■ COLLECTIF MUR PAR MUR
POUR UN ANARCHISME RÉVOLUTIONNAIRE
L’Échappée, 2021, 288 p.
« Défendez ce qui vous reste et reconquérez ce que vous avez perdu. »
Élisée Reclus, À mon frère le paysan.
L’objet est sobre. Pas de sous-titre racoleur ni d’épigraphe de connivence. Un titre sans fioriture qui pourrait être celui d’un tract : Pour un anarchisme révolutionnaire. Le nom des auteurs est cimenté au sein d’un mystérieux Collectif Mur par Mur dont on ne saura rien, mis à part que les murs en question qu’il s’agit de défaire symbolisent « le monde matériel qui s’est érigé entre nous et la réappropriation collective de nos moyens d’existence : la contrainte au travail, l’organisation industrielle de la production, la transformation technologique de l’espace en métropole, le maintien de l’ordre économique par l’État ». Des mots froids pour des concepts froids qui tentent de cartographier le déploiement, toujours plus massif et intime, du capitalisme, avec d’un côté du manche la classe bunkérisée des rentiers en plus-value exponentielle et de l’autre, celle des exploités. Non pas « dominés » ni « discriminés » mais bien « exploités », ce bon vieux substantif d’usage encore fréquent à la fin du siècle dernier et dont la charge, autrement plus inclusive que cette orthographe torturée déclinée dans les proses administratives et militantes, suffisait à faire naître dans l’esprit de ceux s’y identifiant le sentiment d’appartenance à la fameuse classe des prolétaires. De là la reconnaissance, à la fois mécanique et implicite, d’une condition universellement partagée : celle de sangs, de larmes et de sueurs versés dans la tuyauterie avide d’une ingénierie mondialisée qui, sous le masque fielleux d’une panacée progressiste et redistributive, ne serait jamais rien d’autre qu’une espèce d’insatiable extracteur de jus humain.
Les vaches sacrées du capital
Pour sortir de cette sinistre condition, l’anarchisme révolutionnaire donc avec retour à certains fondamentaux : soit la liquidation de l’État et du capitalisme. Sourire condescendant, moue fatiguée, regards vaporeux, « v’là le scoop ! » pourraient souffler ceux pour qui la recette, vieille de bientôt près deux siècles, a fait son temps. Tout n’a-t-il pas déjà été écrit et pensé sur cet horizon libertaire débarrassé de l’oppression étatique et de l’aliénation marchande ? Ce serait faire l’impasse sur le fait que toute appropriation de l’idée anarchiste – et son incarnation dans un présent fait d’alliances et de luttes – implique l’ajustement de ce que les membres du Collectif Mur par Mur appellent la « visée ». Dans cet exercice à haute ambition balistique, le travail fourni par le Collectif Mur par Mur est en tout point remarquable. Remarquable dans sa capacité à synthétiser au plus juste, remarquable dans son inscription historique et dans ses ambitions qui, loin de nous alourdir avec d’énièmes purées doctrinaires ou postures en néo-radicalités, arrivent à conjuguer constance et plasticité de l’idéal anarchiste. À rebours des « syllogismes liquides de la postmodernité » et de tout référentiel libertaire upgradé en post-anarchisme porteurs d’ « une lutte antihistorique [consistant] à se débattre perpétuellement avec tous les micros-pouvoirs qui nous constituent », la « visée » ici proposée récuse toute corruption ou dilution des ambitions promues par quelques grandes barbes du XIXe siècle. Citant un Bakounine méfiant vis-à-vis de toute avant-garde (autant de « tentatives artificielles » et de « conjurations secrètes » promises à se briser contre la force publique et les ligues patronales), les auteurs nous rappellent que nulle autre révolution que « spontanée, c’est-à-dire populaire et sociale » n’est souhaitable pour qui veut, définitivement, rompre la fatalité des séquences révolutionnaires venues alimenter la genèse, faussement étiquetée « démocratique » ou « populaire », de nouveaux monstres froids. Une spontanéité qui en rappelle une récente, celles des Gilets jaunes dont l’irruption au cours de l’automne 2018 est jugée à juste titre comme ayant été « la plus importante situation pré-insurrectionnelle depuis 1968 en France ». Un constat, est-il besoin de le préciser, que l’on partage surtout pour qui a vu avec quelle aisance et fluidité certains outils anarchistes (refus de toute représentation, assemblées souveraines, manifestations autonomes, etc.) ont été adoptés par le peuple des ronds-points. Que bon nombre de structures libertaires et certains de ses « penseurs » (on songe par exemple au sociologue désormais anarchiste Philippe Corcuff pour qui la nature « composite » du mouvement fluo fut surtout l’indicateur de la bonne santé de l’antisémitisme dans l’Hexagone) aient gardé une distance sanitaire avec la piétaille manifestante en dit long sur l’état de rigidité mentale d’un courant politique censé être au plus près du pouls des colères populaires. Comme quoi on peut se revendiquer de l’anarchie et, en bon conservateur éduqué dans l’entre-soi militant, se garder de mettre un orteil dans quelque effervescence de rue qui ne cocherait pas toutes les cases des puretés et bien-pensances du moment – ou bien s’éloignerait par trop des catégories victimaires recensées dans le digest post-moderne. Étrange frilosité d’une démarche politique rétive à se frotter à toute altérité vue comme irréductible ennemie. Mais, au fond, à chacun ses essentialismes de salaud et les vaches sacrées du capital seront bien gardées.
Un des chapitres les plus stimulants du livre est aussi un des plus inattendus. Intitulé « Le réel de la condition humaine : reprendre l’intuition de Bakounine », la réflexion essaie de baliser ce vaste questionnement d’une nature humaine essayant, en vain, de saisir sa propre substance à travers la médiation symbolique du langage. Traçant un pont entre Bakounine et Lacan pour lesquels « le réel échappe à la représentation », les auteurs en déduisent que « tout se passe comme si, en se représentant symboliquement une chose, nous n’avions plus accès qu’à sa représentation symbolique, et non plus à la chose en soi ». À partir de là s’entretient une dynamique entre un champ culturel donné et la façon, toujours singulière, selon laquelle chacun s’y assujettira et aliénera, sachant qu’au final toute représentation de soi ou du réel sera toujours imparfaite. « Notre condition humaine nous ouvre ainsi sur une Altérité radicale », un « trou de l’être » impossible à combler par le langage et qui constitue donc « un ratage constitutif de la condition humaine ». « Ce ratage, au fondement du désir et de l’éthique, est une réelle épine dans le pied du capitalisme, qui se présente comme un système de maîtrise illimitée. » Or pris entre les mâchoires d’une technostructure visant à évincer (le délire transhumaniste) ou à médicaliser (la psychiatrie coercitive) les angles morts de la psyché humaine et d’une inflation identitaire obsédée par la quête d’une réconciliation avec un moi fantasmé, il est une voie à explorer collectivement qui non seulement entérine l’idée d’une condition humaine forcément limitée, mais aussi accepte celle d’un « manque » commun à tout un chacun, soit l’expression d’ « un rapport éthique au réel qui interdit de réduire qui que ce soit à ce qui le détermine ». Et de poursuivre avec cette visée : « Reconnaître le réel de la condition humaine nous permet de renouer avec l’idée première de Bakounine selon laquelle quelque chose en l’humain échappe à toute prise symbolique et s’oppose nécessairement au pouvoir. » Autrement dit, définitivement insaisissable, la vie se déploiera toujours à côté des énoncés censés l’enfermer dans des catégories hiérarchisables et exploitables par les sbires de la technocratie et les geeks d’une numérisation urbi et orbi. Existe en chacun d’entre nous une zone d’ombre tumultueuse, impossible à cerner, à l’image de cette poignée de sable dont chacun sait que, plus on va la serrer, plus les grains vont nous échapper. Ce bout de réel indomptable et ingouvernable, ce « symptôme » pour parler comme Lacan, est une vraie force d’appui sur laquelle une volonté politique d’émancipation pourra s’arrimer. « Comme Bakounine, nous estimons que la révolution ne sera pas le fruit du développement du capitalisme, ni du simple développement de ses contradictions, mais de ce qui est étranger à son système et lui résiste. »
Libéré des abstractions économistes
En ligne de mire, en guise de visée donc, le communisme libertaire. Soit la réactivation d’un fil historique tissé à partir de la promesse sauvagement écrasée de la Commune de Paris par des penseurs tels Pierre Kropotkine et Elisée Reclus. Mais pour ce faire, encore convient-il de s’affranchir mentalement et physiquement des fers de plus de deux siècles d’ordonnancement industriel du monde. Penser au-delà de l’antagonisme travail/capital (une des « plus grandes victoires de la bourgeoisie », en ce sens où la centralité du travail reste le pivot de toute formulation d’émancipation collective, or même « libéré », même « désaliéné », le travail reste l’expression d’une « contrainte ») et d’un rééquilibrage prétendument vertueux de l’adage « de chacun selon ses moyens à chacun selon ses besoins » (car la notion de besoin aurait été captée et pervertie par la comptabilité capitaliste) pour viser une société libérée des abstractions économistes. Avec pour horizon à partager l’idée que, « sous le communisme libertaire, les besoins ne sont plus “satisfaits” par des marchandises, ils s’expriment par l’entraide et par la prise en charge collective des désirs de chacun ».
Il était une fable, longtemps tenace, porteuse d’un imaginaire progressiste où la vie des générations futures serait dégagée de quantités de contraintes et donc plus facile. Active dans bon nombre de courants socialistes du XIXe siècle, la croyance d’un sens de l’histoire vers un irrépressible progrès et dans les bienfaits d’une technologie sans cesse innovante a irrigué quantité de prospectives utopistes. Libérer les travailleurs des tâches les plus éprouvantes et ingrates, rapprocher les hommes en multipliant et accroissant la vitesse des moyens de déplacement, densifier, rationaliser et fluidifier les espaces de vie commune par le biais d’ajustements urbanistiques, etc. Ce sympathique futur d’alors devenu notre sinistre présent d’aujourd’hui a fait long feu. Impossible pour un esprit disposant d’un minimum de lucidité critique de nier les ravages produits sur l’ensemble du vivant par l’extension sans fin d’un techno-capitalisme à visée totalitaire. De l’infernal cycle d’extraction des matières premières à l’emprise d’une vie numérique de plus en plus invasive en passant par la monétarisation des dernières socialités protégées jusqu’à il y a peu de la voracité marchande, continuent à se rogner, irrémédiablement, nos capacités à créer et conserver des lieux de vie autonome. Réifiés à notre tour, nous sommes sommés de n’être plus que des opérateurs passifs visant à maintenir optimale la circulation des flux énergétiques et informationnels, nos désirs étant indexés sur la danse macabre des porte-conteneurs sillonnant le monde. Pour regagner quelques coudées franches, il y a tout lieu de se défaire d’une pression quotidienne visant à nous maintenir stratifiés sous la masse d’un Léviathan de machines en réseau. Le Collectif Mur par Mur précise : « L’idée n’est pas de se fantasmer dans un imaginaire primitiviste, mais de se dégager de la main de fer exploitante de la production industrielle. »
Pour un anarchisme révolutionnaire propose des pistes. De réflexion, de discussion et de récente méditation : « Ce n’est pas la connaissance qui conduit le sujet vers l’acte révolutionnaire, elle n’amène pas nécessairement celui qui la détient à se jeter dans la lutte. De la même façon, ceux qui se lancent dans la bataille ne sont pas toujours ceux qui sont le plus au fait des mécanismes de leur exploitation. En réalité, la spontanéité du mouvement prime sur la conscience. C’est là aussi une position politique. » Position qui fut tout autant géographique pour celles et ceux ayant participé à alimenter les brasiers des ronds-points.
Sébastien NAVARRO