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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Hommage de Rudolf Rocker à Milly Witkop :
« Nous venions de mondes différents »
À contretemps, n° 27, juillet 2007
Article mis en ligne le 12 avril 2008
dernière modification le 30 novembre 2014

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Peu prolixes en détails personnels, les Mémoires de R. Rocker sont très représentatives d’une époque où le récit autobiographique militant s’en tient, pour l’essentiel, à la sphère publique. Si pointent, ici ou là, quelques notations intimistes, elles s’inscrivent toujours dans un cadre beaucoup plus vaste, celui de l’histoire collective.

Il n’en demeure pas moins qu’un événement d’ordre privé compta beaucoup dans l’existence de Rocker : sa rencontre, en 1896, dans l’East End londonien, avec Milly Witkop (1877-1955). Il compta tant qu’il déboucha sur soixante ans de vie commune, ce qui n’est pas rien. On a dit que ces deux êtres étaient faits pour s’entendre et qu’il émanait de leur union une belle complicité. On peut le croire.

Pour parler de cette longue relation, nous avons choisi de publier des extraits, traduits de l’espagnol, d’un article écrit par Rocker au lendemain de la mort de sa compagne – et publié dans le n° 29 du « Supplément littéraire » de Solidaridad Obrera (Paris, mai 1956).

Nous venions de mondes différents, de deux mondes qui, non seulement n’avaient aucun rapport entre eux, mais se trouvaient étrangement éloignés, aussi éloignés que pouvaient l’être le bourg de Slotopol [1], en Ukraine, et la vieille ville du bord du Rhin où je suis né.

Comment et pourquoi la vie nous a-t-elle réunis ? Le comment pourrait encore s’expliquer, mais le pourquoi demeure insondable, comme la vie elle-même.[…]

Pour Milly et moi, voilà donc comment les choses se sont passées : nous nous sommes trouvés et, bien que chacun de nous provînt de sphères parfaitement étrangères, nous avons construit notre propre monde. Cela et seulement cela fut l’essentiel de notre vie.

Quand j’ai rencontré Milly, il y a soixante ans, à Londres, je faisais partie du groupe Arbayter Fraynd et travaillais à cette cause autant que je le pouvais. Milly, qui, par ses origines, était quelqu’un de profondément religieux, trouva en Angleterre une atmosphère très différente de la vie juive qu’elle avait connue dans sa petite ville ukrainienne. Dans les célèbres sweatingshops (exploitations ouvrières) du grand ghetto de Londres, où elle gagnait tout juste sa vie, il lui arrivait de travailler le jour du shabbat et même d’effectuer des tâches qui contrariaient les principes de la religion juive. La jeune fille s’y refusait parfois et, pour cette raison, perdit plus d’une fois son emploi et traversa des périodes difficiles. Elle éprouvait une certaine aversion pour les choses faites à moitié ; commencèrent alors à poindre en elle les premiers doutes.

Le hasard voulut qu’un militant actif du mouvement libertaire de l’East End fût admis dans l’atelier où elle travaillait, et, au cours de discussions, Milly entendit, pour la première fois, des choses qui, jusque-là, lui avaient été totalement étrangères et qui provoquèrent en elle un très grand trouble. Quand cet ouvrier expliqua les véritables causes de cette misère épouvantable – qui transformait le ghetto en enfer –, ses yeux se dessillèrent. Dès lors, une transformation irrémédiable s’opéra en elle : elle prit conscience des contradictions du système qui avait forgé les chaînes de millions d’êtres humains. La religion laissa alors la place aux idées nouvelles, qui s’ancrèrent en elle avec la même force. Milly était de ces êtres rares qui pensent autant avec la tête qu’avec le cœur. Elle se mit à dévorer toute la littérature libertaire qui lui tombait entre les mains et trouva ainsi un nouvel espace – qu’elle fit sien pour toujours – où exprimer ses élans intérieurs.

Elle était arrivée à Londres dans sa prime jeunesse et s’était privée de tout jusqu’à pouvoir, trois ans plus tard, y faire venir de Russie ses parents et ses trois sœurs et les installer dans un modeste logement. Seuls ceux qui ont connu les invraisemblables conditions d’exploitation qui régnaient dans le ghetto de Londres peuvent apprécier ce geste à sa juste valeur. Pour Milly, la chose était toute naturelle, elle n’en faisait jamais état.

Elle et moi, nous avons été unis pendant plus de cinquante-huit ans sans que jamais rien n’ait pu entamer notre bonheur. Il y avait au creux de notre commune existence quelque chose qu’il est difficile de décrire : une sorte de temple caché, dont seuls nous possédions la clef. Quand je me remémore, aujourd’hui, aux heures de solitude, cette belle époque, me reviennent immédiatement en mémoire les paroles de la femme d’Auban dans Les Anarchistes, de Mackay. Interrogée par un simplet sur ce qu’elle avait fait pour le bonheur de l’humanité, sa réponse est celle-ci : « Beaucoup. J’ai même été heureuse ». Elle et moi, nous aurions pu dire de même. […]

Cette harmonie qui présida à notre vie commune n’évitait pas, fort heureusement, les points de désaccord. Son intelligence la portait à se faire sa propre opinion sur toute chose et à être capable d’argumenter avec beaucoup d’habileté. Quand, parfois, une discussion nous opposait et que nous nous enflammions, il lui arrivait de me dire, pleine de joie : « Nous sommes un couple singulier. ». […]

Milly participa pleinement, concrètement et utilement aux différentes luttes et réalisations du prolétariat juif d’Angleterre. De même, elle fut de toutes les réunions internationales qui eurent lieu à Londres à cette époque. Lors de la grande grève des dockers londoniens, elle développa une intense et remarquable activité de solidarité militante en organisant, avec d’autres femmes, la prise en charge des enfants des grévistes. Par la suite, résidant en Allemagne, elle trouva dans la FAUD son espace naturel d’activité et contribua à la fondation du « Syndikalistischen Frauen-Bundes », organisation qui fut représentée dans tous les congrès de la FAUD et fournit de grands services au mouvement syndicaliste révolutionnaire en Allemagne.

Comme en d’autres occasions difficiles, Milly sut faire preuve de courage en ne reniant rien de ses conceptions pendant la Première Guerre mondiale. Lors de la publication du décret plaçant les immigrants russes d’Angleterre devant l’alternative de rejoindre les rangs de l’armée ou d’être déportés, elle fut de toutes les manifestations de protestation et finit par être emprisonnée. Peu après son arrestation, l’avocat commis d’office informait la commission chargée de statuer sur son cas qu’il tenterait tout pour décharger sa cliente de l’accusation qui pesait sur elle – sans même prendre le soin de lui demander son avis. Quand Milly prit connaissance, au cours de son procès, des intentions de son avocat, elle déclara : « Je remercie mon défenseur pour tout ce qu’il fait, mais je pense que, dans les circonstances actuelles, une claire affirmation de mes intimes convictions est sans commune mesure avec les conséquences qu’elle pourra entraîner, car seule la voix de la conscience décide de ce qu’il en est du droit et de l’injustice ». Cette déclaration lui valut deux ans et demi de prison, même si ses juges s’inclinèrent devant son courage.

Deux êtres que la vie réunit de façon si harmonieuse et qui sont associés tant d’années, finissent par fusionner. Tel fut, en effet, notre cas. Partout où l’on parlait de l’un, on pensait à l’autre. Nous formions bien, comme avait l’habitude de le dire notre ami espagnol Tarrida del Marmol, « un couple romantique ». [...]

Durant les dix derniers mois de son existence, elle tomba souvent malade, puis se remettait, mais ses forces allaient déclinant, de manière visible. Le médecin venait à la maison plus souvent qu’autrefois, mais quand les choses s’amélioraient, nous reprenions espoir. Pendant les derniers mois de sa vie, elle était très gênée par les difficultés respiratoires et était atteinte d’une sclérose de l’artère coronarienne. J’ai l’impression qu’elle voyait l’ombre de la mort arriver, mais cachait son état pour ne pas nous inquiéter. Elle était ainsi. […]

Les deux dernières semaines furent d’agonie. Sa respiration se faisait chaque fois plus pénible et, la nuit précédant sa mort, nous dûmes la transporter à l’hôpital de Peekskill. Je sentais qu’elle était en train de partir ; mon cœur était comme paralysé. Quand Fermin, Polly et moi-même, nous lui rendîmes visite le lendemain, nous la trouvâmes sous une tente à oxygène. En nous voyant, elle sourit et nous demanda de lever le rideau pour nous embrasser tendrement. Voyant Fermin abattu, elle lui dit : « Pourquoi es-tu triste, mon chéri ? Ne t’inquiètes pas ». Puis elle noua ses bras autour de mon cou et me dit, d’une voix faible mais distincte : « Je lutterai jusqu’à la fin, mon amour ». Épuisée, elle reposa la tête sur l’oreiller et ses yeux se fermèrent doucement. Nous quittâmes la chambre sans bruit, la laissant se reposer. Quand nous revînmes deux heures plus tard, elle était dans la même position, mais déjà inconsciente. Le médecin nous dit que son pouls diminuait rapidement. Une heure plus tard, elle rendit son dernier soupir. Elle mourut le 23 novembre et fut incinérée le 27 novembre. […]

La nouvelle de sa mort se propagea rapidement. De tous les coins du monde me parvinrent des messages de vieux amis, de groupes libertaires, de syndicats et d’organisations corporatives. De belles paroles furent prononcées à son sujet, si belles qu’elles agirent comme un baume sur cette blessure qui ne se refermera pas avant longtemps. Je suis heureux d’avoir des amis si fidèles qu’ils ont été capables d’atténuer, en cette période douloureuse de ma vie, ce sentiment d’abandon, de solitude provoquée par la mort de Milly. À tous, cependant, je leur demande de ne pas s’inquiéter pour moi. Je ne suis ni désespéré, ni moralement brisé, et je saurai affronter le destin comme je l’ai toujours fait. Un de ces amis, connaissant bien la nature de la relation qui nous unissait, Milly et moi, m’écrivit, en ces jours : « Vous avez vécu l’un pour l’autre si intensément que rien ne pourra briser ce lien. » Ces paroles, je les ressens au plus profond de moi.

Mis dans l’obligation de poursuivre seul ma route, la présence de Milly continuera de m’inspirer. Comme toujours. Tout au long de sa vie, elle a participé à mes combats et m’a chaleureusement soutenu dans mon travail. Peu avant sa mort, un jour où je m’étais remis à écrire, elle me dit en souriant : « Pour moi, le bruit de ta machine à écrire, c’est comme de la musique ». […]

Milly et moi aimions la vie. Malgré la cruauté et les pénuries de l’époque, elle nous dispensa un grand bonheur intérieur, beaucoup de beauté et quelques perspectives merveilleuses. Elle éloigna aussi de notre porte la monotonie et la grisaille quotidienne. Calderón avait peut-être raison quand il disait que la vie est un songe, tout ce qui nous arrive étant passager, temporaire et soumis aux changements éternels du temps. Mais c’est l’homme qui donne contenu et forme au songe. De la même façon, il peut en faire une chose lumineuse ou cauchemardesque.

Je poursuivrai donc, seul, mon combat, désormais, et ce jusqu’au tombé du rideau. Je sais que je n’ai pas vécu une vie inutile, et c’est pourquoi la mort ne m’inspire aucune frayeur. Je me sens assez fort pour affronter le destin comme l’aurait fait Milly si je m’en étais allé avant elle. […] Et j’ajouterai, pour finir, que, si j’ai apporté quelque chose à Milly, elle a ouvert en mon cœur une porte qui m’était inconnue et qui, sans elle, ne se serait peut-être jamais ouverte. Par cette porte, sont entrés la lumière du soleil, la vie heureuse et le calme intérieur, toutes choses sans lesquelles la vie n’est que caricature. […] Elle fut une part de mon existence, et sûrement la meilleure. La mort me l’a arrachée, mais elle ne pourra empêcher que sa silhouette et son visage continuent de vivre en moi, comme un précieux souvenir des années passées, d’une époque désormais engloutie et qui jamais ne reviendra.

Rudolf ROCKER
[Traduit de l’espagnol par Monica Gruszka]