A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Jouissance de la haine
Note sur le « cas Céline »
Article mis en ligne le 20 juin 2022

par F.G.



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Sa misanthropie, sa misogynie, son racisme, son antisémitisme – que Jankélévitch distinguait du racisme par cette peur spécifique de l’autre, de l’imperceptiblement autre –, son univers de haine et de ressentiment, la hargne et la jubilation qu’elle lui procurait, sa façon de se vautrer dans sa fange, seraient donc la conséquence du vécu de la guerre – la « Grande » – par Céline.

La récente publication de Guerre, manuscrit retrouvé et publié par Gallimard [1], est à ce titre un élément, non tant de justification, mais plutôt de compréhension de ce qu’on a appelé, faute de mieux, le « cas Céline ».

Il semble en effet montrer à quel point la violence qui dévora son âme le poussa vers une démesure sans tendresse caractéristique de son « style ». Un penchant qui fascine autant qu’il répugne. Cette violence du fond et de la forme serait née dans la boue et le sang de la folie guerrière où l’on fusillait les survivants des massacres parce que, justement, leur survie était suspecte et où l’on décrétait, au contraire, avec l’arrogance de l’arbitraire galonné, que d’autres estropiés seraient des héros décorés – des guignols manipulés en somme – qui inspireraient la nécessité d’autres massacres à venir. Le peloton ou la médaille : choix qui résume la promesse d’avenir des défigurés de l’âme, des gueules cassées à l’intérieur. Une société qui fait de la mort atroce de ses enfants une gloire justifierait une colère monstrueuse à l’image de ce qu’elle engendra. Le crime excuserait un désir de vengeance chez la victime impuissante. Ainsi, sa colère sublimée, vigoureuse et dévastatrice, la rage folle qui habitait Céline, pourraient sembler disculper ce que par raison l’on ne saurait comprendre. Chez Céline, dans les années 1930 et 1940, cette colère rageuse cherchera une cible sur laquelle se focaliser. Elle la trouvera dans l’antisémitisme délirant et de surcroît lâche de l’écrivain.

La jubilation que procure la haine de tout, l’ivresse envoûtante, fascinée, qu’elle libère, nous emportent jusqu’à la nausée lorsque l’on connaît la suite, ce puits sans fond, ce si profond abîme où sombra l’acariâtre Céline sans jamais exprimer le moindre repentir. L’auteur du Voyage s’adonna, en effet, sans compter à cette forme particulière d’inversion victimaire qui fut sa marque, répétant incessamment et jusqu’à sa mort : « La victime, c’est moi ! ». Le pire, si l’on n’y prenait garde, serait de prendre goût à cette haine gluante à souhait. Le danger est là, évident, car au fond la prose de Céline est « jouissive », pour reprendre ce terme si abusivement galvaudé dans ces années 1970 qui furent celles de sa redécouverte. Jouissive, oui, mais jusqu’à la honte que l’on éprouve à partager la sienne sans vergogne ni retenue. Le mécanisme est d’ailleurs connu : il procède de l’attrait voyeuriste et de la délectation maléfique que crée la tentation de partager le bonheur du bourreau. Cette sadique addiction doit questionner le plaisir même du lecteur, mais plus encore nous conforter dans l’évidence que la césure célinienne fut indiscutablement à l’origine d’une éructation qui provoqua, dans un même mouvement, un malaise et une joie mauvaise qui, grâce ou à cause du succès que remporta Céline, emportèrent la littérature du côté d’un au-delà sans limites de la folie sanguinaire – dont l’indispensable contrechant serait Camus. Je hais donc je suis, grimace en effet ce Céline qui, victime du suicide européen, y perdit la raison. Rien d’autre chez lui qu’un nihilisme (pas romantique pour un rond) et sans autre fin que lui-même. En somme, une envie de tuer et de faire souffrir avec les mots qui précèdent le passage à l’acte dont le soin de l’exécution est confié à d’autres.

« Céline n’est pas sans mérite, note quelque part Houellebecq ; il est juste ridiculement surévalué. » C’est précisément de cela que naît le trouble, de cette surévaluation à laquelle l’on se prête bien volontiers. Il y a comme ça des spectacles horribles dont on n’arrive pas à s’extraire. Même si l’on détourne le regard, il revient encore et toujours vers l’horreur. Comme aimanté.

À la différence de Giono, de Cendrars ou du Giraudoux de La guerre de Troie n’aura pas lieu – dont la tirade d’Hector mérite encore qu’on s’y arrête [2] –, Céline s’engouffra infiniment dans sa jouissance de la haine sans jamais en guérir. Il n’eut de cesse, in fine, de tourner le couteau dans sa plaie jusqu’à y trouver ce « style » littéraire qui fit sa gloire. Un cas, vraiment !

Jean-Luc DEBRY


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