■ Victor DOJLIDA
LE DZIKUS
L’Insomniaque, 2020, 288 p.
« Je décris ces hommes parce que je leur suis reconnaissant
d’avoir existé et parce qu’ils incarnent une époque.
Victor Serge, Mémoires d’un révolutionnaire.
Victor Dojlida (1926-1997) sort de prison le 26 septembre 1989. Il vient de passer plus de quatre décennies dans les murs de la pénitentiaire française. Il a alors 63 ans. Le récit qu’il nous livre sur ses jeunes années permet de faire le lien entre son engagement dans la Résistance face à l’occupant nazi et ces délits étiquetés de « droit commun » qu’il commettra par la suite et qui lui vaudront une interminable incarcération. Qu’elle soit sociale ou bien mondiale, Victor est un enfant de la guerre. Son intransigeance ne peut se mesurer – et se comprendre – qu’à cette aune.
Victor a dix ans. Assis sur un banc, il fait semblant d’écouter le curé débiter la catéchèse du jour. Planqué sur ses genoux, un magazine de charme dont il fait défiler les pages et les images impies. Le curé anone, l’esprit de Victor vagabonde… Il revient à Trieux (Meurthe-et-Moselle), la cité de transit où s’est entassée sa famille parmi d’autres fraîchement débarquées en France. Polonais et Italiens essentiellement. Victor est de la première engeance, son fantasme féminin de la seconde : « Quand la “Cioccia” avait ses exubérances, les gamins de la “Basse Pologne” se rinçaient l’œil. Toujours vêtue de noir, elle se trémoussait jusqu’au milieu du dos et se tortillait, criant aux hommes son désir de sexe avec des mots obscènes. » Tandis que l’ensoutané brode sur les délices d’un ciel hypothétique, Victor maraude en pensée les fruits défendus du péché de chair. La baffe du curé le ramène sur terre. Victor le traite de corbeau dans son idiome natal : « Wrona ! ». Le curé étant de la même patrie comprend l’injure et accepte mal d’être comparé à un corvidé de malheur. Il promet d’en toucher deux mots à son père. Qu’il y aille se plaindre au daron Dojlida ! Ce dernier ne peut pas piffrer les curés. Si Victor s’enquille ses prêches hebdomadaires c’est uniquement pour rassurer sa dévote de mère à qui il a promis en outre de décrocher le certificat d’études. Mis au banc des gamins du quartier pour son insolence catholique, Victor rumine et grandit : « J’avais 10 ans. C’est un âge où l’on n’oublie pas les injustices et les humiliations. » Sans le savoir, l’enfant vient d’engranger le crédo de sa vie à venir. Une vie de vertueux. Vertueux au sens profane de « force morale », soit la qualité d’un individu impossible à réduire ou corrompre par un quelconque arrangement avec le camp des salauds. La charpente de Victor a été coulée dans une espèce d’acier inoxydable. Une intransigeance qui lui vaudra de passer plus de quarante ans de sa vie derrière les barreaux – d’un camp nazi ou d’une geôle française. Pour Victor, les hommes ne sont rien d’autre que les porte-faix de leurs choix et de leurs engagements – qu’ils soient héroïques à en mourir ou pleutres en nichées de collabos. Aux lâches et hargneux kapos qui croiseront sa route, il ne pardonnera rien. N’oubliera rien. Les lois d’amnistie sont les amnésies sélectives que s’accordent entre eux les hauts placés de la nation. Ceux-là même dont l’exercice du pouvoir consistera à ne jamais déroger à cet invariant propre à tout instinct bourgeois : toujours se montrer fort avec les faibles et faible avec les forts. Victor est un dzikus (sauvage) de l’autre camp. Celui des masses pouilleuses et laborieuses. Une certitude s’impose cependant à lui : jamais il n’acceptera un devenir prolo semblable à celui de son mineur de père. Les boyaux de la terre ne l’enseveliront pas davantage qu’ils ne l’aviliront… Mais revenons à la baffe du corbac. Nous sommes en 1936. L’année du déclenchement du feu espagnol, l’année du Front populaire, l’année où le parti national-socialiste rafle 99% des sièges lors de la législative allemande. L’Histoire, toujours en ombre d’embuscade, salive sa gueule de murène vorace.
[bleu marine]Avec les « Indiens »[/bleu marine]
Le père de Victor, Jan, émigre en France en 1928. La famille Dojlida est originaire de « cette contrée d’Europe centrale qu’on appelle communément “Pologne russe” ou “Biélorussie” ». Ayant trouvé à s’employer dans les mines de fer, Jan Dojdila fait venir sa famille l’année d’après. En 1934, la famille s’installe à Homécourt. Avec sa bande de potes, Victor voit son premier western au cinéma du coin : les Sioux contre le général Custer. Malgré leur cul d’endive les enfants polonais s’identifient aux Peaux-Rouges. Désormais ils s’appelleront les « Indiens ». Quand il ne file pas se baquer dans l’Orne, Victor se livre à des petites combines pour agrémenter son quotidien et ne tarit pas d’imagination pour monter des mauvais coups. Que les bastons éclatent entre bandes rivales, il n’est pas le dernier à distribuer des horions. Ou à en recevoir : « J’ai le souvenir d’avoir pris de sacrés pavés sur la tête. Même si je n’avais pas le sentiment d’être français, je ne supportais pas les manques de respect, qu’on me traite de “Polack” ou de “saindoux” entre autres ». Victor voit ses « premiers cadavres » le 10 mai 1940 après une attaque aérienne de Stukas et Messerschmitt 110. Kyrielle de corps démembrés et calcinés, mais l’usine des abords est intacte : « Décidément, ces installations industrielles, qui sont destinées à manger les hommes et à alimenter les guerres, n’y laisseront jamais le moindre rivet ». Une débâcle après, il récupère avec une poignée d’« Indiens » un stock d’armes et de grenades offensives à la caserne de Briey. Il ne le sait pas encore mais dans trois hivers, ayant intégré les FTP sous le blase de « Jules », il sera du convoi qui ira livrer ses « quadrillées », comme il les appelle affectueusement, à un certain « Alex », alias Missak Manouchian. En attendant, le Dzikus, épaulé de son complice Stanis, joue à saute-frontière entre France occupée et Moselle annexée par l’Allemagne. Sucre, café, viande, c’est à de véritables opérations de ravitaillement que se livrent les adolescents. À force de crapahuter dans les parages de la frontière, à la barbe des verts-de-gris et des douaniers, le jeune contrebandier acquiert une véritable connaissance topographique des lieux, savoir qui lui vaudra son entrée dans la Résistance locale. Lors de son recrutement, il se vieillira de deux ans et s’octroiera 18 piges. Il relate son entretien, celui qui se présente sous le pseudo de « Marcel » lui demande :
« –Tu sais ce qui t’attends si tu es pris ?
Je hausse les épaules. Je risque autant en sautant la frontière.
–Tu es bien jeune pour mourir. »
Mais Victor ne mourra pas davantage qu’il ne passera son certificat d’études.
Plusieurs décennies après, l’homme raconte avec un verbe vif et précis ses jeunes années en temps de guerre. Dénué de tout pathos et tout étalage psychologisant, le récit est factuel et terriblement vivant. Sur son engagement, pas de théorie. Une colère profonde et viscérale contre l’injustice qui ne le quittera jamais et qu’il ne parviendra d’ailleurs jamais complètement à dompter : impossible pour lui de masquer et étouffer tout sentiment de révolte sous le fard des hypocrisies de convenance. Une poignée de phrases jetées au début du livre permettront au lecteur de lier l’ancrage de Victor à cette catégorie des « gens ordinaires » si chère à Orwell : « Pour mes parents, la France, malgré les bourgeois qui y étaient visiblement aussi avides et mesquins qu’ailleurs, c’était quand même préférable à la Pologne. Nous avons spontanément mis en application un des trois termes de sa devise nationale : “Fraternité”. Cette valeur humaine inscrite au frontispice des bâtiments se propageait le plus souvent parmi les humbles, les désintéressés, les vrais gens de cœur ». Comme si à ceux qui n’ont rien, ou bien si peu, restait l’essentiel : une capacité à faire corps solide avec ces autres de même condition. Avec comme soudure, les nerfs en tension permanente et le sacré de la parole donnée. La clandestinité est une fraternité d’intensité remarquable. Victor sait que, s’il tombe aux mains de la police française ou de la Wehrmacht, il doit provoquer les coups afin d’espérer être rapidement assommé. Les vapes de l’inconscient pour gagner du temps, permettre aux camarades de se mettre à l’abri. Plutôt se faire rosser jusqu’au sang que de donner des noms.
[bleu marine]La mort en ombres multiples[/bleu marine]
Hiver 1944, la justice française remet Victor et quelques autres aux mains gantées de cuir des sbires de la Sicherheitsdienst, le service de renseignement et de maintien de l’ordre de la SS. Le vendredi 5 mai, un tribunal militaire allemand statue sur son cas ainsi que sur celui de onze autres résistants. La mémoire de Victor fonctionne comme un défilé de diapositives. À moins qu’elle ne reconstruise les épisodes à partir de fragments épars. On ne sait jamais. Mais peu importe puisque la scène judiciaire nous apparaît avec son parquet de chêne, son plafond mouluré et ses drapeaux nazis tapissant le mur du fond. Les douze prisonniers sont enchaînés et chacun est interrogé selon l’ordre alphabétique. Victor est le sixième, il se souvient : « La procédure s’avère méticuleuse, alourdie par la traduction des questions et des réponses. Je perds vite le fil de cette mise en scène laborieuse, agencée par des pantins lugubres ». Militaire ou bien civile, la mal nommée justice des hommes n’est rien d’autre qu’un simulacre compassé où, sous un apparat de froide objectivité, un magistère surmonté expurge du monde des vivants toute individualité jugée inassimilable par l’ordre public de la guerre sociale – ou de la guerre tout court. Les douze hommes sont condamnés à mort. Cependant, le destin, qui sait se montrer facétieux, épargnera à Victor de finir les yeux bandés face à un peloton de bidasses en feldgrau. Pas le cas de ses onze camarades d’infortune rapidement passés par les armes.
Le camp de concentration de Natzweiler-Struthof situé en Alsace annexée était classé niveau III, ce qui en faisait une des pièces les plus féroces du régime concentrationnaire nazi. On estime à 52 000 le nombre de prisonniers, dont une grande majorité de résistants, passés par ses grilles. Un peu plus de 20 000 y ont laissé leur maigre peau. Victor y arrive fin mai 1944. Cette fois il a ses 18 ans pour de bon et de vrai. Il porte l’écusson rouge des « éléments subversifs » et le matricule 20185. Deux lettres sont en sus badigeonnées sur son pantalon et le dos de sa veste : « NN ». « Je suis donc un Nacht und Nebel : une créature à exterminer en douce, sans laisser de traces », réalise-t-il. Il restera trois mois dans le camp avant d’entamer une infernale itinérance sous la férule d’une schlague nazie obligée de se replier et de se réorganiser devant l’avancée des troupes alliées. Marches interminables, entassements dans des wagons, épidémies de typhus, monceaux de cadavres débordant des fosses communes : la mort industrielle est un paroxysme d’effroyables régressions, un retour vers les boues originelles d’un darwinisme déchaîné où tout se perd et se dissout. Nacht und Nebel, nuit et brouillard. Au milieu de cet effondrement généralisé, Victor réussit à garder la boussole : celle de ses tripes et d’une morale qui jamais ne plia. Rescapé de l’enfer, le jeune adulte redeviendra – un court instant – l’enfant que l’Histoire ne lui aura jamais permis d’être totalement. Accueilli par les bras de sa mère, il tentera de la rassurer sur ces longs mois de captivité. Ce n’était rien, dit-il. Mais sa mère sait qu’il ment, elle a vu le sang.
Sébastien NAVARRO