture de cet équilibre séculaire, qui a grossièrement débuté au XVIe siècle, mais qui se caractérise non pas par le choix de la dynamique, opposée à la stabilité, mais par une reconstruction permanente de cet équilibre dynamique. La recherche de la stabilité n’a ainsi pas été abandonnée, c’est seulement l’exigence de la reconstruire de plus en plus rapidement qui s’est accélérée.

L’accélération de la société ne peut pas se comprendre indépendamment de l’effondrement parallèle de ses référentiels de stabilité, il n’y a accélération que pour compenser la dissolution des repères. Lorsque j’émets l’hypothèse que les hommes ne détestent rien tant que le changement (et je suis tout à fait conscient du caractère excessif de la formule), vient bien entendu immédiatement à l’esprit la longue et interminable cohorte de tous ceux et toutes celles qui, au cours de l’histoire, se sont battus, et continuent à le faire, pour justement changer le monde. Je pose seulement la question : se battent-ils pour accélérer le cours des choses, reprendre le contrôle de sa dérive, se battent-ils pour prendre de vitesse la locomotive folle de l’histoire, se battent-ils pour ne pas se faire déposséder d’un progrès ? Il me semble bien plutôt que les combats sociaux peuvent également s’inscrire dans une protestation contre une telle dérive, contre une telle dislocation des référentiels vécus, sans qu’il faille automatiquement et nécessairement les affubler d’un côté réactionnaire ou d’un penchant traditionaliste à la défense d’un statu quo ou à la défense d’une logique de soumission.

D’une façon générale, je dirais que les États et les pouvoirs sont certes des pôles de stabilité institutionnels, puisque leur légitimité en dépend, mais qu’en même temps l’essence du pouvoir comporte une contrainte d’accroissement, source de déséquilibres et de conflictualités. C’est d’ailleurs l’une des leçons des sociétés sans État que d’avoir été capables de ne pas se laisser entraîner dans le processus d’accélération inhérent aux processus d’autonomisation du pouvoir, en refusant cette autonomisation qui est au fondement des États – tout n’étant pas rose pour autant dans les sociétés sans État. Ceci pour dire que la volonté de changer le monde exprimée par les contestations sociales n’est pas en soi incompatible avec un souhait de stabilité, un besoin de paix, de paresse, de lenteur, de rêverie, de flânerie, de contemplation, de sérénité, de partage, d’amour, d’évasion, qui tous peuvent aussi générer action, combat et refus.

LOUIS
Colmar, le 21 avril 2020


[bleu marine]PS : quelques précisions suite à d’amicales remarques[/bleu marine]

Quant à l’idée même de révolution, est-il sûr qu’elle se caractérise par un retour ? Il y a bien entendu, derrière l’idée de révolution que nous portons tant bien que mal, un appel à une radicale nouveauté. Ce que j’essaye d’exprimer par ma provocante formule « les hommes ne détestent rien tant que le changement », ce n’est pas une limitation de cette radicale aspiration, mais plutôt une incapacité à la penser, à la partager, à la concevoir, prisonniers que nous sommes d’un proche passé qui nous cache « les lointains de l’histoire et leurs tragiques possibilités de renouvellement » (Ernst Bloch).

Ce que j’essaye de traduire, c’est aussi de mettre un bémol sur un a priori contestable qui voudrait que l’aspiration à la révolution traduise automatiquement et nécessairement une aspiration au changement dans la rationalité en devenir d’un futur souhaitable. En prenant l’exemple de la Révolution française et ses ambitions romaines, je voulais souligner qu’une réelle aspiration au changement peut, et dans les faits le fait souvent, revêtir une rationalisation qui puise contradictoirement sa cohérence dans le passé, parce que la rationalité de l’action présente est seulement en construction. Pour prendre un exemple récent et tout à fait emblématique, je citerais l’enfermement final de l’Internationale situationniste (IS) dans la logique des Conseils ouvriers... (Attention, je ne dis absolument pas que la critique de l’IS se réduise, ou serait réductible, à la logique des Conseils !). Je veux seulement pointer l’extrême difficulté à penser le changement.

C’est vrai que, dans mon texte, j’ai laissé planer une grosse confusion entre les rapports au passé (et plus généralement à l’histoire) tels qu’ils opèrent dans les sphères du pouvoir et dans celles de sa contestation, encore qu’ils ne soient généralement pas si tranchés que cela... Dans la perception « classique » de la contestation (marxienne et dérivée, pour simplifier), ce serait elle, la contestation, qui serait porteuse de la meilleure vision du futur, alors que la perception du pouvoir serait tendanciellement plus « conservatrice » : on voit bien qu’une telle approche ne fonctionne plus.

Ces dernières décennies, ce n’est plus la contestation qui incarnait, dans la pratique sociale effective, de quelque manière qu’on la considère, un avenir possible, sinon souhaitable, tout au plus incarnait-elle la protestation impuissante contre la marche forcenée à l’abîme. Bref, c’est le système lui-même qui incarne l’avenir, mais un avenir sans mots, sans épaisseur, sans promesse, un avenir immobile, un avenir « mort » (un objet emblématique de notre époque pourrait ainsi être le « tapis de course »).

Ce qui a motivé mon texte c’est la tentative de cerner la contradiction entre la fuite en avant technologique, financière, commerciale, du système et, non seulement son arrêt pratique tel qu’il nous est aujourd’hui donné à voir, mais aussi la promesse macronienne (largement partagée par toutes les élites) de tout faire pour un rapide retour à la normale, cette « normale » m’apparaissant clairement comme une illustration d’un temps figé, phagocyté, sclérosé, comme gelé par la peur de l’imprévu et de l’inattendu. Cette crise incarne, dessine, un immense paradoxe (que je pourrais, tiens, baptiser le « paradoxe du tapis de course »), celui d’une fuite en avant insensée justifiée par un référentiel intellectuel et culturel dépassé. Pour les politiques, le « monde d’après » doit être différent, et en même temps il faudrait tout faire pour que l’économie reparte comme avant.

Je ne connais pas bien Braudel, mais je partage son approche selon laquelle « il est faux de considérer toute activité marchande comme relevant ipso facto du fonctionnement capitaliste, et ce jusqu’à nos jours ». Je suis donc d’accord pour réserver le terme de capitalisme à la fusion des « capitalismes » marchands, industriels et financiers.

Concernant la date de naissance du capitalisme, je la situerais au tournant du XVIe siècle, parce que c’est à ce moment qu’il commence à s’autonomiser vraiment : des traces de gestation, on peut en trouver beaucoup avant cette date, mais je dirais qu’elles ne font pas encore « système » (je pense en particulier à ce qui se passe dans les monastères [cf. Pierre Musso, Lewis Mumford], et au développement des canons et de l’artillerie [Robert Kurtz]).

Sur la naissance de l’État « moderne », les choses sont tout aussi complexes, mais on peut, me semble-t-il, également dater son autonomisation des alentours du XVIe siècle (Machiavel, Hobbes, François 1er, etc.). L’État et le Capitalisme, dans leurs significations « actuelles », me semblent bien être nés conjointement (je renvoie ici à Michel Henorchsberg, La Place du marché).

Braudel signale le rôle central de la culture : je partage cette approche, et pense même qu’il a été grandement sous-évalué dans la naissance de la « modernité ».

Pour résumer ce tournant du XVIe siècle, je dirais qu’il est caractérisé par une métamorphose de la représentation du monde (Christophe Colomb, Magellan, Copernic, etc.), de la représentation religieuse (Luther, etc.), de la représentation politique (Machiavel, etc.), d’une co-construction de l’État et du marché, toutes ces métamorphoses finissant rapidement par converger en un système cohérent (ce qui ne veut pas dire exempt de contradictions...) que l’on peut également mettre en relation avec Newton, Hobbes, Descartes, etc.

C’est donc bien un système global qui se met en place, et c’est ce système que j’appelle la « modernité ». Mais c’est là que les choses commencent à se corser. En effet, depuis ce tournant historique, l’époque qui est née à ce moment-là (qui n’est bien entendu pas non plus datable au chronomètre...) n’a eu de cesse de construire et reconstruire une continuité historique pour en garantir et en préserver la dynamique propre.

Il me semble que depuis ce tournant du XVIe siècle, toutes les forces historiques en présence, à travers toutes leurs facettes (politiques, économiques, philosophiques, culturelles, scientifiques, etc.), poussent dans le sens de cette continuité, dans le sens d’une vision unitaire et cohérente de cette époque. Les seules variantes disponibles concernent le sens, les modalités et/ou les significations de cette dynamique, la critique radicale y compris : la continuité de cet épisode historique n’est que marginalement, selon moi, remise en question.

Ce qui structure ma démarche et ma critique, c’est que justement cet épisode historique né au XVIe siècle (que pour simplifier je nomme la « modernité ») ne peut plus être compris dans le cadre, le contexte d’une continuité essentielle. Selon moi, c’est l’enfermement conceptuel dans une continuité historique du capitalisme qui empêche de comprendre la spécificité de ce que nous vivons.

Je suis en train de relire La Grande Transformation de Polanyi [1944]. La première phrase est : « La civilisation du XIXe s’est effondrée. » Il fait référence à ce moment charnière que représente la Première Guerre mondiale. Ce qui n’a toujours pas été compris, c’est que cette civilisation s’est réellement effondrée à ce moment-là, et que ce qui a suivi relevait d’autre chose, d’une autre logique.

« Suivant les critères de ce siècle-là [le XIXe], la première décennie de l’après-guerre apparaissait comme une ère révolutionnaire : vu à la lumière de notre propre expérience, elle fut précisément le contraire. Le dessein de cette décennie fut profondément conservateur, et exprima la conviction quasi universelle que seul le rétablissement du système d’avant 1914, “cette fois, sur des fondations solides”, pourrait ramener la paix et la prospérité. Au vrai, ce fut de l’échec de cet effort de retour au passé que naquit la transformation des années 1930. » Je suis arrivé à cette même conclusion par mes propres voies. Ce qu’il faut souligner, c’est que cette Première Guerre mondiale n’est pas un accident de parcours sur l’autoroute du développement du capitalisme, un simple intermède avant que les affaires puissent reprendre as usual : il s’agit bien d’une bifurcation dans la substance même de ce que nous avons continué à appeler le capitalisme, la modernité, etc.

Avec le recul d’un siècle, on peut aujourd’hui s’apercevoir que tous les éléments qui structuraient la naissance de la « modernité » au XVIe siècle sont simultanément entrés en crise au tournant du XXe : le XXe siècle est l’histoire de la prise de conscience que ce qui était vécu comme des crises séparées (scientifiques, artistiques, culturelles, géo-politiques, techniques, religieuses, etc.) qui, chacune dans son domaine, s’évertuait à renouer les fils rompus, finit aujourd’hui par faire système, non pas comme un nouveau et dernier stade en date du « capitalisme » ou de la « modernité », mais comme déstructuration complète du référentiel historique du XIXe siècle qui reste encore, malgré tout, au fondement de notre propre représentation impossible du monde actuel.

Ce qui m’avait frappé dans le discours de Macron concernant l’annonce du déconfinement, c’est précisément cette volonté, ce fantasme, de pouvoir renouer, comme si rien ne s’était passé, avec le « monde d’avant ». Même quand il laisse penser, dans sa conclusion, qu’il faudra reconsidérer un certain aventurisme politique et économique, c’était bien dans le sens d’un certain retour idéalisé à une forme d’État-providence (mais qui ne fera évidemment pas long feu).

Les questionnements récurrents sur les différences nécessaires ou souhaitables entre les « mondes d’avant » et les « mondes d’après » sont donc tout à fait pertinents. Non seulement parce que se pose la question de fins souhaitables, mais aussi, en même temps, parce que se pose le problème de ne plus pouvoir faire comme avant, parce que la continuité de l’histoire vécue ne fonctionne plus. Cette continuité ne fonctionne plus comme conséquence d’un délitement insidieux de la cohésion de la « modernité classique » [pour nommer sa phase « ascendante » du XVIe au XIXe siècles], mais aussi parce que les crises sanitaires et écologiques limitent, bornent de fait cette continuité largement illusoire, spectaculaire...

Le problème que nous avons à résoudre est que les logiques de stabilité et les logiques de fluidité sont devenues transversales aux camps politiques. Les enjeux ne tournent plus entre une défense de l’avenir (incarné par un camp progressiste, partisan du renouvellement sociétal) et une défense du passé (incarné par un camp réactionnaire, partisan d’un statu quo) : un tel découpage ne signifie littéralement plus rien. C’est toute la dynamique de l’histoire qui pose problème : quelle stabilité pour quelle dynamique, quel équilibre en relation avec quel mouvement, quels repères corrélés à quelles perspectives, etc. ? C’est toute la structure admise de l’histoire qui est devenue problématique.

Ainsi, l’élément central qui permet d’affirmer que la perception historique de la « modernité » ne fonctionne pas, ne fonctionne plus, c’est qu’elle est absolument incapable de considérer les deux guerres mondiales autrement que comme des accidents, des coups de sang malheureux, des coups de folie qui n’ont fait que troubler la quiétude normale du cours des choses. Bien sûr, on colle sur ces événements des tas d’anecdotes diplomatiques, militaires, économiques, etc., mais ils ne sont jamais appréhendés comme des faits historiques totaux, qui questionnent les fondements les plus essentiels de notre époque et de notre société. Les explications centrées sur l’économie passent à côté de l’essentiel, dans ce cas particulier-là, comme dans quasiment tous les autres...

LOUIS
Colmar le 26 avril 2020


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