À Vlady Kibaltchiche,
pour avoir maintenu la flamme tout en vivant sa vie d’artiste.
Victor Serge n’a jamais été en odeur de sainteté chez les libertaires. Comme si d’avoir « trahi » la belle mais assez inefficace anarchie de sa jeunesse pour adhérer à son ennemi juré, le communisme étatiste, jusqu’à pénétrer les sphères dirigeantes de l’appareil bolchevique, entre 1919 et 1925, en animant notamment les éditions de l’Internationale communiste, avait, à leurs yeux, définitivement ruiné sa réputation. Dans le jugement porté sur son parcours, c’est sans doute faire peu de cas de la marche chaotique de l’Histoire et encore moins de la solidarité que, malgré sa vareuse de « kominternien », Victor Serge accorda, en maintes occasions, aux anarchistes victimes de la répression lénino-trotskiste. À d’autres aussi, d’ailleurs.
Au fond, il est loisible de penser qu’après un passage en anarchie dont il tira, pour le reste de sa vie l’essentiel de ses réflexes, cet homme crut passionnément à la révolution. Celle-ci, que cela plaise ou non, s’identifia, un temps, avec Octobre et le bolchevisme. Au risque de la méprise. La même qui porta un Boris Souvarine, un Pierre Pascal ou un Marcel Body – pas n’importe qui, donc – à se ranger sous sa bannière avant de rompre avec lui et d’en devenir les implacables pourfendeurs.
Victor Serge, lui, s’imagina possible un « léninisme libertaire » mariant l’efficacité pratique du bolchevisme des origines et la défiance anarchiste pour les pouvoirs institués. Méprise encore, et de taille, doublée, ici, d’une coupable illusion. À l’heure de Cronstadt, un peu avant même, la frontière était tracée, et pour toujours, entre le pouvoir bolchevique et sa critique libertaire.
Il n’en demeure pas moins qu’en questionnant l’anarchisme – qu’il connaissait intimement –, le léninisme, le destin des révolutions et le totalitarisme abusivement dit soviétique, Victor Serge toucha du doigt certaines vérités essentielles. Si, parallèlement, on admet – et comment ne l’admettrait-on pas – que rarement destin de révolutionnaire coïncida davantage avec les tragédies d’un siècle qui n’en fut pas avare, cette existence tirée à hue et à dia, de prison en exil et de rêves en cauchemars, a de quoi fasciner. Le talent d’écriture fait le reste, car cet homme fut d’abord, du moins à nos yeux, un remarquable écrivain, et ce dans plusieurs domaines.
En rééditant les lettres que, du Mexique, Victor Serge adressa à Antoine Borie, nous avons voulu faire d’une pierre deux coups : restituer, d’une part, émotions comprises, les dernières réflexions sur la vie et le monde d’un Serge tout près de la fin et rendre hommage, d’autre part, à Jean-Paul Samson, celui qui, le premier, publia, en 1959, cette correspondance dans une revue de qualité, Témoins, dont il fut le maître d’œuvre avisé et dont l’histoire reste à faire. Complétée de la préface que Samson composa à l’époque et du dernier poème – « Mains » – que Serge rédigea à la veille de sa mort, cette correspondance s’accompagne d’une étude de Claudio Albertani – « Les évasions impossibles de Victor Serge » – et d’une bibliographie récente de ses ouvrages publiés en langue française.
« Dans la nuit, écrivait Serge à Samson, on devine l’annonce d’un matin si radieux et si riche qu’il nous est impossible de le concevoir... » C’était en juin 1940. Et Serge ajoutait : « Ne nous laissons pas décourager. » Si les circonstances ont changé, la leçon vaut encore. Ici et là.