A Contretemps, Bulletin bibliographique
Slogan du site
Descriptif du site
Digression sur la nuance
Article mis en ligne le 11 janvier 2023
dernière modification le 3 janvier 2023

par F.G.


« Malheur à moi, je suis nuancé. »
Nietzsche
« Car nous voulons la nuance, encore. »
Verlaine



PDF

Le silence de celui qui sait est le savoir même. Ou ce qu’il produit de plus noble quand il devient impossible de contredire l’ignorance. Peut-être que ce temps est venu où, accablé par son triomphe, nous sommes bien obligés de constater, pour soi-même je veux dire, que l’expérience des partages et des excès d’un temps mythologique n’était finalement qu’une manière de vivre sans complexes le temps des défaites à venir. Elles sont là sous nos yeux, accablantes de vérité, s’empilant les unes les autres comme autant d’illusions perdues.

C’est, en gros, ce que, ce soir-là, cherchait à me faire entendre Victor K., un ami de l’ancien temps dont la dernière émotion politique fut d’avoir vu cramer le Fouquet’s alors que, pour la première fois, ce samedi, il avait endossé un gilet jaune emprunté à sa voisine pour aller aux Champs. Victor, c’est un vieux pote, une antiquité que j’ai connue à l’âge tendre d’un après où, au jusant de la Grande Marée, nous ne formions pas un groupe, mais plutôt une bande dont le passe-temps favori consistait, dans les ténèbres des tête-à-tête, à préparer l’insurrection comme si elle devait advenir le lendemain. « C’était con, non ? », me dit Victor en levant son godet à l’inutile. Non, Victor, c’était notre manière de respirer après les derniers soupirs de la belle émeute de 68. Personne de la bande ne savait, alors, ni même ne voulait savoir, ce qu’il ferait de sa vie. Nous étions dans l’immédiat. Et ça nous allait. Comme ce vin mauvais dont nous abreuvait le Josse de la rue Xavier-Privas et qui, bu ensemble, valait les meilleurs crus que nous ne gouterions jamais.

Ce soir, il faisait doux pour la saison dans ce coin paumé du Bas-Belleville où Victor m’avait fixé rendez-vous dans un bar kabyle plutôt glauque d’une rue sans charme. La ville était pour partie vidée de sa faune, en transhumance réveillonnante entre Noël et jour de l’An. À vrai dire, on s’y sentait plutôt bien, à l’abri des familles et des tribus en fête. Mon pote avait la tête des mauvais jours, ceux où la tristesse triomphe de tout, et surtout de la nuance. « Mais comment fais-tu pour écrire encore quand personne ne lit plus ? » J’avais l’habitude des entrées en matière un peu abruptes de mon camarade des jeunes années. Avec le temps, elles avaient un peu perdu en tranchant, ce qui n’est jamais bon signe. Ma réponse fut à la mesure de sa fatigue : « Parce que je ne sais rien faire d’autre. » Victor, qui est tout sauf bête, comprit vite que le prélude n’était pas à la hauteur de ses intentions. « J’admets, dit-il, et je bois à nous, celui qui y croit encore un peu et celui qui n’y croit plus. »

Là, il y avait de quoi dire, et même de quoi penser.


Au début des années 1970, par endroits du moins, le Quartier latin avait encore des airs d’un roman d’après-guerre. Sa dernière bataille avait été le Joli Mai. Après l’émeute, on avait dépavé et goudronné certaines de ses grandes artères, dont le Boul’Mich. La plage était plus dure à trouver. Les autorités sont mesquines. C’est dans ce décor que la bande se rencontrait souvent, chez un Kurde de la rue Saint-Séverin, où le plat du jour était à petit prix et l’ambiance chaleureuse. C’est là que j’ai connu Victor K. Il avait l’âge approximatif de sa dégaine, remarquable et remarquée. Que cherchions-nous alors ? Des territoires de mémoire que nous traversions sans les voir tant ils se gardaient bien d’attirer l’attention. Le souvenir viendrait plus tard, nous le savions, comme nous savions que nous étions déjà des personnages historiques.

C’est à cela que je pensais, ce soir, quand Victor, dont le style vestimentaire avait changé mais pas le soin qu’il prenait à le cultiver, m’incita à rompre le pain des songes pour revenir sur terre. Sa voix grave m’y ramena : « Le drame de nos vies, disait Vassili Grossman, c’est sans doute que “nous devrions nous sentir importants les uns pour les autres”. Surtout en milieu fermé, dans ces relations d’affinité que nous disons pratiquer. Quand ces affinités sont fausses, et elles le sont le plus souvent, c’est le groupe qui prime, classiquement, c’est-à-dire la famille au sens élargi, mais avec les mêmes névroses que l’autre, la petite. “Se sentir important les uns pour les autres”, c’est au contraire prendre l’affinité au sérieux, lui donner forme, réalité, consistance, grandeur. C’est y laisser entrer le mal-être quand il pointe et les larmes quand elles viennent. Il m’arrive de penser, camarade, que je suis au bout de mon aventure singulière, qui fut aussi la nôtre. C’est pour ça que je te lis avec attention. Pour trouver des raisons de tenir. » La confession valait reconnaissance. Elle m’étonna venant de Victor que je n’avais jamais connu porté au compliment.

La contre-attaque, cela dit, ne tarda pas.

– Il y a, tout compte fait, ajouta-t-il, des fenêtres qui n’ouvrent sur rien… Se sentir solidaire de ceux qui endurent la misère ne saurait induire, sauf à sombrer dans la charité chrétienne, d’absoudre les misérables qui l’endurent sans même envisager de se révolter – et plus encore d’oublier de condamner ceux qui ne s’y résolvent pas. Le vrai mystère tient aux liens par lesquels les hommes s’attachent à leur malheur. Jusqu’à penser, pour eux, qu’il est finalement le seul capable d’éviter un malheur pire encore. L’asservissement est là, dans cette coïncidence des subjectivités abimées et de l’objectivité triomphante de la marchandise.


J’ai sans doute le tort de penser, et depuis longtemps, que, cultivé par convenance d’esprit ou inclinaison d’âme, l’attrait pour la radicalité dans le jugement procède le plus souvent d’une habitude mentale qui légitime la paresse. Et, concomitamment, que l’effondrement de la conscience demeure directement proportionné au fait que, par grandiloquence, on se retranche de l’histoire et de son mouvement. D’où mon peu de goût pour les creuses élégances stylistiques de la dénonciation sans risque, celles qui ne bouleversent que celui qui s’en repaît. Victor K. était, à n’en pas douter, dans ce registre quand, malgré les Gilets jaunes et ce qu’ils nous ont appris, j’étais bien forcé de constater que sa fenêtre à lui n’ouvrait que sur un mur, celui du ressassement et de la pose. Que l’avenir ne soit jamais joué d’avance, qu’il soit toujours aléatoire et que ce soit précisément cet aléatoire que la théorie manque, Victor l’avait oublié. Ou alors il jouait de cet oubli pour masquer son impuissance. C’est en gros ce que je lui ai dit à ce moment précis de notre dialogue. Tranquillement, sans forcer la voix, comme blasé. En ponctuant le tout par cette sentence : « L’inespéré naît toujours d’un désespoir non accablant, d’un désespoir qui ne ferme pas la perspective, qui n’évacue pas l’attente et la capacité d’attention. Dans le cas contraire, ayant perdu le sens de la nuance, on ne voit plus rien parce qu’on ne veut plus rien voir d’une réalité toujours contradictoire. »

– Et c’est quoi le « sens de la nuance » ?
– Ce qui contrarie l’arrogance critique intemporelle, ce qui ne fait pas fi de l’histoire des hommes, ce qui déstabilise la pensée fixe… une certaine propension à l’humilité, pour faire court.
– Et en quoi ne serais-je pas nuancé ?
– Parce qu’il t’importe peu, en fait, de comprendre pourquoi les « misérables », comme tu dis, restent inféodés à leur malheur social, ni même en quoi et pourquoi nos rêves émancipateurs leur sont étrangers. Parce que de l’aventure des Gilets jaunes – à laquelle tu as eu, sur d’autres amis, l’avantage de participer –, tu ne retiens que ce qui a confirmé tes intuitions, son côté émeutier notamment. Parce que le sentiment que tu ressens en constatant l’état d’ignorance généralisée de la société te plonge dans la déréliction plus que dans le renouvellement critique.

Le silence suivit la charge, laissant parler nos regards, toujours complices dans cette clémente nuit d’hiver.


Il fut un temps très lointain, pensai-je alors, où, toujours aux aguets des métamorphoses, Victor K. attendait, chez l’autre, ce moment de rupture où rien ne tenait plus des convictions acquises, où l’hypothétique prenait toute sa place, où tout devenait possible donc, le meilleur comme le pire. Là, chez le Kabyle du Bas-Belleville, c’est autre chose qui se jouait : une mise à l’épreuve de nos anciennes connivences. Il restait un noyau dur, c’est sûr, mais l’évidence s’imposait : le temps avait travaillé contre elles.

– Tu crois sans doute trop à l’histoire, me dit Victor.
– Longtemps nous fûmes de la même attente, compagnon, d’une époque où on lisait les philosophes, mais plus encore les poètes.
– Mais surtout d’un temps où la prescience des défaites n’empêchait pas les combats. Elle les désencombrait et, ce faisant, les attisait. Parce que, les ayant décrassé de toute illusion, elle les rendait simplement nécessaires. On se battait pour se battre. Parce que nous savions que gagner, c’était perdre plus gros : nos espoirs.
– Au fond, nous étions jeunes, mais très sérieusement et déjà instruits des lois de l’histoire.
– Parle pour toi, camarade. Nous sommes, toi et moi, faits des mêmes empreintes, mais elles sont d’inégale profondeur. Pour toi, il s’agissait déjà de sauver la mémoire des anciennes révoltes ; pour moi, dont l’humiliation avait botté l’âme au temps d’enfance, d’être sans nuances. Déjà !
– Tu parles des nuances de la soumission quand je parlais des nuances de l’interprétation, soyons précis.
– Je te reconnais bien, camarade, toujours précis, et au fond ça me rassure. Il faut croire que nous n’avons pas démérité du temps qui passe. Toi et moi avons appris ensemble qu’on ne périt que dans la défensive et qu’il n’est d’autre manière de vivre que dans l’attaque.
– Et le cessez-le-feu !
– Voilà bien la preuve du fossé qui nous sépare. Tu restes un dialecticien quand je ne l’ai jamais été.
– La nuance vient sans doute de là.

Comme il convient, le dernier verre fut pour la route. Nous la fîmes ensemble puisque nous étions voisins.



Victor K. habite rue des Partants – « un nom qui nous va bien », dit-il. C’est là que nous nous sommes séparés jusqu’à la prochaine dans une chaleureuse accolade. Puis j’ai cheminé seul jusqu’à mon logis. Dans toute conversation, pensai-je, il existe deux niveaux d’échange. Le premier aligne des mots qui disent ou déguisent ; le second engage des regards qui se croisent, de visage à visage, d’âme à âme, du dehors au dedans. C’est souvent le second qui compte. Dans l’écriture, c’est pareil. Il y a toujours les mots écrits et les mots sous les mots, la conscience du dessous.

À l’heure du couvre-feu des passions et avant d’entrer dans la nuit prometteuse, celle des rêves accomplis, je repensais à nos élans de jeunesse. Victor avait tendance, à l’époque, à l’exalter, cette jeunesse, à y voir la preuve d’un irréconciliable. Il avait tort, bien sûr, et ne tarderait pas à s’en rendre compte. Aucun état n’est durable, et celui-ci le premier. Moi, qui avais le même âge, je voulais vieillir. Comme l’histoire. Pour en éprouver les secousses et me rassurer sur son sens. C’était là, je m’en rends compte aujourd’hui, notre seule dissonance, mais elle en disait beaucoup de la nuance qui, déjà, nous séparait.

Freddy GOMEZ


Dans la même rubrique