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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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De l’anarchisme ouvrier au syndicalisme révolutionnaire
À contretemps, n° 24, septembre 2006
Article mis en ligne le 20 juin 2007
dernière modification le 28 novembre 2014

par .

■ Xose ULLA QUIBEN
ÉMILE POUGET. LA PLUME ROUGE ET NOIRE DU PÈRE PEINARD
Saint-Georges-d’Oléron, Les Éditions libertaires, 2006, 400 p., ill.


■ Émile POUGET
1906. LE CONGRÈS SYNDICALISTE D’AMIENS
Présentation et notes de Miguel Chueca
Paris, Éditions CNT-RP, 2006, 144 p.

Par ses activités de militant et ses talents de pamphlétaire, Émile Pouget (1860-1931) représenta une des figures marquantes de l’anarchisme ouvrier, puis du syndicalisme révolutionnaire de son temps. On pourrait même dire, sans risquer de se tromper, qu’il en incarna, mieux que tout autre, les détestations et les aspirations.

Centenaire de la « charte » d’Amiens aidant, deux ouvrages lui sont consacrés. Le premier, de nature biographique, s’attache au parcours de Pouget, en collant au plus près à ses écrits – particulièrement ceux qu’il fit paraître dans le jouissif et inégalé Père Peinard. Le second reprend un texte écrit par Pouget, alors secrétaire adjoint de la CGT, quelques semaines à peine après l’historique congrès d’Amiens d’octobre 1906, dont la résolution finale – ladite « charte d’Amiens » – sonna, pour beaucoup, comme le texte fondateur du syndicalisme révolutionnaire français. Originellement publié dans Le Mouvement socialiste, l’excellente revue dirigée par Hubert Lagardelle, ce précieux compte rendu analytique du congrès d’Amiens, présenté et annoté par Miguel Chueca, méritait d’être tiré de l’oubli dans lequel il était tombé.

On trouvera dans le livre de Xose Ulla Quiben une multitude de détails sur la vie de Pouget, mais aussi quelques interrogations sur son parcours, modestement reléguées en épilogue d’ouvrage. D’aucuns lecteurs regretteront sans doute que le biographe n’ait pas poussé plus loin son questionnement – notamment pour ce qui concerne le Pouget dernière manière, celui qui se rapprocha du déliquescent Gustave Hervé, commit quelques mauvais romans-feuilletons dans L’Humanité de Jaurès, puis de Renaudel et se prit d’une assez étrange passion patriotique pour la « Vieille Alsace ». C’est qu’Ulla Quiben se veut magnanime : « Toutes ces zones d’ombre, écrit-il, comme notamment son silence pendant la Première Guerre mondiale, contribuent aussi à faire d’Émile Pouget un personnage humain, fragile, émouvant et proche de nous. » Soit, mais on aurait aussi pu voir dans ces bévues, et l’explication est sans doute suffisante, un pur effet de l’âge, comme le pointa, en juin 1914, La Voix du Peuple, hebdomadaire dont Pouget fut longtemps le talentueux responsable : « Émile Pouget, peut-on y lire, était jadis un Père Peinard épatant qui épatait ses lecteurs. Aujourd’hui, il hospitalise son tire-pied dans La Guerre sociale devenue un vague organe radical. Contre cela rien à dire, tout le monde vieillit. » S’il se ressaisit quelque peu par la suite, sous l’influence de Paul Delesalle, entre autres, il n’en demeure pas moins que le Père Peinard rata lamentablement le rendez-vous de 1914, où rares furent ceux qui gardèrent la flamme et, ce faisant, sauvèrent l’honneur du mouvement ouvrier. Y compris contre l’illustre Pouget.

Qu’on ne voit pas, cependant, dans cette réserve une mise en cause de l’intéressant travail d’Ulla Quiben. Elle relève tout au plus une de ses rares limites. Pour le reste, cette biographie nous trace, en effet, un honnête – et très vivant – portait de Pouget, dont le parcours fut indiscutablement marqué par la création du Père Peinard, d’une part, et, de l’autre, par son adhésion postérieure à la belle idée du « parti du travail » qu’incarna la CGT des origines.

Par sa durée (406 numéros, de 1889 à 1902, avec plusieurs interruptions), par son tirage (130 000 exemplaires, en 1893, en pleine période de chasse aux « ravacholiens » !) et par le ton résolument incisif qu’il adopta, Le Père Peinard – qui fut pour ainsi dire l’œuvre du seul Pouget – marqua son époque comme nulle autre feuille anarchiste. Quant à sa notoriété, elle déborda de beaucoup le strict cadre du mouvement libertaire, même pris dans son acception la plus large. Ce Père Peinard tient, naturellement, une grande place dans l’ouvrage d’Ulla Quiben, qui fourmille de renseignements pertinents – et pas toujours connus – sur le sujet et inclut des extraits – bien choisis – de sa truculente prose [1].

Le passage de l’anarchisme ouvrier au syndicalisme révolutionnaire ou, si l’on préfère, du Père Peinard à La Voix du Peuple, hebdomadaire de la naissante CGT, posa longtemps quelques problèmes interprétatifs aux radicaux admirateurs de Pouget, qui voulurent y voir soit l’effet d’une récupération, soit la manifestation d’un repli tactique. Pour Ulla Quiben, il exprime plutôt une volonté de sortir l’anarchisme de ses impasses – voie terroriste et repli idéaliste – en l’ancrant fermement à ces « véritables écoles pratiques du communisme » que sont en train de devenir les Bourses du travail et les syndicats [2].

À partir de 1897, en effet, l’histoire militante de Pouget se confond avec celle de la CGT. Après avoir fortement plaidé pour que les « anarchos » s’y engagent, il œuvre à la dégager de toute emprise politique, assiste à ses congrès et y prend des responsabilités. Mais, plus encore, il en devient une sorte d’ « éminence grise » – l’expression est venue sous la plume de deux journalistes de l’époque [3] –, tout occupée, dans l’ombre de Victor Griffuelhes, dont il est l’adjoint, à donner corps à ce syndicalisme révolutionnaire dont Pelloutier fut indubitablement l’initiateur et dont il s’estime le continuateur. De ce point de vue, le congrès d’Amiens, par la résolution qu’il adopta, marque, pour Pouget, une « élévation de la conscience ouvrière se manifestant en étendue et en profondeur » et « l’acte de baptême du parti du travail ».

Dans sa présentation de 1906. Le Congrès syndicaliste d’Amiens, Miguel Chueca fait, quant à lui, de ce congrès le « point culminant » de l’affrontement entre deux conceptions du syndicalisme radicalement opposées – l’une prônant sa mise sous tutelle politique ; l’autre, soucieuse de son autonomie et revendiquant sa finalité émancipatrice. Il se solde, à ses yeux, par une « victoire incontestable du courant révolutionnaire », incarné par le « duo inégalé » que formèrent l’ex-blanquiste « meneur de grèves » Victor Griffuelhes et l’ « extraordinaire propagandiste » Émile Pouget.

Fin connaisseur du sujet, M. Chueca brosse un tableau exhaustif du contexte dans lequel se déroula le congrès d’Amiens, en y abordant, entre autres, « la question récurrente des liens entre le syndicalisme révolutionnaire et la théorie de Sorel » et celle des rapports entretenus par les « chefs syndicalistes » de la CGT avec les amis d’Hubert Lagardelle, regroupés dans Le Mouvement socialiste – « la meilleure revue d’extrême gauche, précise M. Chueca, jamais publiée en France ».

Au-delà de son brio, le texte de M. Chueca vaut également par la lecture qu’il fait de la motion d’Amiens, très distancée de l’idée qu’elle ne représenterait finalement, comme on l’a souvent laissé entendre dans les milieux anarcho-syndicalistes, qu’une « version atténuée du syndicalisme révolutionnaire » [4]. Pour lui, au contraire, la motion Griffuelhes-Pouget « exprime l’essence du syndicalisme révolutionnaire de 1906 » et « synthétise l’état d’esprit qui a dominé ses militants les plus combatifs depuis une quinzaine d’années ». Quant au fait qu’elle ait été approuvée par les réformistes de la CGT, plutôt que la preuve qu’elle était acceptable à leurs yeux, il en voit la marque de leur faiblesse. Autrement dit, c’est parce qu’il aurait été convaincu de perdre sur sa propre motion que le courant réformiste se serait rallié à celle de Pouget-Griffuelhes – et surtout à l’idée d’indépendance ou de neutralité, qu’elle codifiait – pour isoler les guesdistes, mais aussi les anarchistes.

On peut suivre M. Chueca sur ce terrain sans pour autant tirer les mêmes conclusions que lui. Si le comité confédéral pouvait se passer, comme il le prétend avec quelque argument, du soutien des réformistes à la Keufer pour avoir la majorité au sein du congrès, il semble bien qu’il ait cherché – sans compromis ni marchandage, mais en tenant compte de cette sensibilité – à l’élargir. Au prix du mot, pourrait-on dire, c’est-à-dire en mesurant sa force. Ses adversaires principaux se trouvaient du côté des guesdistes – « le “courant” politicien », dit Pouget – et son objectif consistait à les battre le plus clairement possible. Ce qui fut fait. Griffuelhes et Pouget connaissaient suffisamment le terreau de leur organisation pour savoir que cela était possible. En termes modernes, on dirait qu’ils avaient le sens du rapport de forces et la capacité de le faire bouger en laissant ouvertes autant de portes nécessaires pour qu’on les rejoigne. La preuve, en un mot, de leur grande intelligence tactique.

Il y aurait encore beaucoup à dire, mais l’occasion viendra avec la publication – annoncée – des actes du colloque sur la Charte d’Amiens organisé par la CNT en mars de cette année. En attendant, la lecture de ces deux ouvrages est fortement recommandée.

José FERGO