A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Quand Lucio entra dans la légende
À contretemps, n° 1, janvier 2001
Article mis en ligne le 13 août 2006
dernière modification le 18 octobre 2014


■ Bernard THOMAS
LUCIO L’IRRÉDUCTIBLE
Flammarion, 2000, 336 p.


L’imaginaire anarchiste oscille en permanence entre la geste héroïque des multitudes en fête et le geste individuel du solitaire combattant de l’ombre. D’un côté, c’est l’Histoire qui s’incarne ; de l’autre, c’est encore elle, mais à la marge, lestée en quelque sorte de ses protagonistes, l’optimisme de la volonté l’emportant alors sur le pessimisme social. Ce double mouvement, pendule incessant, est au cœur de la rêverie libertaire, d’où sa permanente revendication de l’individu en lutte contre l’oppression. La figure emblématique de l’en-dehors, du bandit d’occasion peuple son univers. Entre Mandrin et Cartouche, c’est celui qui lave l’honneur, qui redonne sens à la dignité humaine, qui remet la morale sur ses pieds en rendant aux pauvres ce que le riche a volé. C’est Jacob et les travailleurs de la nuit. C’est Durruti braquant des banques pour ouvrir des bibliothèques et des imprimeries. C’est Sabaté luttant seul contre la bête immonde dans la Rosa de Foc quadrillée de phalangistes. Des maîtres en révolte humaine. Seuls contre tous.

À travers le livre que Bernard Thomas [1] lui consacre, Lucio Urtubia rejoint cette légende. Légende vivante puisque le bougre tient table et cœur ouverts rue des Cascades, à Paris, à l’Espace Louise-Michel, qu’il a entièrement retapé de ses mains de maçon navarrais.

L’histoire militante de Lucio commence à la fin des années 50, en 1957 précisément, par une rencontre, décisive, de celles qui modifient le cours d’une vie, qui lui donnent un sens, une direction. Quico Sabaté, de retour d’une expédition en Catalogne, où il n’avait retrouvé que des « solitudes brisées », et impliqué dans une sombre affaire avec la justice française qui risquait de lui valoir l’extradition, avait besoin d’une planque. Lucio, alors novice en utopie, tout juste inscrit aux Jeunesses libertaires (la FIJL, la seule organisation dont il fut adhérent), fréquentait le 24, rue Sainte-Marthe (Santa Marta, disait-on pour désigner la CNT), dans le dixième arrondissement. Quico devient alors son éclaireur, son héros. Il est vite prêt à tout pour lui : le goût de la clandestinité lui vient en quelque sorte d’une admiration. Entre le Quico et le Nano (le Petit) s’instaure un rapport de filiation. En deux flash-back, Bernard Thomas remonte le temps du Quico (celui de la belle révolution, des trahisons et de la défaite) et celui du Nano – la pauvre enfance à Cascante (province de Navarre) ; la maison des hirondelles ; les Cara al sol à l’huile de ricin [2] ; la mère courage ; la punition d’Amedeo, le père républicain, puis sa mort dans d’atroces souffrances pour ne pas avoir eu de quoi se payer les médicaments. Ce père qui parlait d’Unamuno à ses enfants, qui aimait l’opéra au point de le leur apprendre, ce père qui transmit sur le tard à Lucio un mystérieux message – « Si c’était à recommencer, je serais anarchiste ! » –, ce père-là ouvrit à son fils la première porte de l’insoumission. L’autre père, celui qu’il hébergeait dans sa piaule de Clichy, celui qui lui racontait la résistance des « héros sans dieu ni maître », la « fraternité des dépossédés », la « clameur lourde des sans-espoir », le décida à franchir le pas.

Anarchiste, Lucio l’était alors devenu et il commençait à comprendre ce que cela supposait, y compris de solitude. Et Quico, le héros, l’autre père, était bien seul alors. L’Histoire se réécrit parfois aux couleurs vives de l’illusion. Chez les libertaires, la propagande a aussi ses effets pervers quand le mythe s’y mêle, celui de l’unité inébranlable et du passé glorieux. La dernière partie du, par ailleurs, beau film de Richard Prost, Un autre futur, en est l’illustration : on arrange pour ne pas salir le décor, on s’invente des solidarités qui n’existaient pas, on présente le mouvement libertaire espagnol en exil comme une grande famille où chacun, à sa façon, complétait le combat de l’autre. C’est beau comme l’antique, mais ça n’existait pas. Thomas, lui, évite cet écueil. Il remet les choses en place. Oui, Quico Sabaté était seul, bien seul, comme l’étaient Facerias et les autres combattants de l’ombre, seuls dans l’adversité et seuls contre « la Organización » et les bureaucrates qui géraient le fonds de commerce, « vindicatifs parfois, dogmatiques toujours », dissimulant mal « sous une chaleur apparente leur hostilité ». Ces « anciens combattants qui ne montaient plus la garde qu’autour de souvenirs enceints de barbelés, brûlés au feu des armes, gueules cassées de l’intérieur » cachaient « sous des discours l’envie de ne rien faire ». C’est un peu rude, mais c’est plus près de la vérité : Quico Sabaté était seul et mourut seul. Il mourut même deux fois quand l’Organisation cracha sur son cadavre [3]. Lucio en tira des leçons, de solitude et d’efficacité. Pour la vie entière, ne compter que sur ses propres forces et se donner les moyens de son autonomie.

« Lucio se lança dans le métier de braqueur par émulation envers Quico. Par devoir. Par conviction. On peut dire par vertu. » Thomas dit « métier », il aurait dû dire activité. Le seul métier que Lucio exerça avec constance fut celui de « maçon », puis de « carreleur ». Toujours et qu’elles que fussent les circonstances. Il l’exerça avec une telle assiduité, ce métier, qu’aucune police ne comprit jamais qu’un homme occupé tous les jours de l’année à charrier du ciment, à préparer des murs, à manier la truelle, à se contenter d’un salaire d’ouvrier qualifié, pût être aussi braqueur et faussaire. Ce n’était pas, de sa part, du génie, mais un penchant certain pour les vertus du travail manuel.

La place manquerait ici pour relater la vie aventureuse du personnage. La « grande » presse s’en est d’ailleurs fait l’écho [4] . Tout a été écrit, dans les gazettes, sur « l’arnaquo-libertaire » et « le maçon de la liberté ». Le livre de Thomas nous trimballe d’une rencontre avec le Che, à qui Lucio propose de mettre l’oncle Sam à genoux en inondant Babylone de faux billets, aux espiègleries soixante-huitardes d’un beau printemps, en passant par une rocambolesque suite d’aventures où le bandit d’honneur se fait pourvoyeur d’armes, d’argent et de faux papiers à quiconque lutte contre l’oppression, fréquente Roland Dumas (qui fut son avocat ) et déleste la First National City Bank de quelque 120 millions de francs... Il y aurait beaucoup à dire, mais c’est sous un autre angle que nous aborderons les choses ici, du point de vue du mouvement, de l’époque et de la dialectique individu-collectif.

Le franquisme avait ce mérite de lever les barrières morales : il n’était aucunement condamnable de vouloir l’abattre par quelque moyen que ce fût. Et personne ne pouvait, au fond, prétendre qu’il y en eût de plus efficace que d’autres. La dialectique de la mitraillette avait, certes, des ratés et ses adeptes une furieuse et hautaine prétention à se substituer aux « masses ». Certains finissaient même par livrer combat pour que finalement vive cette idée aventureuse, mais faible, de l’homme-héros du peuple. Le débat avait de l’ardeur dans les arrière-salles de bistrot où partisans et adversaires, sans s’écouter jamais, s’agitaient d’arguments et de contre-arguments. Il avait ses limites, et dans les deux camps : pour résumer, chez ceux pour qui la Cause justifiait par avance les reculs et les avancées au nom du concept un peu flou d’activisme [5] et chez les « reconstructeurs », ceux qui pensaient que l’heure n’était pas à la gesticulation symbolique mais à la renaissance d’un mouvement ouvrier digne de ce nom. Les uns et les autres perpétuaient, cependant, jusqu’à la caricature, ce mouvement pendulaire de l’anarchisme déjà évoqué avec, pour tout dire, la même obsessionnelle et naïve croyance au réveil des consciences. C’était sans compter sur les ruses de l’Histoire : il arrive que des dictateurs meurent dans leur lit. Le débat fut clos : les « activistes » rangèrent leurs accessoires et les « reconstructeurs » assistèrent à l’accouchement douloureux d’une chose étrange qui se revendiquait à la fois de l’autonomie ouvrière, de la contre-culture, du syndicalisme révolutionnaire et de l’anarchisme en se déchirant avec une assez rare constance. L’Histoire avait passé les plats.

Au franquisme succédera cette transition tant vantée qui ouvrit progressivement les portes des palais aux nouvelles élites – de modernes ou d’anciennes obédiences – à condition qu’elles entretiennent toutes l’oubli et la confusion. La guerre, disait-on, avait été le fait de barbares, également assoiffés de sang. Ainsi, dans un admirable détournement de l’Histoire, les victimes rejoignaient les bourreaux en une danse de mort de l’ancien temps. L’heure était aux civilités et aux assauts de la modernité. Le festin en valait la peine pourvu qu’on tînt sa langue et qu’on ne fouillât pas trop la malle à cadavres. La justice y veillait, la même qu’avant, truffée des mêmes fonctionnaires obéissant à la même police. Tout cela, disait-on alors sur le ton assuré qu’adoptent les experts en convivencia, se règlerait pacifiquement par la retraite programmée des assassins. Et il en fut ainsi. Les morts se retournèrent dans leur tombe, une dernière fois. Les prisons regorgèrent pour un temps encore long de subversifs, qu’on libéra parcimonieusement. La presse vanta au monde les mérites du modèle de transition démocratique qui s’expérimentait devant ses yeux. Sept ans pour que la social-démocratie vienne aux commandes et s’engage dans la voie qu’on connaît : entre prébendes pour les copains-coquins et libéralisme pour tous les autres. Du passé, ils firent table rase [6]. Il n’y avait jamais rien eu. L’heure était à l’Europe et à la movida. Le post-franquisme, donc, dura quelque temps, puis ce fut l’ordre nouveau, cet ordre démocratique et spectaculairement ennuyeux de la marchandise. L’Espagne avait rêvé et souffert. Elle n’était plus désormais que l’extrême pointe méridionale du grand marché. La seconde mort de Durruti ne souleva alors aucune question : il se suicida après avoir croisé Almodovar.

Lucio, lui, persista quelque temps encore – quelques années – et à sa façon dans une ligne de rupture. Jusqu’au jour où s’insinua la question que Bernard Thomas résume ainsi : « À qui sont destinées les sommes que son militantisme permet de récupérer ? ». Elle a le mérite de la clarté. La réponse, elle, est limpide. À quelques Latinos en mal de démocratie... Soit. Mais aussi à remplir les cellules à otages de l’ETA et les P38 des Brigades rouges. À diffuser cette merde programmatique du marxisme-léninisme militarisé. À armer, en un mot, les pires ennemis de la pensée critique, les pires adulateurs de l’Ordre, les pires ennemis de l’anarchisme. Et le cercle est bouclé. Lucio décida de raccrocher. Autant dire qu’il était temps.

Le livre de Bernard Thomas n’est pas exempt de critiques. Nous en retiendrons deux. La première, de forme, certes, mais chacun sait qu’elle rejoint aussi le fond, portera sur le nombre impressionnant de coquilles, traductions hasardeuses, fautes sur les noms propres, charabias divers qui peuplent le bouquin. De la part d’un auteur, un tel laisser-aller [7] est toujours suspect. Quand la Légion Condor se mue en « division Azul », quand le propre Lucio se change en « Ludo », et ce de façon répétée, le « Tribunal supreme » lui-même finit par en perdre son accent circonflexe. C’est trop. C’est dit.

La seconde critique, de fond celle-là, tient à la forme narrative choisie. Le livre porte la mention vague, de « document », mais l’auteur semble hésiter entre plusieurs genres : le témoignage, le roman historique ou le récit politico-journalistique. À la différence de son livre sur Jacob, où le personnage était recomposé à partir de documents et de témoignages, celui-ci est – on le sent – sous influence. Il y manque un peu de distance, et éventuellement quelques recoupements. L’auréole ne sied pas aux illégalistes. L’heroïcisation, non plus. Le résultat s’en ressent un peu : l’Histoire s’humanise sans doute quand on y mêle le mythe et la légende, mais elle perd partie de sa crédibilité. On eût aimé saisir, à travers cette vie singulière, quelque chose qui manque ou que l’hagiographie dissimule trop : une idée plus précise, et moins fascinée, de ce que fut ce combat et les circonstances où il se déroula. C’est probablement trop demander à un livre qui n’est que ce qu’il est : une revalorisation, à travers Lucio, de la résistance libertaire sous le franquisme. Soit. Il reste à écrire, si cela est possible, ce qui n’est pas sûr, une histoire critique de cette résistance-là, plus collective et moins héroïque. À prétendre fouiller les aspirations et les comportements de ses protagonistes, il est vrai qu’elle ne ferait sûrement pas plaisir à grand monde.

En attendant qu’une telle initiative vienne d’un esprit curieux prêt à ranimer quelques anciennes polémiques, il ne faut pas – malgré les critiques émises – bouder son plaisir de faire connaissance avec cet « irréductible ».

Freddy GOMEZ

[Ce texte a été originellement publié dans Les Temps maudits, numéro 9, janvier 2001.]


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