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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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La Commune de Paris vouée aux gémonies
Le chaînon méconnu d’un complotisme d’État
Article mis en ligne le 20 mai 2021

par F.G.



■ Étude publiée sur le blog d’Yves Pagès : Pense-Bête - Archyves.net.

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Il y a mille façons de se co-remémorer les 150 ans de l’éphémère Commune de Paris, du 18 mars au 28 mai 1871 : en s’efforçant de rappeler son motif initial (le refus d’un armistice « humiliant » signé par la naissante IIIe République avec le roi de Prusse, accusant le fossé entre une bourgeoisie « capitularde » désertant la capitale et les assiégés des quartiers populaires agités par un esprit de conquêtes sociales), en restituant la chronologie de cette troisième insurrection parisienne du XIXe siècle ainsi que les 250 décrets émancipateurs promulgués en 72 jours à peine. Malicieusement documenté, le blog de Michèle Audin s’en charge à merveille. Mais si peu de voix osent aujourd’hui applaudir au massacre des « communeux » durant la Semaine sanglante, soldant durant la dernière semaine de mai la défaite du Comité de salut public récemment élu et la reprise de la capitale par la soldatesque versaillaise, ce n’était pas le cas à l’époque. Tandis que par milliers les dépouilles d’insurgés étaient jetées à la hâte dans des fosses communes, la cohorte des journalistes, mémorialistes et caricaturistes fidèles à la monarchie et ses valeurs chrétiennes ou ralliés à la figure providentielle d’Adolphe Thiers, « chef du pouvoir exécutif de la République française » (8 février) et futur président de la République (31 août), se lancèrent dans une surenchère macabre de calomnies dégradantes, d’insinuations diffamatoires, d’amalgames ignobles. Tout était bon pour salir leur mémoire, cracher sur leur tombe, déshumaniser leur cadavre et, faisant ainsi disparaître le corps du délit, innocenter leurs massacreurs.

Passons sur les ignominies des littérateurs médiocres et d’écrivains talentueux, dans le même sac d’ordures à cette occasion, Paul Lidsky leur a consacré un livre qui épuise le sujet [1]. Attardons-nous plutôt sur les réactions à chaud des plumitifs de presse et des faiseurs d’opinion, des plus modérés aux plus venimeux. Qui étaient, à leurs yeux effarés, ces « communeux » ? D’après Joanni d’Arsac, il s’agissait « d’inconnus (…) [ayant] sem[é] l’épouvante (…) au service des plus basses passions » (La Guerre civile et la Commune de Paris, F. Curot, Paris, 1871), « d’insurgés [dont] la mauvaise foi avait son origine aussi bien dans la perversité que dans la sottise vaniteuse et dans l’ignorance », « vautré[s] en pleine bestialité », « produit[s] du vice humain » et de la « criminalité », finalement réduits à des « incendiaires et des assassins [dont l’histoire] est naturellement exécrable » (Maxime du Camp, Les Convulsions de Paris, Hachette, 1880), « de sauvages armés de faulx et de carquois (ils en avaient !!…) », de « voleurs déguenillés », de « femelles sordides qui s’en allaient, cheveux au vent, faire main basse sur des valeurs souvent considérables » (Eugène Hennebert, Guerre des Communeux de Paris par un officier supérieur de l’armée de Versailles, Firmin Didot Frères, Paris, 1871), bref, en substance d’« un amas putride de honte, de fureurs et de sang, sous lequel disparaissait la physionomie de chacun d’eux, grotesques ou terribles », sinon d’« un lugubre cortège de criminels et de fous composant une danse macabre » où « mille parasites, vermine internationale, se ru[aient] à la grande curée de la société parisienne en décomposition » (Henry Morel, Le Pilori des Communeux, Lachaux, Paris, 1871).

Parmi ce florilège, Paul de Saint-Victor enfonce le clou plus profond encore : « Une troupe d’êtres inconnus, révélés pour la première fois par l’affiche qui portait leurs noms, rappelait, tant ils étaient obscurs, ces bandits masqués ou barbouillés de noir qui escaladent, la nuit, la maison qu’ils vont mettre à sac. Leurs sombres bandes s’ébranlent derrière eux ; elles envahissent la ville désarmée. (…) L’armée de l’émeute, enrégimentée de longue date, cernait de toutes parts les bataillons impuissants de l’ordre. Paris sentit le pied des brigands sur sa gorge. (…) Son personnel tenait le milieu entre la bohème et le bagne : émeutiers de profession, assassins de fraîche date, journalistes tarés, ruffians des faubourgs, aboyeurs des clubs, ouvriers de grèves » (Barbares et bandits, chapitre XVII : « L’Orgie rouge », Michel Lévy Frère, Paris, 1871).

À ces portraits à charge des « classes dangereuses », il faudrait ajouter deux traits récurrents : leur « ivrognerie » ou leur « folie furieuse » atavique (thèmes chers aux romanciers d’alors), mais surtout leurs origines étrangères. Ainsi, un journaliste du Gaulois, concluait-il son édito du 27 mai 1871 en conspuant ces « hordes sauvages que tous les bouges de l’Europe avaient vomies sur notre sol ». Et dans Le Siècle, J. Vilbort surenchérit : « Ainsi finit ce lamentable drame où une bande de scélérats cosmopolites a conçu et tenté de mettre à exécution ce monstrueux projet de détruire Paris. » À compulser la prose anti-communarde, le mot « cosmopolite » revient souvent, comme une idée fixe phobique. Quarante ans plus tôt, après la première révolte des canuts lyonnais, le sorbonnard Saint-Marc Girardin avait stipendié les ouvriers textiles briseurs de machines à tisser dans le Journal des débats du 8 décembre 1831 : « Ces Barbares qui menacent la société ne sont point au Caucase, ni dans les steppes de la Tartarie. Ils sont dans les faubourgs de nos villes manufacturières. » Mise en place, déjà, du fameux « ennemi intérieur ». Au début du XXe siècle, on traitera aussi d’« apaches » les petits-enfants de ces prolétaires iconoclastes. Mais, avec les « communeux », la stigmatisation n’est plus d’ordre métaphorique, elle est littérale : ces insurgés ne sont pas de vrais Parisiens, ils viennent d’ailleurs, de province, des pays limitrophes, de l’Europe entière. Peu importe si, parmi les 40 000 insurgés arrêtés, on ne compte que 1 725 étrangers (dont 757 Belges, 215 Italiens, 201 Suisses et 110 Polonais), soit tout juste 4 % du total, le soupçon xénophobe est instillé.

Derrière ce préjugé patriotard (censé contrebalancer la collusion des Versaillais avec les troupes prussiennes), il y a comme un loup, ou plutôt un chiffon rouge, c’est l’Association internationale des travailleurs (AIT), officiellement fondée en 1864. Toujours dans Barbares et bandits, au même chapitre « L’Orgie rouge », on lit ceci : « L’Internationale, cette franc-maçonnerie du crime, dont le drapeau n’a d’autre couleur que celle du sang, trônait et régnait à l’Hôtel de Ville. Elle avait recruté les touriers et malandrins de l’Europe entière. Des faussaires polonais, des bravi garibladines [sic], des pandours slaves, des agents prussiens, des flibustiers yankees. (…) Paris était devenu l’égout collecteur de la lie et de l’écume des deux mondes. Il expiait par le cosmopolitisme du crime le cosmopolitisme de corruption dont il s’était fait si longtemps le centre. » Comme l’a subtilement montré Mathieu Léonard dans un récent dossier consacré par CQFD à la Commune [2] : « La thèse du complot de l’Internationale est antérieure à la Commune. Elle apparaît dans la presse bourgeoise européenne dès les grèves de 1867 et surtout de 1868-70. Le proto-syndicalisme qui s’organise dans les centres industriels affolent les patrons qui glosent sur le trésor de guerre de l’Internationale (…) En mai-juin 1869, près de 150 personnes, pour la plupart de l’AIT, sont poursuivies par le ministère de la justice (…) pour complot et participation à une société secrète. » Or, cette thèse conspirationniste va prendre un certain essor dans les semaines qui suivent la Semaine sanglante.

Selon l’abbé Auguste Vidieu, « si la Commune s’est implantée au pouvoir pendant soixante-six jours, c’est que les organisateurs de cette orgie criminelle en avaient depuis longtemps préparé et combiné tous les éléments. Car ce n’est pas en l’espace de deux mois seulement que les passions de plusieurs milliers d’individus ont été excitées et allumées jusqu’au délire. Il y a des années que l’œuvre infernale était étudiée dans tous ses détails par cette société qui a rempli le monde du bruit de ses congrès et de la discussion de ses théories : L’INTERNATIONALE » (Histoire de la Commune de Paris en 1871, Dentu libraire-éditeur, 1871). De même l’officier supérieur Hennebert déplore : « Il ne suffit pas d’avoir frappé les être dangereux qui grouillaient dans Paris ; il faut atteindre le crime partout où il s’enfouit dans l’ombre. Or, on sait, à n’en pas douter, que l’Internationale a jeté de profondes racines non seulement dans les villes, mais dans tous les bourgs, les villages, les hameaux. (…) Le haut fonctionnaire chargé de veiller au salut de la France devra s’attacher à détruire les bandes affiliées à l’Internationale, considérée comme société secrète. » L’avocat Oscar Testut y consacre même un ouvrage entier – L’Internationale, son origine, son but, son caractère, ses tendances – pour dénoncer « sa participation dans le fameux complot des bombes », « divulguer les dictionnaires et alphabets secrets dont se servent ses intimes ». Et plaider pour son éradication. Dont acte, deux ans après que le ministre des affaires étrangères Jules Favre eut lancé auprès des ambassadeurs, en juin 1871, la chasse à ces dangereux conjurés internationalistes, la loi Defaure restreint le droit d’association et criminalise l’adhésion à l’Internationale.

La dernière strate de ce procès fait à la Première Internationale, on la trouvera dans le livre Les sociétés secrètes et la société du prêtre Nicolas Deschamps (co-écrit avec l’avocat Claudio Jannet, publié chez Oudin Frère, 1874 et promis à plusieurs rééditions). Il est le seul à faire explicitement le lien entre un plan prémédité par l’AIT dont serait issu le soulèvement communard et le rôle de la confrérie des Illuminati, fondée par Adam Weishaupt en Bavière, dans la Révolution française. Ainsi la boucle contre-révolutionnaire est-elle bouclée, et revient à sa source : Mémoires pour servir à l’histoire du jacobinisme, l’ouvrage de l’abbé Augustin Barruel, publié en 1798, qui échafaudait l’idée d’une conspiration regroupant Templiers, Rosicruciens et Illuminati, via les cercles de la franc-maçonnerie, afin de saper le catholicisme et les États européens. On connaît la triste renommée de cette thèse qui a continué d’essaimer avant de devenir un métarécit délirant au début des années 2000 [3]. Reste qu’on a très rarement souligné l’étape essentielle constituée par la suspicion envers l’Internationale ouvrière dans l’histoire des théories du complot. Et pourtant, à négliger ce chaînon manquant, on négligerait de voir combien le complotisme est souvent d’origine étatique, insinué, légitimé et relayé par des organes du pouvoir en place, et ses thuriféraires. Et, dans le cas de la Commune de Paris, sa mise en valeur aura bien servi de cache-misère, au pied de la lettre, dans le but d’occulter la part de spontanéité d’une révolte collective, sa dimension socio-économique et, in fine, l’ampleur de sa répression – 15 000 morts a minima d’après le dernier bilan établi par Michèle Audin, alors que, côté versaillais, « otages » compris, on en compte moins de mille, sans oublier les 43 500 arrestations, dont plus de 10 000 emprisonnés ou déportés en Nouvelle-Calédonie. Bien sûr, le soupçon envers l’AIT comme « société secrète » ne pouvait pas tenir longtemps la route, faute de crédibilité, tant l’association ne se cachait pas d’être ce qu’elle était : une coalition ouvrière prônant la « grève générale », mais procédant par lettres ouvertes et réunions publiques, n’hésitant jamais à montrer sa couleur, le rouge vif.

L’essor du syndicalisme et des organisations se réclamant de tous les courants du socialisme balayeront dans les décennies suivantes cet angle d’attaque. Personne n’avançait masqué, c’est le mouvement ouvrier qui émergeait à visage découvert, malgré les chapes de plomb répressives. Le complotisme anti-prolétarien ressurgira plus tard, au cours de la Grande Guerre, pour réduire la révolution russe d’octobre 1917 à une conjuration « judéo-bolchévique ». Mais ceci est une autre histoire.

Du semi-échec de ces élucubrations contre les « factieux » de l’Internationale, il est cependant demeuré un biais diffus, un penchant suspicieux et un attrait pour l’hypothèse d’une préméditation clandestine. Et, afin de le démontrer, un art de la falsification conspirationniste, qui anticipe sur les méthodes de propagande du siècle suivant. Tout d’abord, les porte-voix-et-plumes de « l’ordre moral » versaillais vont mettre l’accent sur les ruines d’un Paris livré au saccage. Les albums photos vont abonder, et même des visites touristiques des monuments mis à bas (l’Hôtel de Ville, le ministère des Finances, la Préfecture de police, le siège de la Cour des comptes et du Conseil d’État…), en tout une trentaine d’édifices officiels, incendiés sciemment par les assiégés ou bombardés par les assaillants lors des combats de rue. Le résultat sera douteux, un certain goût de la ruine, néoromantique, atténuera l’édifiant spectacle d’une « apocalypse » perpétrée par la Canaille.

En revanche, ce qui semble avoir frappé les esprits, c’est l’affabulation à propos de ces « furies » communardes, ravivées d’une antique mythologie, transportant dans des pots à lait des litres de pétrole – ce liquide inflammable qui depuis une décennie à peine servait à remplir les anciennes lampes à huile – pour allumer partout des incendies. Les dessinateurs en ont croquées des centaines, échevelées, mal fagotées, possédées par un esprit diabolique. Ces pyromanes au féminin, on les a donc affublées d’un néologisme qui a fait florès : « les pétroleuses » (sans variante mâle bizarrement, aucun pétroleur). Et comme a pu l’écrire Karl Marx : « Cette histoire [de pétroleuses] est l’une des plus abominables machinations qu’on ait jamais inventées dans un pays civilisé. »

On a, pour alimenter la rumeur versaillaise, accusé certaines insurgées de ces attentats incendiaires ; aucune n’a avoué, et les tribunaux ont fini par délaisser ce grief et les condamner pour d’autres motifs. Sans doute, fallait-il punir symboliquement l’émergence de ces nombreuses femmes, arborant parfois les uniformes de la Garde nationale, tenant des barricades ou des clubs influents, et les décrets qui les émancipaient (pension versée aux veuves de fédérés mariées ou non, aux enfants illégitimes ou naturels, égalité des salaires homme/femme instituteur-institutrice, versement d’une pension alimentaire pour permettre aux femmes de se séparer de leur mari, projet sur le droit de vote des femmes, lutte contre la prostitution…).

Sans oublier le plus pittoresque et détestable ouvrage, Le Sabbat rouge, du photographe Jules Raudnitz associé au sculpteur Pierre Adolphe Hennetier, offrant dix épreuves stéréoscopiques, dont on ne donnera ici qu’un échantillon, coupé en sa moitié :


On dirait une curiosité d’Art brut, si ce n’était un tableau vivant de l’infernale conjuration des damnée(e)s de la terre. Au bout du compte, le mythe médiatico-judiciaire de « la pétroleuse » a pris le pas sur d’autres mensonges éhontés, franche misogynie et attrait fantasmatique obligent. Une conjuration de « mégères », d’« hystériques », de « soiffardes », de « buveuses de sang », rappelant aux notables la grande peur des aristocrates en 1790 quand les sans-culottes entonnaient le dernier couplet du Ah ! ça ira : « Ah ! ça ira, ça ira, ça ira / Les aristocrates à la lanterne / Ah ! ça ira, ça ira, ça ira / Les aristocrates on les pendra / Et quand on les aura tous pendus / On leur fichera la paille au c… / Imbibée de pétrole, vive le son, vive le son / Imbibée de pétrole, vive le son du canon. »

Il n’y a qu’à regarder de plus près ce cliché d’Ernest Appert, le photographe des « crimes de la Commune », nous montrant les femmes insurgées à la prison des Chantiers, en août 1871 : elles sont portées sur la bouteille…

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Mais à y regarder d’encore plus près, on s’apercevrait que, comme toutes les photos de cette série, le falsificateur en chambre noire Appert a usé de deux subterfuges : la reconstitution des scènes avec des figurant(e)s et, ici, le collage de portraits individuels dans la foule…



Tous ses célèbres clichés des événements (exécution des « otages » entre autres) sont des photomontages, réalisés après. Aujourd’hui, on appellerait ça des fake news


Or, tout comme son collègue Eugène Disdéri, qui avait inventé le « portrait-carte » en 1854 et prêtait ses services à la Préfecture de police pour repérer les individus recherchés, Ernest Appert a participé au « Missel des communards », avec les portraits qu’il avait réalisés pendant la Commune et légués aux forces de l’ordre pour les aider dans leur traque aux insurgé(e)s. Et chaque révolution servant aussi de leçon aux concepteurs du maintien de l’ordre, c’est en 1874 que la Préfecture parisienne se dote d’un service de photographie. Le futur bertillonnage anthropométrique (face et profil) en découlera archétypant le « criminel-né », fichant les déviants de tous poils, après s’être fait la main sur les « communeux ».



Yves PAGÈS


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