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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Chiapas, dignité et résistance
Article mis en ligne le 24 janvier 2019

par F.G.



■ S’il est une leçon que l’histoire a souvent vérifiée, c’est que, quand la « gauche » accède au pouvoir, vient rapidement, de plus en plus rapidement d’ailleurs, ce moment – machiavélien – où elle gouverne à « droite », c’est-à-dire dans le même imaginaire et la même temporalité progressiste-étatique que ses prédécesseurs. On ne pourra pas dire que les zapatistes aient cédé à la moindre illusion sur la vraie nature d’Andrés Manuel López Obrador, candidat du Mouvement de régénération nationale – rien que ça ! Élu le 1er juillet dernier, intronisé le 1er décembre à la présidence des États-Unis mexicains, « AMLO », comme on l’appelle, est, nous disent-ils, celui dont les « principaux projets vont détruire les territoires des peuples originaires : le million d’hectares de la Lacandone, le Train maya, ou le corridor de l’Isthme qu’il veut faire, entre autres. Sa franche empathie avec le gouvernement de Donald Trump est déjà une confession publique. Sa “lune de miel” avec des hommes d’affaires et le grand capital transparaît dans les principaux membres de son cabinet et dans ses plans pour la “Quatrième Transformation” [1]. Il est clair, nous croyons, que l’approbation du Pouvoir, de l’Argent, est plus qu’une reconnaissance du “triomphe” de López Obrador. Dans les rangs du grand capital, il y a un réel enthousiasme pour les opportunités de conquête qui s’ouvrent avec le programme du gouvernement lopezobradoriste » [2]. Le texte de Jérôme Baschet que nous publions ci-après est repris du site ami La Voie du jaguar. Il explique en quoi et comment est directement menacée, par le nouveau pouvoir de « gauche » en place, cette expérience d’autonomie rebelle dont l’ampleur et la radicalité ont peu d’équivalent de par le monde. Si le progressisme lopezobradoriste se pense et se vit comme la locomotive de l’histoire mexicaine de la période dite de « Quatrième Transformation », la seule perspective humainement défendable est évidemment celle qu’incarnent les zapatistes et les populations indiennes du Chiapas en résistance : tirer les freins d’urgence.– À contretemps.


Amère célébration :
les vingt-cinq ans de l’expérience zapatiste

Il y a quelques jours, les zapatistes du Chiapas ont célébré les vingt-cinq ans du soulèvement du 1er janvier 1994. Un soulèvement armé qui fut un ¡Ya basta ! à cinq siècles de domination coloniale subie par les peuples indiens, à six décennies de « dictature parfaite » du Parti révolutionnaire institutionnel, à douze années de politiques néolibérales symbolisées par l’Accord de libre-échange nord-américain (Alena) qui entrait en vigueur ce jour-là et, plus largement, un démenti à la supposée « fin de l’histoire » proclamée par les thuriféraires du capitalisme omnipotent et de la pensée unique. Un soulèvement, surtout, qui, à travers de multiples péripéties, a ouvert l’espace dans lequel s’est construit une singulière expérience d’autonomie politique, à partir de la déclaration de trente communes autonomes en décembre 1994, puis, plus nettement encore, depuis août 2003, avec la formation de cinq conseils de bon gouvernement au niveau régional. Depuis, les zapatistes ont déployé leurs propres instances de gouvernement et de justice, leur propre système de santé et d’éducation, ainsi que leurs propres pratiques productives fondées sur la possession collective des terres et le développement de nouvelles formes de travaux collectifs permettant de soutenir matériellement l’organisation de l’autonomie. Celle-ci est, pour les zapatistes, à la fois une affirmation de formes de vie autodéterminées, fondées sur l’existence communautaire et le refus des déterminations capitalistes qui viendraient la nier, et l’expérimentation de modalités d’autogouvernement populaire qui se déploient en sécession complète vis-à-vis de l’État mexicain. Cette expérience se déploie sur un territoire dont l’extension totale est comparable à celle de la Bretagne ; et elle persiste sans cesser de se transformer depuis un quart de siècle.

Il ne manque donc pas de raisons pour dire que l’expérience zapatiste est une étoile qui brille fort dans le ciel de nos espérances et de nos aspirations (en ajoutant qu’il s’agit d’une étoile qu’il est possible de toucher du doigt et dont on peut rencontrer les habitants...). Toutes celles et tous ceux qui avaient fait le long chemin jusqu’au caracol [3] de La Realidad, dans la forêt Lacandone, pour célébrer ce vingt-cinquième anniversaire se préparaient donc à partager la joie que cette expérience rebelle ait pu traverser tant d’épreuves, résister à l’usure du temps et continuer à déployer jusqu’à aujourd’hui son indéniable créativité.


Pourtant, ces journées furent tout le contraire d’une véritable fête. Le sous-commandant Moisés l’a dit sans détour : « Nous ne pouvons pas nous occuper de la célébration des vingt-cinq ans. » De fait, l’essentiel fut exprimé non par les mots du porte-parole zapatiste mais par le rappel de la dimension militaire de l’EZLN, qui n’a pas disparu bien qu’elle soit passée au second plan depuis deux décennies. Après l’arrivée des commandants à cheval, ce furent d’interminables files de zapatistes en uniforme qui pénétrèrent dans le caracol pour en remplir la place centrale, faisant résonner la puissante clameur de bâtons frappés les uns contre les autres, au rythme de leurs pas heurtant la terre [4]. Trois mille hommes au total, venus des cinq régions autonomes et formant une partie des réservistes de l’EZLN [5]. Ceux qui visitaient pour la première fois les territoires zapatistes ont pu penser qu’il s’agissait d’un rituel habituel pour célébrer l’insurrection de 1994. Mais il n’en est rien : les fêtes du 31 décembre se déroulent habituellement sans présence militaire, comme du reste la plupart des rencontres organisées par les zapatistes. Et si parfois des insurgés en uniforme assurent la sécurité du lieu, notamment à La Realidad après l’assassinat de Galeano en mai 2014, il faut sans doute remonter à la Convention nationale démocratique, réunie durant l’été 1994 tout près de là, à Guadalupe Tepeyac, pour retrouver une démonstration militaire comparable à celle de ce 31 décembre (il est vrai que les soldats zapatistes avaient alors défilé en armes, ce qui marque une différence importante). Ce caractère non militaire des rencontres et célébrations zapatistes est assez logique puisque, depuis le cessez-le-feu du 12 janvier 1994, l’EZLN a choisi de ne plus faire un usage offensif des armes, a privilégié la construction civile de l’autonomie et s’est efforcée de ne pas répondre aux provocations tant de l’armée fédérale que des groupes paramilitaires actifs dans la région.

En bref, la « scénographie » ainsi que le lieu choisi indiquaient une boucle temporelle faisant revenir au moment où l’aventure zapatiste a commencé de manière publique. Puis la parole du sous-commandant Moisés, véhémente et d’une rudesse appuyée, est venue mettre les points sur les « i ». Son discours marque la posture de l’EZLN à l’égard du nouveau gouvernement mexicain. Certes, l’analyse de la situation nationale créée par l’élection d’Andrés Manuel López Obrador n’est pas une surprise puisqu’elle avait déjà été formulée en août dernier [6]. Mais cette fois le message est dirigé au nouveau pouvoir désormais entré en fonction, depuis le 1er décembre. Pour l’EZLN, le nouveau président ne représente aucune espérance, contrairement à ce qu’il a réussi à faire croire à trente millions d’électeurs : il n’est qu’un contremaître de plus dans la grande hacienda du capitalisme mondialisé. Et cette fois, le sous-commandant Moisés a concentré ses critiques sur les grands projets que le nouveau président promeut avec une énergie décuplée par rapport à celle de ses prédécesseurs, au nom bien sûr du progrès, de l’emploi, de la lutte contre la pauvreté et en s’appuyant sur une rhétorique bien connue selon laquelle tous ceux qui s’y opposeraient doivent être pointés du doigt comme étant des conservateurs, des rétrogrades, des ennemis du bien-être collectif, voire des primitivistes anachroniques. Mais pour les peuples indiens – et pas seulement pour eux – de tels mégaprojets signifient avant tout la spoliation de leurs territoires et la destruction accélérée de leurs modes de vie propres. « Maintenant, nous voyons qu’ils viennent pour nous détruire, nous les peuples indiens », résume Moisés.

Parmi ces grands projets, l’un concerne l’isthme de Tehuantepec, impliquant non seulement l’extension des parcs éoliens qui suscitent depuis plusieurs années l’opposition tenace des communautés indiennes affectées [7], mais aussi la création d’une zone économique spéciale et d’un axe de communication « multimodal interocéanique » capable de rivaliser avec le canal de Panama (un vieux projet que les gouvernements les plus néolibéraux n’avaient jamais réussi à concrétiser). Un autre prévoit de planter un million d’hectares d’arbres fruitiers et forestiers, en particulier dans le sud-est du pays (Oaxaca, Chiapas, Tabasco et Yucatán), ce qui ne manque pas d’alimenter les soupçons de conflit d’intérêts lorsqu’on sait qu’Adolfo Romo, chef de cabinet de la Présidence et homme-clé des relations entre López Obrador et les milieux patronaux, est une figure de l’agro-négoce mexicain, propriétaire notamment d’une entreprise installée au Chiapas qui produit vingt millions de plants de papayers par an [8].

Mais le sous-commandant Moisés a surtout pris pour cible le projet de « Train maya » qui doit unir Palenque, au Chiapas même, aux principaux sites touristiques et archéologiques du Yucatán. Il s’agit à la fois d’intensifier l’exploitation des ressources naturelles de la péninsule dont 14 000 kilomètres carrés de forêt ont été déjà décimés entre 2000 et 2016 et d’assurer une démultiplication des grands centres touristiques avec tout ce que cela implique de privatisation, bétonnage et pollution des zones littorales — López Obrador regrettant qu’ils aient été jusqu’ici concentrés uniquement autour de Cancún. Outre la nature intrinsèquement dévastatrice du projet (un, deux, trois... cent Cancún est en quelque sorte le mot d’ordre du président modernisateur), la façon dont sa mise en œuvre a été annoncée constitue, pour les zapatistes, une provocation particulièrement insupportable. En effet, le 16 décembre, le nouveau président est venu à Palenque même, à quelques kilomètres du caracol zapatiste Roberto-Barrios, et s’est prêté, pour marquer le lancement des travaux, à un pseudo-rituel maya à la Terre Mère. Il est venu lui demander la permission de la détruire, ironisa le sous-commandant Moisés, ajoutant que si la Terre Mère pouvait parler, elle lui aurait dit d’aller se faire foutre... En outre, pour les zapatistes, le fait même de donner à ce projet le nom de leurs ancêtres est une véritable offense. Mais surtout, si la parodie de rituel maya a pu être qualifiée par le sous-commandant Moisés de raillerie et d’humiliation c’est parce qu’elle s’adresse à la Terre Mère pour mieux masquer le fait que l’on a omis de demander leur avis aux habitants des territoires concernés. Or, s’agissant de projets se déployant dans des territoires occupés par des peuples indiens, la réalisation d’une consultation préalable, libre et informée est une obligation prévue par la convention 169 de l’OIT, ratifiée par le Mexique. En d’autres termes, le nouveau pouvoir fait mine de s’incliner devant la Terre Mère pour mieux la saccager et pour s’autoriser à violer les accords internationaux sur les droits des peuples originaires qui ont pourtant force de loi au Mexique [9].

Face à la menace que représente une avancée aussi brutale de l’hydre capitaliste, ici parée du masque du progressisme, la posture zapatiste s’est donc exprimée avec une extrême fermeté. « Nous n’allons pas nous laisser faire. » « S’ils viennent un tant soit peu nous provoquer, nous nous défendrons. » « Nous allons nous défendre ; nous allons nous battre si c’est nécessaire. » La mise en garde, adressée au nouveau pouvoir, ne saurait être plus nette ; et c’est ici que le déploiement militaire préalable au discours prend tout son sens : il faut comprendre que les trois mille hommes que nous avons vus défiler devant nous sont prêts à donner leur vie pour défendre leurs territoires et l’autonomie qu’ils y ont construite.

Pour autant, il ne faudrait pas interpréter le message comme un retour à la lutte armée, telle qu’elle pouvait être conçue lors de la préparation du soulèvement du 1er janvier 1994. Il s’agit ici uniquement de se défendre, de défendre la construction civile de l’autonomie qui demeure le cœur du projet zapatiste. Tout ce que nous avons fait jusqu’ici, a expliqué Moisés, est le fruit de notre effort et de notre expérience et « nous allons continuer à le construire ». La poursuite de l’expérience civile de l’autonomie est bien l’enjeu ; mais pour cela il s’avère désormais indispensable de la défendre contre les menaces venant du nouveau gouvernement ; et cela, par tous les moyens nécessaires.

Un autre aspect des paroles de Moisés a suscité de nombreux commentaires et interrogations. Le porte-parole zapatiste a en effet martelé, tout au long de son discours, un « nous sommes seuls » reçu par beaucoup comme un véritable coup de poing dans l’estomac. Serait-ce à dire que tous les liens que l’EZLN s’est efforcée de tisser autour d’elle durant un quart de siècle, à travers le Congrès national indigène, le Conseil indigène de gouvernement (CIG), la Sexta comme réseau national et planétaire de luttes, les réseaux de soutien au CIG, les collectifs de solidarité de par le monde, etc. ne valent pour rien ? L’incapacité à surmonter inertie et divisions et à avancer davantage dans la formation des « réseaux de rébellions et de résistances », au plan national et international, est-elle ce que visait le constat réitéré par Moisés ? Il faut sans doute plutôt prendre la mesure de la portée de son discours, qui marque un choix stratégique face au nouveau gouvernement et constitue sans doute un moment-clé dans la trajectoire de l’expérience zapatiste. C’est donc bien plutôt l’option majoritairement prise par les électeurs mexicains, qui n’ont pas prêté attention aux avertissements zapatistes, qui était visée ici. Mais surtout, ce « nous sommes seuls aujourd’hui » répond au « nous étions seuls lorsque nous nous sommes soulevés il y a vingt-cinq ans ». Autrement dit, la décision prise alors était uniquement celle de l’EZLN, tout comme aujourd’hui, la décision de se préparer à l’affrontement avec le nouveau pouvoir mexicain revient, une fois encore, à l’EZLN seule [10].


Alors, pourquoi une telle décision ? Elle repose sur l’analyse du nouveau pouvoir mexicain comme approfondissement du projet capitaliste, à travers un « développementisme » assumé sans réserve, au point assez étonnant d’ignorer la croissante préoccupation pour le réchauffement climatique et ne presque jamais paraître se soucier de considérations écologiques. Même si López Obrador n’est pas un négationniste climatique, il n’agit pas, sur ce point, très différemment de Trump avec lequel il entretient du reste des relations très cordiales [11].

Sans doute joue aussi un rôle la leçon de toutes les expériences des gouvernements dits progressistes en Amérique latine depuis une quinzaine d’années – Brésil, Bolivie, Équateur et Argentine, notamment. Si quelques aspects positifs ponctuels peuvent être éventuellement reconnus, deux constats majeurs ont pu être dressés partout : d’une part, un affaiblissement des mouvements sociaux et notamment des luttes indiennes, à travers la cooptation, la perte d’autonomie, la division et l’autocensure au motif de ne pas faire le jeu de la droite ou de l’extrême droite ; d’autre part, une avancée sans précédent du front de marchandisation (grands projets inutiles et nuisibles, extractivisme, spoliations de terre, destruction des modes de vie insuffisamment modelés par les rapports sociaux capitalistes, etc.). En clair, le « progressisme » s’est avéré être l’une des modalités politiques les plus efficaces (au moins temporairement) pour consolider la puissance de l’hydre capitaliste et répondre à ses appétits insatiables.

Plutôt que d’attendre que de telles politiques produisent peu à peu leurs effets mortifères (et peut-être aussi que les Mexicains fassent l’expérience d’une déception dont l’étape suivante est, si l’on en juge par les exemples argentin ou brésilien, le retour à des options ultralibérales ou le glissement vers l’extrême droite), les zapatistes ont choisi de prendre les devants. Ils défient le nouveau pouvoir, en l’obligeant à choisir entre deux de ses engagements solennels (d’un côté, mener à bien les grands projets annoncés ; de l’autre, ne jamais réprimer le peuple mexicain). Ils obligent aussi tout un chacun à choisir son camp. Enfin et surtout, ils se préparent à défendre ce qu’ils ont construit depuis un quart de siècle, une expérience d’autonomie rebelle dont l’ampleur et la radicalité ont peu d’équivalent de par le monde.

Et nous ? Nous résignerons-nous sans réagir à voir cette expérience menacée et peut-être attaquée ? Ce risque apparaît du reste au moment où l’expérience du Kurdistan syrien est, elle aussi, gravement menacée par le retrait des États-Unis et l’entente tacite Erdogan-Trump. Comme l’a écrit un ami argentin, sans le zapatisme (et ajoutons sans le confédéralisme démocratique du Rojava), le monde serait bien plus horrible encore qu’il ne l’est aujourd’hui [12].

Jérôme BASCHET

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