■ Jean-Claude MICHÉA
ORWELL ÉDUCATEUR
Castelnau-le-Lez, Climats, « Sisyphe », 2003, 170 p.
À sa manière, inimitable, Jean-Claude Michéa poursuit avec constance son patient travail de déconstruction de « l’emprise étouffante que l’Économie et la Technique modernes exercent sur notre vie quotidienne » et, en parallèle, de « décontamination systématique de nos imaginaires individuels ». Après L’Enseignement de l’ignorance, en 1999, et Impasse Adam Smith, en 2002 , c’est vers George Orwell - qui nous valut déjà, en 1995, un brillant Orwell, anarchiste tory - qu’il se tourne de nouveau, cette fois-ci dans l’optique de le « mettre à l’épreuve (...) pour essayer de penser, aussi précisément que possible, le cours présent des choses et ce vers quoi il nous emporte ». Orwell éducateur ? Certes, répond d’emblée J.-C. Michéa, et d’abord parce qu’il fut « un esprit libre », catégorie qui, on en conviendra aisément, fut beaucoup moins répandue, en son temps comme au nôtre, que celle de l’ « esprit réduit à l’état de gramophone », comme disait Orwell.
De livre en livre, la méthode de J.-C. Michéa – « construction kaléidoscopique », précise-t-il – est devenue une marque de fabrique. De propositions en scolies et de scolies en notes, l’écriture forme spirale et organise le désordre apparent d’une pensée parfaitement dialectique. Admettons qu’elle puisse dérouter le lecteur, comme l’emploi exagéré des majuscules conceptuelles, mais reconnaissons qu’elle s’adapte à merveille au genre du bref essai philosophique, où J.-C. Michéa est passé maître et dont Orwell éducateur constitue la dernière illustration.
À l’origine de cet ouvrage, centenaire de la naissance d’Orwell obligeant, une enquête journalistique axée sur cinq questions formulées par Aude Lancelin, du Nouvel Observateur, qu’on ne savait par orwellien. Sur cette base – les réponses du philosophe nouvellement médiatisé aux questions de ladite journaliste –, J.-C. Michéa a eu envie de pousser l’entretien plus avant, et à sa manière, toute en scolies et en notes. Le résultat final prouve qu’il a bien fait. Il pointe, en tout cas, les évidentes limites de l’exercice auquel il s’est prêté et qui, visiblement, ne l’a pas vraiment satisfait.
« Aujourd’hui, je ne vois pas qu’il existe un seul écrivain dont l’œuvre pourrait nous être d’un usage pratique plus urgent et plus immédiat », notait, il y a vingt ans de cela, Simon Leys à propos d’Orwell. Le temps, loin de contredire ces propos, les a sans doute rendus plus pertinents que jamais. Et ce d’autant, indique J.-C. Michéa, que les « impasses dramatiques » dans lesquelles le monde est aujourd’hui entraîné par « les deux théologies majeures, à la fois rivales et contradictoires, de l’État et du Marché » rendent indispensable, pour quiconque souhaite vivre dans une « société décente », ce « détour par Orwell ».
Ce qui fait l’attrait de la démarche orwellienne, c’est d’abord qu’elle est irréductible et non conforme aux postulats dominants. D’où la méfiance qu’elle a suscitée, qu’elle suscite encore au vu des procès en sorcellerie qu’on continue de lui faire, chez certains intellectuels engagés dans la légitimation de la domination, passée et présente. Sa « sensibilité anarchiste », qu’on ne saurait confondre avec une quelconque forme d’adhésion à l’anarchisme comme philosophie politique, le poussait à interroger les logiques de pouvoir, dont le monde intellectuel fut toujours friand, pour s’en défaire et se situer au plus près d’un monde vivable, c’est-à-dire libéré de la domination de la marchandise et de l’oppression étatique, la common decency. La dimension anticapitaliste d’Orwell – souvent occultée de nos jours pour mieux le réduire à un penseur, certes pointu, mais définitivement dépassé, du seul totalitarisme stalinien –, J.-C. Michéa la retient comme essentielle pour comprendre la pertinence de son œuvre. Il insiste même : c’est celle qui, en ces temps, fait sens, parce ce qu’elle se sépare radicalement de la « mythologie progressiste » en vigueur aujourd’hui et qui veut que « l’organisation capitaliste de la vie représente un stade inévitable de l’évolution humaine (l’avant-dernier pour les progressistes de gauche, le dernier pour les progressistes de droite) ».
La liaison qu’opère J.-C. Michéa entre Orwell et la tradition socialiste pré-marxiste – que « seul le mouvement ouvrier anarchiste », précise-t-il, a, « d’une certaine manière », maintenue vivante au XXe siècle – est d’autant plus intéressante qu’elle situe historiquement le « conservatisme » d’Orwell dans la lignée des « premières révoltes des ouvriers anglais et français contre le nouvel ordre marchand et industriel », au début du XIXe. Orwell, qui avouait « une horreur instinctive devant la mécanisation progressive de la vie », proposait d’appliquer un seul et simple critère à toute « avancée » technique ou scientifique : « cela me rend-il plus humain ou moins humain ? » Et de trancher en conséquence, au risque – infime quand on le compare à d’autres, mortifères ceux-là, que génère la société industrielle – de passer pour un « conservateur » aux yeux des modernes adorateurs de l’éternel progrès.
Ce bon sens orwellien, très politiquement incorrect, J.-C. Michéa le fait sien pour pourfendre allègrement, et c’est bonheur, quelques modernes figures du progressisme : la Gay Pride, Antonio Negri, les « merveilleuses processions de pénitents d’avril 2002 », le « pauvre Attali », les « sublimes élites du Spectacle », le « brave Lindenberg »... et j’en passe. Mais, au-delà du jeu de massacre, il définit ce qui unifie « la sensibilité moderniste » d’une gauche contemporaine : « rien d’autre (...) qu’une simple culture de la transgression, vaguement tempérée par des contraintes électorales ». À bien y réfléchir d’ailleurs et même si J.-C. Michéa ne le dit pas, les limites de cette gauche débordent sans doute le spectre institutionnel et médiatisé de la gauche « plurielle » ou « besancenote ». Il se pourrait même qu’elles englobent aussi – contraintes électorales mises à part, et encore... – quelques libertaires New Age furieusement attachés aux transgressives pratiques d’une époque qui consomme à loisir de la rébellion et décrète, à ses heures, l’antifascisme grande cause humanitaire.
Accompagnant son minutieux démontage du « cours du temps », J.-C. Michéa ne recule pas devant la saillie vacharde. De même, preuve que sa sympathie pour Orwell n’est pas exclusive, il lui arrive de se livrer à quelques exercices d’admiration. Dans ce registre, on retiendra, par exemple, son coup de chapeau à Paul Goodman, anarchiste américain dont l’influence sur Ivan Illich fut certaine et qui, deux ans avant sa mort, en 1972, se définissait – sans rien renier de son anarchisme, mais au grand dam de certains anarchistes progressistes, – comme « conservateur néolithique ». On appréciera également les quelques belles pages qu’il consacre à André Prudhommeaux, dont la manière fut souvent proche de celle d’Orwell et que J.-C. Michéa désigne, à juste titre, comme « l’un des théoriciens anarchistes les plus originaux » qui soit. On ne s’étonnera pas de voir souvent cité Marcel Mauss – que J.-C. Michéa situe « assez près de la tradition anarcho-syndicaliste dans ce qu’elle avait encore de plus généreux » –, mais aussi Jacques Ellul et Guy Debord. Enfin, mais la liste n’est pas exhaustive, on trouvera, sous la plume de J.-C. Michéa quelques pertinentes allusions à Christopher Lasch, qu’il a beaucoup contribué, et c’est justice, à faire connaître en France.
Orwell, donc, pour s’éduquer à voir le monde tel qu’il est et le combattre pour ce qu’il est. Il n’est pas de lutte efficace contre l’ordre des choses qui ne passe par le langage. C’est un point sur lequel insiste J.-C. Michéa : il faut acquérir, écrit-il, « en premier lieu, la capacité politique et intellectuelle d’inventer un nouveau langage commun » capable de « désigner (...) la nature exacte des nuisances universelles que l’Économie devenue indépendante impose désormais sans discrimination à tous ». Cette tâche requiert un abandon définitif de l’illusion progressiste et la « création parallèle d’un imaginaire spécifique », en totale rupture avec l’imaginaire capitaliste – ou altercapitaliste, qui n’en est finalement qu’une version régulée.
Il n’est pas interdit de penser que J.-C. Michéa, qui partage avec Orwell une totale incompatibilité d’humeur avec son époque, ne se force pas un peu à dissimuler son pessimisme foncier derrière l’énoncé d’une alternative. Comment pourrait-il faire autrement d’ailleurs sans risquer de tourner en rond ? Sur ce point, sa conclusion est suffisamment parlante. Citons-la longuement : « Chaque individu, pour peu qu’il s’autorise toujours un minimum de pensée personnelle, a désormais devant les yeux la possibilité quotidienne de vérifier par lui-même ce qu’est, dans son essence absurde et inhumaine, la Société du Spectacle. Il ne devrait donc plus s’agir, dès lors, que de chercher à nouveau le passage au Nord-Ouest qui permettrait de nous soustraire collectivement à ce règne déshumanisant ; tâche pour laquelle, comme on l’a vu, la lecture d’Orwell apparaît irremplaçable. Il reste à savoir, bien sûr, dans quelle mesure nous en avons encore vraiment la volonté et le goût. Mais ceci, de toute façon, est une autre histoire. »
Il reste à savoir... En attendant cette « autre histoire », on aura compris que la lecture d’Orwell éducateur nous semble décidément fort utile.
Freddy GOMEZ