lettre ouverte à Julien Gracq
En refusant le prix Goncourt, par fidélité aux principes développés dans votre pamphlet anti-mercantile La Littérature à l’estomac, et en vous dérobant avec une rigoureuse persévérance aux reporters, interviewers et photographes, vous avez, Monsieur, fait preuve de caractère et mérité l’estime de ceux qui voient dans les lettres autre chose qu’une forme de la publicité. Mais vous êtes resté à peu près incompris du peuple de France qui, jugeant en bloc de la gent littéraire, ne voit guère dans votre attitude qu’un acte d’exhibitionnisme à rebours, et presque une tricherie à l’égard de vos confrères. Par ailleurs, rien ne pouvait empêcher les libraires d’organiser en votre honneur des vitrines spéciales pour satisfaire aux curiosités de la foule « lettrée » ; et, ainsi, le prix Goncourt tente de s’emparer de vous, alors que vous ne vouliez pas de lui. L’académie des sept, elle-même, en chasse à vos talons, prend l’air à la fois penaud et triomphant de la chienne d’Alcibiade après que son maître lui eut coupé la queue ; et chacun sur votre passage lève son chapeau – soit pour l’animal, soit pour son maître. Beaucoup de sourires entendus : « Bravo Julien Gracq ! En voilà un qui sait renouveler les formules usées de la mise en vedette »…
L’idée qu’il s’agit d’un geste simplement honnête d’un homme qui se fait de son métier une idée assez haute, et qui veut mettre ses actes en accord avec ses écrits, ne paraît guère avoir touché le grand public. Vous pressentiez, Monsieur, combien il est difficile d’être soi-même en présence de la foule. Pour vivre libre, vivons caché, pensiez-vous. Vous êtes maintenant comme les bons sauvages de Pixerécourt, qui au premier acte, cessent brusquement de s’exprimer en caraïbe, reconnaissant les caravelles à l’horizon, et s’écrient avec dépit : « Nous sommes découverts ! » Et je pense à Garry Davis, autre objecteur d’honnêteté qu’on a traité de comédien parce qu’il s’est refusé à jouer le rôle que son comité de patronage lui faisait répéter dans les coulisses et que l’auditoire voulait qu’il joue.
Nul ne peut se dérober au rôle que lui confie l’élite, et de son jugement doit dépendre le sort de l’artiste ; telle est la pensée des gens du monde. À cela s’oppose l’idéal populaire démocratique qui veut que le sort de chacun dépende de l’opinion de tout le monde. Quant à l’individu qui ne semble pas tenir compte de ce qu’on peut penser et dire de lui chez son propriétaire et sa concierge, c’est un ennemi public. Celui qui se singularise doit être fêté et comblé par « l’élite » ; afin que sa singularité soit intégrée et domestiquée ; d’où les vitrines Julien Gracq des librairies dans les beaux quartiers. D’autre part, il doit payer au peuple le tribut de sa singularité, à titre de sacrifice, à l’égalité. Voici, à ce sujet, la réflexion de ma blanchisseuse : « Il n’avait qu’à toucher son prix sans flafla, et payer une tournée générale ! ».
L’écrivain, comme le propagandiste, fait appel à l’opinion publique. Comment peut-il ensuite la récuser lorsqu’elle se méprend ? Or, elle se méprend toujours. La loi des snobs, comme celle du gros public, veut imposer à chacun l’être qu’elle a décidé qu’il était. Il n’y a pas à sortir de là.
Dans la « boîte » où je travaille, le petit personnel est d’accord pour trouver que vous êtes un type qui « se croit », et qui fait la petite bouche devant un quart de million, « comme si on avait trop pour vivre, aujourd’hui ». Refuser de l’argent, Monsieur Gracq, est une chose très grave. C’est une injure personnelle à l’adresse de ceux qui n’en ont pas assez, c’est-à-dire de ceux qui en ont et de ceux qui n’en ont pas. Mépriser l’argent est un tort impardonnable aux yeux du peuple. Car celui que le sort favorise a pour devoir de se faire pardonner par des largesses ; et c’est une faute que le beau monde n’excuse que pour écraser de sa protection et de sa munificence celui qui la commet.
Vous n’avez pas été sans remarquer, Monsieur, que chez les gens « bien », on donne des cadeaux à l’ami dont c’est la fête ou l’anniversaire ; une arrivée, un départ, un mariage, une pendaison de crémaillère, un baptême, un enterrement de vie de garçon, tout est prétexte à favoriser les favorisés, selon la morale aristocratique qui veut qu’à celui qui a il soit donné, et retiré à celui qui n’a pas. À l’atelier et au régiment, au contraire, c’est celui à qui il arrive quelque chose (distinction ou promotion, héritage ou gain à la loterie, voyage, succès, progéniture ou deuil) qui doit à la démocratie égalitaire une compensation onéreuse. Là, tout s’arrose. À cela près, l’aristocratie et la démocratie sont également oppressives de l’homme de talent, comme l’avait déjà reconnu Vigny par la bouche du Docteur Noir dans Stello.
Quant aux faveurs des pouvoirs substitués au public – par exemple, la croix décernée par un ministre – elles sont en substance à la fois anti-aristocratiques et antidémocratiques. L’intervention d’en haut tend ici à faire disparaître le droit qu’ont les gens (du monde ou du peuple) de donner ou de retirer leur estime et leur approbation. D’autre part, celui qui refuse une décoration renie totalement son attachement conventionnel à la considération de ses pairs et de ses inférieurs, il a l’air d’en imposer à leur libre jugement et d’humilier même ses supérieurs. L’acceptant se met une bonne conscience en métal sur la poitrine avec un bout de ruban ; le refusant s’épingle à lui-même sa bonne conscience comme médaille. « Ostentation pour ostentation, mieux vaut l’accepter », dit l’adage modeste des gens qui se satisfont d’épater leur voisin sans trop le vexer.
La vie est dure, cher Monsieur, pour qui veut bien être quelqu’un, mais n’accepte pas de devenir quelque chose. La morale de la masse, c’est qu’il faut qu’il en coûte toujours à qui fait « parler de soi » ; l’autre morale est que cela doit rapporter. D’un côté comme de l’autre, l’individu se trouve diminué d’autant.
Les grands moments de l’histoire semblent être les moments de renoncement par lesquels une élite démissionne de ses avantages injustes et corrupteurs, et fraternise avec une élite ascendante pénétrée d’enthousiasme désintéressé. Malheureusement, ces nuits du 4 août sont généralement sans lendemain. La masse n’aime pas les démissions : elle préfère les distributions. Le noble renonçant à sa caste ne devient pas pour la foule, un homme, mais un ci-devant, que le sans-culotte traite en paria, s’il le peut. Et l’égalité exige la disparition des parias – têtes couronnées, ou découronnées. Tout ce qui ne consent pas à être « quelque chose » doit mourir, doit éternuer dans la sciure sa grandeur d’âme, pour compléter la révolution et pour y mettre fin. Autant en arriva à vos homonymes, les Gracques, ces propriétaires ennemis de la propriété. Et le sort du privilégié démissionnaire finit par être celui du Comte de Saint-Cyr, devant le tribunal jacobin qui l’interrogea sur son identité : « Il n’y a plus de comte ; il n’y a plus de de ; il n’y a plus de Saint ; il n’y a plus de Sire », coupa le magistrat populaire à chaque syllabe, et l’homme n’ayant plus d’état civil, se trouva légalement supprimé.
Que pensez-vous de cette néantisation, vous qui avez opposé le Rivage des Syrtes aux ravages des Sartres ? Et persisterez-vous dans un entêtement qui rédige d’avance son épitaphe : « Ci-gît Julien Gracq, qui ne fut rien – pas même prix Goncourt » ?
Respectueusement vôtre,
André PRUDHOMMEAUX
Marsyas, n° 291, janvier-février 1952.