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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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En temps de guerre…
Être de gauche en Ukraine
Article mis en ligne le 20 février 2023

par F.G.


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■ Le texte que nous publions ci-après a été récemment mis en ligne sur le site « Autre futur ». Datant d’octobre 2022 et n’étant pas signé [1], il semble refléter l’opinion de l’équipe rédactionnelle en charge de cette publication, ce qui prouverait au moins que nos amis – car ils en sont et des meilleurs – ont de la chance d’en avoir une (et, à lire ce texte, une plutôt tranchée) sur la meilleure manière de se situer, en tant qu’anarchistes, face à cette sale guerre d’agression de l’impérialisme russe contre l’Ukraine. Car, au vu de cette contribution au débat, riche d’informations et de convictions plus ou moins clairement énoncées, il semble évident, pour ses rédacteurs (et leur hôte), qu’on ne saurait « être de gauche ou libertaire » en cultivant incessamment des questionnements et en se laissant aller à une certaine « condescendance » dans l’exposé des motifs.

Ainsi, dans une note de ce texte, il nous est nommément reproché de l’être, condescendants, mais avec excellence, ce qui ne saurait nous ravir, même si le qualificatif prétend excellemment contrebalancer le jugement général. À vrai dire, plusieurs des textes que nous avons publiés en lien direct ou indirect avec cette sale guerre – souvent repris d’ailleurs ou puisés à notre fonds d’archives d’anarchistes condescendants – n’attestent, il suffit de les consulter pour s’en apercevoir, que des doutes quant aux vérités auto-construites d’un certain « anarchisme de guerre » (non pas civile mais nationale, pour ce qui est de l’Ukraine). Quelques-uns de ces textes nous ont valu, c’est vrai, des remarques ou reproches quant à notre positionnement supposé.

Nous devons, donc, préciser à toutes fins utiles pour les mal-comprenants que, hors condamner sans nuances l’agression poutinienne contre la nation ukrainienne, la seule position que nous défendons ici, consiste non pas à juger des formes de la résistance – armée – que lui opposent des libertaires ukrainiens courageux, mais à mettre en garde leurs partisans contre les illusions lyriques que trimballe toujours la croyance, maintes fois démentie par l’Histoire, qu’il y aurait corrélation nécessaire entre guerre de libération nationale et émancipation sociale et humaine.

Il en va, pour nous qui ne sommes pas encore en guerre, de faire le pari de la lucidité sans rivages en maintenant un certain cap critique : celui de l’impérative nécessité de résistance aux propagandes et contre-propagandes diverses à laquelle cette guerre dramatique nous soumet. Car, comme toute guerre, sa première victime est la vérité sur les intentions qu’elle avance et les illusions qu’elle charrie.

Rien de plus, mais rien de moins !

À contretemps



En temps de guerre, on n’est pas de la même façon de gauche ou libertaire en Ukraine et dans le reste du monde : ce constat a de quoi exaspérer ceux qui, engagés dans la résistance contre l’invasion russe de par leurs convictions de gauche ou libertaires, sont confrontés à la défiance de ceux d’« ailleurs », de l’Ouest surtout, avec lesquels ils pensaient partager ces convictions. Loin de chercher à se justifier, ils argumentent leur engagement.

La différence est assez nette entre, d’une part, l’hostilité plus ou moins contenue, mais aussi parfois le parti-pris prorusse, manifestés depuis l’invasion de l’Ukraine par une certaine gauche et extrême gauche populiste plus ou moins autoritaire ou encore tiers-mondiste, campiste (ex-URSS versus USA) et, d’autre part, la bienveillance et souvent le soutien apporté à la résistance opposée par les Ukrainiens à l’occupation au sein d’une autre gauche, plutôt social-démocrate, communiste, d’inspiration trotskiste par exemple, anarchiste ou écologiste. On s’en aperçoit aisément dans un pays comme la France en pensant aux déclarations plutôt confuses d’un Jean-Luc Mélenchon associé à la figure de Jean Jaurès pour son « pacifisme visionnaire » par ses proches, à l’édito du Monde diplomatique (de juin 2022) qui exhortait de cesser de « saigner la Russie », aux prises de position solidaires d’autres composantes de l’actuelle union de la gauche, la Nupes, ou encore à celles d’un Olivier Besancenot, du Nouveau parti anticapitaliste, de retour d’une visite de travail en Ukraine chez ceux qui s’opposent à l’invasion.


Cela étant, même au sein de chacune des familles de cette seconde gauche et extrême gauche, on observe parfois comme un flottement dès lors qu’il est question de pacifisme/antimilitarisme et, surtout, de l’attitude à adopter vis-à-vis de l’Otan. En effet, la guerre menée par la Fédération russe contre l’Ukraine marque un tournant qu’il serait ridicule d’ignorer : l’actuel régime russe, Poutine et ses hommes incarnent l’esprit belliqueux, l’autoritarisme, l’agressivité au nom de valeurs réactionnaires, etc., de sorte que l’Otan, longtemps sous le coup d’accusations similaires, fait inévitablement figure de rempart. Ceci ne change rien aux abus et aux crimes que l’Otan a pu commettre par le passé [2].

Ce type de flottement est assez fréquent et on le retrouve parfois là où on s’attendait le moins. On peut le déceler par exemple chez certains libertaires dans une brochure parue en mai 2022. La condamnation de l’invasion y est sans faille mais, tout en réitérant, sur un ton plutôt condescendant, l’appel à la solidarité avec les victimes du bras de fer Est/Ouest [3], les auteurs procèdent à un ample tour d’horizon géopolitique centré sur la responsabilité occidentale dans la déstabilisation de la Serbie, des Balkans et de l’Europe. Une question risque ainsi de s’insinuer : à l’instar des Albanais du Kosovo, les Ukrainiens ne seraient-ils pas en train de se mettre au service de l’expansion de l’Otan sous la houlette des États-Unis et au grand profit de ces derniers ?

Or il se trouve que nombre d’anarchistes se sont engagés sur le front dès les premières semaines de l’occupation de l’Ukraine. On apprend beaucoup de choses sur leur détermination, leur filiation historique et leurs motivations en visionnant le petit film d’Enguerran Carrier, L’Arme à gauche [4], qui leur donne la parole ou en lisant l’hommage que leur rendent certains médias prestigieux ukrainiens et occidentaux – qu’il s’agisse de Maksym Butkevych, co-fondateur du réseau « No Borders », au lendemain de l’annonce de sa capture sur le front de Donbass (Peter Beaumont dans The Guardian daté du 17 juillet 2022) ou de l’anarchiste Sergey Petrovichev qui, bien qu’amputé d’une jambe en 2014, a repris le combat en raison de ses compétences informatiques. Ce Russe qui, par solidarité, a ukrainisé son nom, a participé à la bataille de Kiev puis à la libération de Boutcha et Irpin, avant d’être tué près d’Izioum. Sur le Net, de nombreux sites libertaires en différentes langues s’en font l’écho et relaient les informations sur eux, leur histoire récente, leurs propos, leurs écrits politiques.


S’agissant de la gauche, rappelons que, une fois écartées les formations dites socialistes, progressistes, communistes, qui en réalité sont tout simplement conservatrices et se complaisent dans la nostalgie de l’URSS, elle occupe une place marginale en Ukraine, de l’aveu de ses propres partisans. Le phénomène est le même que dans d’autres anciens « pays de l’Est », sauf que la guerre en cours remet en question l’existence même de l’Ukraine. Ceux qui se réclament de la gauche, ou qui sont accusés par la droite d’en faire partie, même lorsqu’ils sont sur des positions sociales-démocrates ou libérales progressistes, appartiennent plutôt à ce que l’on appelle en Occident l’extrême gauche…

De surcroît, leur message est souvent sérieusement brouillé. Il a fallu une déclaration solennelle en mars 2014, signée par des formations d’extrême gauche et des anarchistes, pour contrecarrer les provocations d’une organisation autoproclamée marxiste révolutionnaire issue du Parti communiste d’Ukraine comme Borotba (La lutte) dont les dirigeants se présentaient comme des victimes des fascistes alors qu’ils agissaient pour le compte de l’ancienne administration ukrainienne et de Moscou. Ce sont leurs arguments qui ont aidé Podemos en Espagne, Syriza en Grèce et Die Linke en Allemagne à « prouver » le caractère fasciste des manifestations de masse pendant la révolution du Maïdan.

Certes, même dans cet espace politique réduit que constitue la gauche, les débats sont vifs comme en témoigne, en juin 2022, dans un dialogue avec Tom Harris, Vladislav Starodubtsev [5], de l’organisation Mouvement social (Sotsialnyi Rukh). Présentée par leurs interlocuteurs en France comme « la plus grande organisation de gauche en Ukraine », cette ONG est issue de l’Opposition de gauche d’inspiration trotskiste : « Nous avons beaucoup de désaccords semblables à ceux que l’on peut avoir dans la gauche occidentale. Certains sont plus influencés par la gauche occidentale ; ils veulent parler davantage de l’expansion de l’Otan. D’autres pensent que cette discussion est très coloniale et occidentalo-centrée et que nous devrions produire nos propres récits ukrainiens. Cette discussion est assez importante dans notre organisation. En général, les débats opposent la vieille gauche trotskiste à la nouvelle gauche de l’organisation, plus démocratique, socialiste ou anarchiste. Nous avons en fait une unité absolue sur les questions principales. Nous sommes d’accord sur la guerre, nous voulons tous le socialisme, nous sommes tous pro-ukrainiens. »


Le malentendu au sein de la gauche occidentale à propos de l’Ukraine remonte à la révolution du Maïdan, à partir souvent des réactions qu’elle a suscitées dans le cadre de ce que l’on appelle l’anti-Maïdan, prélude au coup de force des milices séparatistes armées par Moscou dans le Donbass peu après l’annexion de la Crimée. De passage à Paris, le romancier Serhiy Jadan formulait comme suit sa position sur ce qu’il appelle simplement « une révolution démocratique typique, portée par la bourgeoise libérale » : « J’ai été profondément déçu par la gauche occidentale, et d’ailleurs pas seulement par elle. De façon générale, les militants de gauche réagissent d’une façon étrange par rapport à ces événements. Quand je parle de la gauche d’ici, je ne parle pas du Parti communiste de l’Ukraine, parce que c’est un parti au service des oligarques qui se cache derrière une rhétorique pseudo-soviétique. J’ai à l’esprit les nouveaux mouvements communistes, socialistes, anarchistes qui sont profondément divisés. Une partie d’entre eux était sur le terrain, dans le mouvement du Maïdan, et l’a soutenu. Chez nous, à Kharkov, les anarchistes ont occupé la rue avec les nationalistes. Bien sûr, ils ne s’aimaient pas les uns les autres, mais ils mettaient leur poing dans la poche parce qu’ils comprenaient qu’ils avaient une cause commune à défendre. Pour moi, c’est ce qui montre bien qu’il s’est agi d’une authentique révolution. »

C’est d’ailleurs à partir de ce moment-là que les choses ont commencé à changer en France grâce en partie aux efforts déployés autour du Comité pour la libération de l’anarchiste Alexander Koltchenko et du cinéaste Oleg Sentsov. Arrêtés en Crimée en 2014, ils seront libérés lors d’un échange de prisonniers en 2019. Aujourd’hui, ils sont au front, tandis que l’auteur d’Anarchy in the UKR est très actif dans sa ville d’origine. Dès la fin février, Serhiy Jadan a effacé sur Youtube la chanson dans laquelle il tournait en dérision le président Zelensky.

L’entretien avec deux anarcho-syndicalistes d’Ukraine de l’Est paru récemment dans la revue grecque Aftoleksi [6] est instructif à tous points de vue. Membres fondateurs de la Confédération révolutionnaire des anarcho-syndicalistes (KRAS en acronymes ukrainien et russe), Anatoly Dubovik (né en 1972 en Russie, établi depuis longtemps en Ukraine, donc ce que l’on appelle un russophone) et Sergei Shevchenko (né en 1973 à Donetsk, ville qu’il a dû quitter en 2014, engagé sur le front dès février) s’entretiennent avec Yavor Tarinski, né à Sofia, résidant à Athènes où il collabore à Babylonia et Agora International. Les questions posées par ce dernier ne sont pas toujours commodes pour ses interlocuteurs dont les réponses sont formulées dans des termes simples et clairs, s’en tenant aux faits et s’abstenant de recourir aux tours de passe-passe politiciens triomphalistes dont les héritiers de la rhétorique marxiste ont le secret. À la question, par exemple, sur la facilité avec laquelle, dès les premiers jours, les séparatistes prorusses se sont emparés des villes du Donbass, ils répondent : « Oui, il n’y a pas eu de résistance de la part des autorités locales, c’est-à-dire l’administration, la police, les services secrets. Dans le meilleur des cas parce qu’elles ont disparu ou pris des distances, dans le pire des cas parce qu’elles ont pris la tête de la révolte des séparatistes. La résistance est venue des gens simples, dépourvus de toute autorité, qui se sont rendus nombreux aux meetings pro-Ukraine. Mais ces rassemblements ont été attaqués par les milices prorusses qui ont battu les participants, les ont éloignés de la ville et parfois exécutés. Puis, une fois les séparatistes au pouvoir, les grèves dans les mines qui fonctionnaient encore ont été réprimées avec des méthodes de gangsters, les entreprises ont commencé à fermer, certains équipements déménagés en Russie… Le travail se faisant de plus en plus rare, la seule solution, quand on était en bonne forme physique, était de s’engager dans l’armée. Un million de gens, sur les six que comptait le Donbass, sont partis… »

« Pour nous il était clair que la Russie ne pouvait faire rien de bon pour l’Ukraine. Jusqu’en 2014, elle avait déjà instauré un régime autoritaire et réactionnaire qui niait les droits individuels et sociaux, qui persécutait et détruisait toute activité indépendante. Certes, on se posait des questions sur l’État indépendant ukrainien, mais au moins le mouvement anarchiste et socialiste a pu fonctionner pendant plusieurs années à peu près librement : il n’y a pas eu un seul prisonnier politique anarchiste alors que dans les prisons de Russie on comptait de nombreux camarades [dans les prisons] en raison de leurs convictions anarchistes. »


La parution de cet entretien en Grèce présente un intérêt particulier en raison du poids des lourds contentieux que ce pays a eu avec l’Otan au cours de son histoire d’après-guerre, contentieux qui expliquent l’indifférence, voire l’agacement, que ressent la gauche devant une guerre comme celle en Ukraine, menée somme toute à ses yeux par les États-Unis. Rappelons que, si elle a échappé à l’emprise soviétique après la guerre, la Grèce a aussi subi les contrecoups de l’anticommunisme du monde dit libre. Enfin, c’est dans un réseau de socialisation grec qu’est parue une photo montrant des militants de la KRAS défilant avec drapeaux, logo et pancartes à Donetsk. « Membres de la KRAS à la manifestation anti-Maïdan de Donetsk », pouvait-on lire sur la légende. Il s’agissait, en fait, d’un faux grossier, rappellent A. Dubovik et S. Shevchenko : la photo datait du 1er mai 2012, donc de deux ans avant Maïdan, ce que toute personne à même de déchiffrer les caractères cyrilliques pouvait comprendre puisque le mot d’ordre affiché était « La nouvelle législation du travail signifie esclavage légalisé » [7]. Alertés, les camarades ont vite supprimé la photo, mais celle-ci a pu être reprise par ailleurs. En effet, le mensonge concernant la collaboration de la KRAS avec le mouvement prorusse était répandu aussi par l’extrême droite ukrainienne, rappellent-ils, en ajoutant : « Ceux qui reprennent de telles affabulations se retrouvent du même côté que les nazis. Qui sait, cela les arrange peut-être. » Fondée vingt ans auparavant sous une configuration adaptée aux formes d’engagement politique légales et semi-légales en temps de paix, la confédération s’est auto-dissoute en avril 2014. De nouvelles formes d’organisation, qui incluaient la résistance armée, s’imposaient désormais. En 2014-2015, plusieurs anciens membres de la KRAS ont créé des groupes de combats pour mener des actions de type guérilla dans le Donbass.

Les « gauchistes » hors d’Ukraine ont l’habitude d’écouter uniquement les gens de Moscou, constatent A. Dubovik et S. Shevchenko, en déplorant que la rupture entre les « anarchistes sociaux » et les « géopoliticiens bornés » n’ait pas encore eu lieu. Cette dernière notion appartient à Yavor Tarinski qui se réfère à « ceux pour qui l’objectif géopolitique de la Russie de gagner du terrain par rapport à l’Otan mérite la perte de vies humaines dans la guerre ou la création de régimes fantoches dans les territoires occupés ».

Nicolas TRIFON
Paris, le 19 octobre 2022
Texte publié sur le site « Autre futur »