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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Aux marges de la « cité des prodiges »
À contretemps, n° 47, décembre 2013
Article mis en ligne le 25 juillet 2014
dernière modification le 21 février 2015

par F.G.

■ Pere LÓPEZ SÁNCHEZ
RASTROS DE ROSTROS EN UN PRADO ROJO (Y NEGRO)
Las Casas Baratas de Can Tunis en la revolución social de los años treinta

Prologue de Tómas Ibáñez
Barcelona, Virus Editorial, 440 p., ill., 2013.

S’il existe diverses manières d’écrire l’histoire des subversions sociales, l’historien se laisse souvent aller, par facilité, à les réduire aux actes répertoriés de militants ouvriers de premier plan investis d’un rôle d’activiste ou de dirigeant nettement identifiable. Partant de cette approche recommandée par l’Alma Mater, les « experts » de la révolution espagnole accordent le plus souvent plus d’importance aux célébrités reconnues du mouvement libertaire – les militantes destacados – qu’à la foultitude des anonymes et des sans-grade qui, non seulement, s’y impliquèrent avec passion, mais cherchèrent à pousser ses feux aussi loin que possible – parfois contre la volonté de ces leaders naturels dont la CNT-FAI ne manqua pas.

Le livre qui nous occupe ici procède d’une démarche radicalement différente puisque son auteur, Pere López Sánchez, qui enseigne la géographie humaine à l’université de Barcelone, s’applique à explorer le territoire mouvant d’une révolution qui s’alimenta aux luttes sociales des années 1930 et dont les marges les plus pauvres jouèrent sans doute un ton au-dessus, en tout cas plus vivace que moderato, la partition subversive générale. Pour ce faire, P. López Sánchez a choisi de reconstituer pièce à pièce l’histoire du singulier quartier des Casas Baratas (habitations à bon marché) de Can Tunis de Barcelone et d’en tirer, sur une dizaine d’années, le fil « noir et rouge ». Construites à la va-vite sur les collines de Montjuich à l’occasion de l’Exposition universelle de 1929, ces habitations avaient pour principale fonction d’y reloger les « pouilleux » des « baraques » de la « montagne perdue » dont la prolifération faisait évidemment tache dans un paysage que l’événement allait nécessairement ouvrir au regard de l’extérieur. Reproduite en divers lieux de la planète à l’occasion de spectacles similaires, la même méthode d’ « hygiène publique » conçue comme « nettoyage social » a beaucoup servi depuis… Essentiellement peuplées d’émigrés de l’intérieur – les « Murciens », comme les appelaient les autochtones –, ces cités d’un nouveau genre, entre « colonie industrielle » et camp de rétention, sortirent de terre, à partir de 1928, pour former quatre blocs à peine urbanisés – dont celui de Can Tunis que P. López Sánchez a choisi comme objet d’étude et d’enquête.

On le dira d’emblée : par sa démarche même, ce livre est d’une époustouflante originalité. Son auteur y déroge, en effet, à tous les codes admis dans ce genre d’ouvrage – à vocation sociologique – pour y mélanger, avec bonheur et maîtrise, diverses approches – historique, urbanistique, littéraire, politique, personnelle – tendant à restituer, au plus près de la vie des hommes et des femmes ayant occupé ces espaces improbables, la force d’un rêve émancipateur qui poussa comme herbe folle dans la terre battue de ces cités d’infortune. Ce qu’il en reste, une fois refermé, c’est l’impression durable, et sûrement bouleversante, que rarement livre n’aura touché si juste en abordant des questions que l’histoire officielle – ou même la mémoire combattante – ne se pose que rarement. Celle-ci notamment : comment ceux d’en bas ont-ils trouvé, en ces temps-là, non seulement la volonté de se battre pour modifier leurs conditions d’existence, mais aussi le désir de fonder, par eux-mêmes et pour eux-mêmes, les solidarités nécessaires au combat social et culturel qu’ils avaient décidés de mener ? Sur ce sujet, essentiel, y compris pour notre présent, Rastros de rostros en un prado rojo (y negro) – que l’on pourrait traduire par « Traces de visages dans un pré rouge (et noir) » – fourmille de détails très précis sur la naissance de cette force. On y trouve, par exemple, un récit remarquable de la grève des ouvriers chargés de la construction du métro barcelonais en 1923, mais aussi un exposé des motifs qui conduisirent les exploités à rompre si rapidement avec cette République, pourtant souhaitée, de 1931. En contrepoint de ces analyses, P. López Sánchez – qui s’interroge en permanence, et avec talent, sur le comment écrire, contre la mémoire oublieuse, l’histoire des anonymes –, en revient toujours au quartier des Casas Baratas de Can Tunis, ce laboratoire où, de solidarités en convivialités et de luttes en grèves – dont celle des loyers, qui dura des années –, se démêle, au quotidien, l’écheveau libertaire.

Un dimanche de juillet 1936, dix-neuvième jour du mois, sonna l’heure de la prise au tas, ce moment exaltant où, vaincu le soulèvement fasciste, l’utopie du « banquet pour la vie » allait enfin devenir réalité dans la prodigieuse « cité des prodiges ». Le temps d’un bref été, du moins. Sur ce chapitre, mais aussi sur les saisons qui suivirent – l’automne et l’hiver d’une révolution progressivement mise au pas par la réaction stalino-libérale –, les événements vus d’en bas (et depuis les marges) n’ont évidemment pas le même relief que vus d’en haut (et depuis les instances dirigeantes). À Can Tunis, ils expriment surtout la fin d’un « rêve égalitaire » et le début d’un cauchemar de grande ampleur, celui que vivront ses habitants avec l’entrée triomphale des toréadors du national-catholicisme à Barcelone, en 1939.

Il y a tout cela dans ce livre magnifique – et tout ce qu’on ne peut pas dire faute de place –, mais il y a surtout un hommage de belle allure à ces anonymes du combat social des Casas Baratas dont P. López Sánchez s’est attaché, des années durant, à reconstituer les parcours. Contre leur propre descendance, parfois, pour qui cet exercice de remémoration relève souvent de l’histoire ancienne. C’est tâche utile de l’avoir fait et si bien. Car ces « traces » témoignent aussi, ce qui ne gâche rien, d’une grande qualité d’écriture, comme l’atteste, nous semble-t-il, l’extrait – sur les actuelles tendances de l’historiographie moderne – que nous avons choisi de traduire et que nous donnons à la suite de cette recension.

Freddy GOMEZ




APRÈS tant et tant d’années, nombreux sont encore ceux qui s’obstinent à condamner les perdants de la Révolution. Disparus ses protagonistes, l’intention est désormais d’en finir avec elle, de l’éradiquer à jamais de l’imaginaire collectif, en faisant en sorte que, honteux de l’intrépidité de leurs aînés, leurs propres héritiers la maudissent et entonnent, d’un même chœur, le chant du « jamais plus ! » et pour toujours. À cet enterrement afflue une longue cohorte de fossoyeurs, si bariolée qu’elle en devient étrange. S’y joignent ceux qui, dotés de lances précises et d’un vocabulaire châtié, prétendent réécrire, enfin, la véritable histoire de cette tragédie – à bonne distance, allèguent-ils, des passions et des engagements. D’autres, des opportunistes en diable gagnés à la frivolité du tout se vaut, ne s’embarrassent pas des masques blancs de leurs compagnons de route ; ils profitent, sans plus – et s’en amusent –, du filon qu’on leur a découvert. À l’unisson, ces mots et ces sourires traduisent un même enthousiasme, celui qui naît de remuer les intrigues et les atrocités pour arroser, un peu plus, les fleurs du mal des éternelles périphéries. Ils ont l’avantage. Pour peu qu’ils fouillent, le matériau jaillit, et peu leur chaut qu’il provienne de sources réellement, modérément ou aucunement fiables. Aucune importance : leur commun dénominateur, c’est de se nourrir, de quelque manière que ce soit, de ce papier, de cette voix ou de cette image qui valideront leurs intentions et leurs commandes. Une fois triturées ou recyclées les mauvaises herbes encombrant le chemin, une fois machinés les boucs émissaires, ils pourront, pontifiants, honorer les symboles, les héros et les martyrs – et cela même si certains papiers, quelques voix et peu d’images suffiraient à remettre en cause les écritures qu’ils cautionnent et les autels qu’ils encensent. Ajoute ceci, retire cela : ainsi se décrit, sans interférences de mauvais goût, la sinistre guerre dans la guerre où conduisit cette révolution sociale. Dans le cérémonial des mémoriaux, la consigne exige de séparer les bons des méchants, les républicains civilisés des révolutionnaires extrémistes. Ainsi vont les artifices de l’Histoire (avec majuscule), ceux qui font le succès des romans de genre : fabriquer une mémoire historique, ressource subventionnée et bien payée, qui ensable la mémoire collective. La vitrine de la légende noire des marges devient ainsi le miroir inversé des prouesses de quelques célébrités qui, immaculées, demeurent intouchables et vénérées.

Combien de bobards nous a-t-on servis sur cette terreur qui, plus que rouge, s’est vu maquillée de noir et rouge ? Bien sûr, forcer la lumière sur tel point n’évite pas – mais provoque, au contraire – le tracé, en parallèle, de lignes d’ombre et l’élargissement de trous noirs. Finalement, tous les contes ont à voir avec des comptes – et, pour le cas, avec des règlements de comptes. Si l’on cherche des faits, on nous donne des versions. Il y en a pour tous les goûts, comme autant de subterfuges venant de divers fronts. Certaines d’entre elles se dissimulent derrière l’habileté supposée de l’historien et de son apparente neutralité, vernis d’une impossible objectivité. D’autres prolifèrent à la faveur de la découverte supposée d’extravagantes et inaccessibles sources. Beaucoup d’autres, enfin, et depuis peu, s’inspirent avec gourmandise de pavés romancés nés de la seule attirance pour la fiction. Sur la base de récits assaisonnés de tous les condiments et sauces que requièrent les circonstances, la mémoire devient non-mémoire. Seuls commandent les canons des industries culturelles. Formater l’audience pour disposer d’une opinion publique qui s’épanchera sur la cruauté et la tragédie d’une guerre dévastatrice ; une guerre où ceux qui perdirent le plus, qui souffrirent davantage, ne furent ni les rouges ni les nationaux, ni les ouvriers ni les bourgeois, mais ceux qui n’étaient d’aucun camp, ceux du milieu, ceux qui, à ras de terre, étaient les plus nombreux. De la Révolution, pas un mot, rien. Sauf, peut-être, quand crépitent les braises de la terreur rouge et que, de nouveau, le flanc se prête à imputer toutes les monstruosités – sans exception – aux révolutionnaires sans

révolution, ceux-là mêmes, assurent-ils, qui, hormis quelques romantiques dans l’erreur, n’étaient qu’une bande de professionnels du pillage où abondaient les assassins dépravés. Où se cachaient-ils, d’ailleurs, sinon dans les zones noires où la misère n’accédait même pas au statut de pauvreté ?

Pere LÓPEZ SÁNCHEZ
Rastros de rostros en un prado rojo (y negro), pp. 279-280,
[Traduit de l’espagnol par Freddy Gomez.]