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Castoriadis dans le labyrinthe
Article mis en ligne le 4 décembre 2023

par F.G.


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On entend gronder Cornelius Castoriadis : « Je pense que nous devrions être les jardiniers de cette planète. Il faudrait la cultiver. La cultiver comme elle est et pour elle-même. Et trouver notre vie, notre place relativement à cela. Voilà une énorme tâche. […] Or cela, évidemment, c’est très loin non seulement du système actuel mais de l’imagination dominante actuelle. L’imaginaire de notre époque, c’est l’imaginaire de l’expansion illimitée, c’est l’accumulation de la camelote : une télé dans chaque chambre, un micro-ordinateur dans chaque chambre... c’est cela qu’il faut détruire. » (Post-scriptum sur l’insignifiance)

C’était en 1996, quelques mois avant la mort de cet intellectuel au savoir encyclopédique, philosophe, mathématicien, historien, économiste, psychanalyste. Un intellectuel militant qui a théorisé jusqu’à son dernier souffle la transformation révolutionnaire de la société. Au fil d’une odyssée dans les courants d’extrême gauche, faite d’engagements, de ruptures et de révisions, qui donnent à son œuvre sa dimension buissonnante.

Théoricien politique, Castoriadis le devient très jeune. Né à Constantinople en 1922, il arrive à Athènes à l’âge de trois mois, sa famille ayant fui la mainmise turque sur l’Asie mineure, où se trouve alors l’armée grecque. Le jeune Castoriadis passe son enfance dans une Athènes encore limpide et indemne du trafic automobile. Le paysage radieux et la sociabilité ordinaire imprègnent l’enfant d’un attachement sensuel à la vie. Pour le reste, une excellente éducation bourgeoise comme on en souhaite à tous les enfants de prolétaires : sa mère, douée pour le piano, lui transmet son amour de la musique ; son père, francophile, anticlérical, antiroyaliste, lui fait très tôt réciter les grands poèmes de la langue française et le texte de L’Apologie de Socrate, par Platon. Entre douze et quatorze ans, sa gouvernante lui fait découvrir les philosophes (Platon, Spinoza, Kant). Le jeune bourgeois plonge dans Marx avant même de débuter ses études. Encore au lycée, en 1937, il adhère aux Jeunesses communistes grecques. La Grèce subit la dictature d’Ioannis Metaxás, allié naturel de l’Allemagne nazie et de l’Italie fasciste. Inscrit à la faculté – en droit, sciences économiques et politiques –, Castoriadis est arrêté en 1939, mais vite relâché. Il rompt avec le Parti communiste qui, face à l’occupant allemand, défend une « ligne chauvine ». Le jeune « internationaliste » (plutôt antinationaliste) s’en sépare avec d’autres étudiants pour créer une organisation clandestine. Face au PC qui recrute en masse, à la faveur de la lutte contre l’occupant, Castoriadis s’engage dans l’aile la plus à gauche du parti trotskiste grec, sous la houlette du charismatique Spiros Stinas, décrit dans ses mémoires comme un héros et saint laïc, persécuté presque toute sa vie. Jusqu’à la fin 1945, notre auteur milite dans cette organisation, pris entre le marteau du stalinisme et l’enclume du fascisme. C’est alors qu’il se présente à un concours de l’école française d’Athènes pour des bourses d’études supérieures postdoctorales en France. Il bénéficie ainsi d’une aide pour effectuer une thèse de philosophie. Avec d’autres étudiants, il est exfiltré en bateau en décembre 1945, et rejoint Paris via l’Italie et la Suisse.

Il tourne autour et au sein des cercles du PCI (Parti communiste internationaliste), branche française de la IVe Internationale. On vous épargne les innombrables schismes et hérésies, aussi énigmatiques, parfois, que les mystères chrétiens. Disons simplement que, face à l’infime PCI, le PCF, en novembre 1946, aligne 800 000 adhérents et recueille quasiment 29 % des suffrages aux élections. C’est-à-dire à peu près autant de voix que l’addition des actuels particules communistes : PCF + FI + LO + NPA +…

Dans la doxa trotskiste, l’Union soviétique est un « État ouvrier dégénéré ». Autrement dit, ce n’est qu’en raison de son isolement et de son arriération rurale, contre lesquels « la révolution de 1917 » (le coup d’État d’Octobre) a dû s’arc-bouter, que l’URSS n’est pas encore un paradis socialiste. Mais Castoriadis sait déjà à quoi s’en tenir. Dès la création de son organisation étudiante clandestine, il a lu Ante Ciliga (Au pays du mensonge déconcertant), Victor Serge (Destin d’une révolution), Boris Souvarine (Staline, aperçu historique du bolchévisme), biographie refusée chez Gallimard, en 1935, par André Malraux qui ne défendait que des causes gagnables : « C’est un livre formidable mais nous ne pouvons pas le prendre parce que pour l’instant vous êtes les plus faibles ; nous le prendrons quand vous serez les plus forts » (Cf. Entretien d’Agora International avec Cornelius Castoriadis au Colloque de Cerisy (1990).

Un soir, lors d’une réunion trotskiste, Castoriadis présente aux camarades du parti sa thèse selon laquelle l’URSS n’est pas un État ouvrier dégénéré, mais une société de classe et d’exploitation. La même année, George Orwell, un autre socialiste hétérodoxe, trouve la force d’écrire et de publier 1984, son testament politique. C’est-à-dire qu’il faut, pour proférer de ces vérités qui crèvent les yeux, ce mélange de génie et d’héroïsme qui manque totalement aux intellectuels officiels ; qu’ils nous vantent, hier, « la Patrie des travailleurs », ou aujourd’hui « la Religion des dominés ».

Dans l’assistance, le philosophe Claude Lefort est séduit par les idées de Castoriadis. C’est la naissance, en 1949, de la tendance Socialisme ou barbarie [SouB], groupe militant en rupture avec le trotskisme, organe de production théorique de ce que l’on appellera l’ultra-gauche. On vous passe une fois de plus les scissions, brouilles et retrouvailles qui encombrent l’itinéraire de Chaulieu (le pseudonyme de Castoriadis) jusqu’en 1967, date de la dissolution du groupe.

Pendant ces années, notre auteur cherche à comprendre comment la Russie est devenue un pays de capitalisme bureaucratique. Puis, documentant l’échec du marxisme en tant que théorie révolutionnaire de la société, il s’efforce d’en tirer les leçons pour un changement social radical. On ne peut parler de révolution qu’à partir du moment où existent des organismes autonomes de la population qui s’autogouvernent, et qui le font quotidiennement. Autrement dit, pas de révolution sans autonomie politique. Tout le contraire du régime social stratifié de l’URSS, où un Appareil, constitué de planificateurs et de gestionnaires experts, oppresse le peuple ouvrier et paysan au nom du rattrapage industriel d’une supposée « arriération » de départ.

Il suffit de replacer cette thèse dans les conditions historiques de l’époque pour comprendre que Castoriadis a vu et dit sans ambages ce que de vieux métaphysiciens maoïstes de Normale Sup’ nient encore : le développement de la technocratie. C’est d’ailleurs cette lucidité qui, au seuil des années 1960, attire Debord vers SouB. Mais Castoriadis – à la différence d’Henri Lefebvre – reste indifférent, et Debord critique le fonctionnement du groupe, qui reproduit à ses yeux le rapport passif des militants aux figures de proue maîtresses du savoir. Enfin, il n’y a pas de place pour deux maîtres à penser dans un même ordre théorique.

Et puis, il faut bien dire que Castoriadis ne vit pas comme un voyou (si tant est, par ailleurs, que Debord ait jamais vécu à la hauteur de sa mauvaise réputation). Depuis 1948, il occupe un poste d’économiste à l’OCDE – qu’il abandonne en 1970 après être devenu directeur d’un service de plus d’une centaine d’employés. Son statut de fonctionnaire international, doublé de sa situation d’étranger (à l’époque, une simple décision du ministère de l’Intérieur peut acter l’expulsion du territoire), l’obligent à se tenir tranquille en mai 68, dont il regrette que l’effervescence n’ait pu se cristalliser en pratiques démocratiques et collectives continues. Après être entré en psychanalyse, il s’installe en professionnel à partir de 1973. En définitive, la révision de ses convictions marxistes, par laquelle il introduit son livre majeur L’Institution imaginaire de la société (1975), le place du côté des intellectuels « antitotalitaires » – dont ces « nouveaux philosophes », suivant leur label chez Grasset (Glucksmann, BHL, Lardreau, Jambet, etc.). De quoi nourrir les sarcasmes d’un Jaime Semprun, alors protégé de Debord, dans son Précis de récupération (1976). On lit notamment, à l’entrée Cornelius Castoriadis, que son « “imaginaire radical”, entre deux envolées intersidérales, a tout de même rencontré une réalité bien déterminée avec les bureaucrates de la CFDT, dans la revue desquels il va maintenant déverser sa bouillie épaisse ».

Il y avait beaucoup plus, beaucoup mieux à dire, de la part de gens aussi instruits et avisés que les post-situs, sur la « deuxième gauche » (CFDT, PSU, Nouvel Obs) et les idéologues des « nouvelles couches moyennes », de la « nouvelle classe ouvrière » (Michel Rocard, Serge Mallet, André Gorz), en fait de la technocratie triomphante ; et Jaime Semprun donnera sa pleine mesure, huit ans plus tard avec la création de l’Encyclopédie des Nuisances.

Castoriadis n’a toujours pas ses entrées à l’université mais sa réputation internationale est importante. L’historien François Furet, président de l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) depuis 1977, le charge d’animer un séminaire de philosophie politique où se côtoient, entre autres, Jacques Julliard, Pierre Rosanvallon, Alain Renaut, Philippe Raynaud ou encore Luc Ferry. Pouah ! Mais Castoriadis n’est pas plus coupable de ses disciples que Debord n’est coupable de Viénet, commis de l’industrie nucléaire, qu’Ellul n’est coupable de Mamère & Bové. Esseulé par rapport à ses collègues libéraux, Castoriadis affermit néanmoins ses idées grâce aux controverses philosophiques avec ses contradicteurs – et amis, pour certains (Alain Finkielkraut, Edgar Morin, Pierre Manent) – qu’il invite à ses réveillons ou anniversaires dans son appartement cossu du 16e arrondissement, comme l’indique François Dosse dans Castoriadis, une vie (La Découverte, 2018).

Mais quoi ? Semprun, l’élève des situationnistes a passé une jeunesse plus confortable que celle de Castoriadis. Lequel, dans son genre, mais non moins que le directeur de l’Encyclopédie des Nuisances, est resté fidèle aux cruelles leçons du communisme réellement existant. D’où ses relations et ses correspondances amicales avec Ivan Illich et Jacques Ellul dès les années 1970. Dans ses écrits labyrinthiques s’ouvrent des issues qui nous importent, à nous naturistes radicaux. Le marxisme, tel que le critique Castoriadis, est une théorie de l’histoire qui exclut la création. C’est la même théorie soutenue par les communistes et Insoumis d’aujourd’hui : la croyance qu’en définitive la raison fait avancer l’histoire, l’état actuel de la technologie étant une matérialisation perfectible, forcément perfectible, de cette raison.

Une fois que l’on postule une telle loi de l’histoire, c’est-à-dire que l’on se rend à une vision progressiste, il ne reste plus qu’à se prononcer pour la gestion collective de l’appareil productif. Funeste illusion, qui exclut toute remise en question de la technologie elle-même. Castoriadis fustige ainsi le slogan autogestionnaire : « Quelle est la critique de la technique capitaliste qu’ont fait Marx et les marxistes ? Aucune. Ce qu’ils critiquent, c’est le détournement au profit des capitalistes d’une technique qui leur paraît, en soi, indiscutable. » Et plus loin : « La technique contemporaine est bel et bien capitaliste, elle n’est pas neutre. Elle est modelée d’après des objectifs qui sont spécifiquement capitalistes, et qui ne sont pas tellement l’augmentation du profit, mais l’élimination du rôle humain de l’homme dans la production, l’asservissement des producteurs au mécanisme impersonnel du processus productif. Pour cette raison, aussi longtemps que cette technique prévaut, il est impossible de parler d’autogestion. L’autogestion d’une chaîne de montage par les ouvriers de la chaîne est une sinistre plaisanterie » (« Marx aujourd’hui », 1983).

Voilà qui rappelle Ellul qui lui envoie en 1972 son livre De la révolution aux révoltes, « en témoignage d’admiration et de gratitude pour son combat pour la vérité » ; en 1980 Castoriadis signe le texte d’ouverture d’un volume de Mélanges Jacques Ellul ; ils s’invitent à des colloques, le sociologue du système technicien se disant saisi par la « profondeur et la richesse de la pensée, mais aussi par la beauté de la forme » du discours de celui qu’il tient pour le « seul philosophe existant actuellement en France – philosophe et sociologue » (lettres du 23 août 1982 et du 31 décembre 1987) ; tandis que, dans un de ses meilleurs textes sur le délire de toute-puissance des sociétés industrielles, « Voie sans issue ? », publié en 1987, Castoriadis souligne « l’imprescriptible mérite de Ellul », celui d’avoir décrit avant tout le monde le processus d’ « autonomisation de la technoscience ». Ainsi, en dépit d’angles d’attaque distincts, en dépit de différences de tempérament, plus volontariste chez Castoriadis, davantage convaincu (ou faisant du moins profession de l’être) de la possibilité de transformer les structures du monde politique et économique – sans même parler de la foi chrétienne d’Ellul –, point de butée pour les disciples du philosophe, tous deux partagent la critique fondamentale de la neutralité de la technique.

Elle se rattache, chez Castoriadis, à son idée centrale : la société n’est pas un édifice d’idées, de relations humaines, de croyances, d’expressions artistiques bâties sur des fondements matériels, économiques et techniques. Les rapports entre la base et le sommet (l’« infrastructure » et la « superstructure ») ne se réduisent jamais à l’adage marxiste : avec le moulin à bras, la société féodale ; avec le moulin à vapeur, le capitalisme. Non, la société, ou plutôt le « social-historique », comme il le dit, soulignant ainsi que l’histoire est le terrain du nouveau, de l’imprévisible, tient à l’aide de mythes. Autrement dit, à l’aide d’un imaginaire qui l’« institue », c’est-à-dire l’établit, la fait tenir debout et lui donne sens. Cette dimension-là se compose avec une dimension arithmétique. Dans toute société, les êtres sont en effet classés, répartis et mis en relation (humains, animaux, objets, divinités, etc.). Songez aux religions : le Dieu chrétien est Un en trois personnes, là où le Bouddha a mille et une figures. Pas de mythe sans arithmétique, donc. Mais le mythique, ou l’imaginaire, déborde la dimension mathématique. Il est la création même, immotivée. Mystère philosophique. Pourquoi, à un certain moment de l’histoire de certaines sociétés, se fait jour la représentation de l’homme comme objet à échanger, et avec elle la pratique de l’esclavage ? D’où peut bien émerger l’idée d’un écart entre une entité créée et une entité créatrice, que certains vont nommer « Dieu » ? Pourquoi à Salem, il y a trois siècles, la sorcellerie ne paraît pas un délire mais une réalité ? Tel est le problème des significations imaginaires sociales qui s’enracinent dans l’imaginaire radical. Autrement dit, la capacité de l’être humain à former des images, à rendre présent ce qui est absent. Ces significations façonnent tout individu, et d’abord au plan psychique. À moins de se penser vierge de tout englobement par le social, c’est-à-dire, en réalité, condamné au non-sens. Pour le dire avec les mots de Balzac, dans La Fille aux yeux d’or : « Vous convenez toujours à ce monde, vous n’y manquez jamais. »

C’est pourquoi la technologie n’est jamais neutre. Les instruments, appareils et complexes de machines ne sont pas des poids morts, ils font sens à l’intérieur d’un ensemble, ils matérialisent tel imaginaire plutôt que tel autre. Avec les mots du philosophe : « Comment pourrait-on séparer les significations du monde posées par une société, son “organisation” et ses “valeurs”, de ce qui est pour elle le faire efficace, dissocier l’organisation qu’elle impose au monde de l’incarnation la plus proche de cette organisation : son instrumentation dans les procédés canoniques de ce faire ? (“technique”). Ce qui veut dire, dans notre monde contemporain, que les machines sont une « présentation » et « figuration des significations essentielles du capitalisme. » (L’Institution imaginaire de la société).

Ces significations-là, cet imaginaire, c’est celui du développement illimité de la raison scientifique, mettant aux commandes de la réalité des sujets tout-puissants, qu’il s’agisse des généticiens jouant à maîtriser le vivant, des économistes réduisant le monde en chiffres, des experts configurant des solutions techniques à tout, ou bien des consommateurs gavés de marchandises. Castoriadis s’y confronte dès les années 1970, en rappelant cette évidence aristotélicienne : tout « développement » suppose le passage d’une virtualité à sa réalisation, dans une forme fixe, qui définit la norme à atteindre pour l’être en question. Un organisme se développe pour atteindre sa maturité biologique. On estime qu’une idée est développée lorsque son sens latent est explicité autant que possible. Comme une pellicule photo que l’on « développe » dans ses moindres contrastes et détails. L’éducation, au sens grec de la paideia, est également développement : il s’agit d’amener le nouveau-né, encore monstre psychique, à l’état propre d’un être humain (de quoi faire glapir à l’ère de la critique émancipatrice de la « domination adulte », assurément). Or cette idée que la limite définit un être parvenu à sa maturité explose à partir du XIVe siècle, lorsque plusieurs forces conspirantes (qui « respirent ensemble » d’un même souffle) vont aboutir à l’idée d’un développement indéfini, soutenu par l’intrication de la science et de l’industrie : expansion de la bourgeoisie, grandes découvertes et voies de communication, Réforme, perspective scientifique d’un Univers infini, mathématisation des sciences, définition de la raison comme un outil de maîtrise de la réalité.

L’arithmétique est devenue un mythe. « Plus, c’est mieux. » La norme est qu’il n’existe pas de norme. À mesure qu’il déplore la montée de l’insignifiance et du conformisme généralisé, dans les années 1980-1990, Castoriadis met en garde contre l’« omnipotence » virtuelle de la technique, sans laquelle il n’est pas d’imaginaire du Progrès qui tienne. Voilà qui permet de comprendre pourquoi nous autres ne vivons pas dans le monde d’il y a cinquante ans avec l’ordiphone en plus, mais bien dans le monde de l’ordiphone. Où est l’issue ? Dans la création. Car cet imaginaire par quoi les Occidentaux, mais aussi tous ces rêveurs d’Occident qui n’aspirent qu’au mode de vie industriel, ici ou là-bas, se sont laissés subjuguer, il est toujours possible de le défaire.

Avant les grandes révolutions du XVIIIe siècle, c’est dans la démocratie grecque du Ve siècle que Castoriadis voit l’émergence d’un questionnement sans fin sur la légitimité de l’institution. Voilà non pas le modèle absolu, mais un germe à élaborer en vue de l’autonomie radicale. Dans l’assemblée du peuple (ecclèsia), les citoyens sont égaux non seulement en droits, mais en termes de participation effective aux affaires publiques. Ils sont éduqués en ce sens, pour user de leur raison afin de délibérer collectivement. Ce qui garantit le pouvoir de la communauté face aux spécialistes, face aux experts. Il n’existe pas d’expertise (teknè) en matière politique. Elle est laissée aux chefs de guerre, qui eux, sont élus, et jugés non par leurs pairs mais par les utilisateurs : c’est au guerrier et non au forgeron de juger de la qualité d’une épée.

Tel est l’imaginaire anti-technocratique par excellence, détaillé par Castoriadis afin de contrer les ravages de la « techno-science » (pour ne pas dire l’industrialisme). Et en amont de son déploiement, tapi dans les plis de l’inconscient, son moteur caché : le fantasme de puissance, le désir de contrôle total. Entre vitupération et déploration, à mesure que l’engagement civique baisse (et il faut se représenter qu’au lieu de l’internaute et de l’habitué des réseaux sociaux, il n’avait encore affaire qu’à son prototype, le « technanthrope-consommanthrope-zapanthroperéflexanthrope » – comme il l’exprime à Ellul dans une lettre du 19 mai 1989) l’auteur exhorte toujours plus à l’autonomie politique, seule voie vers une transformation révolutionnaire de la société.

Quant à l’autonomie matérielle, il y vient à la faveur d’une défense du potentiel subversif de l’écologie. Le terme est conceptualisé à l’occasion d’une réfutation des absurdités proférées par Luc Ferry dans Le Nouvel Ordre écologique (1992). Mais c’était le cas dès ses « Réflexions sur le développement » (1974) et dans un débat organisé en 1980 avec Daniel Cohn-Bendit à Louvain, en Belgique, où il aborde la question concrète des luttes antinucléaires, de l’approvisionnement en électricité et des possibilités de réformer l’ensemble du système de production d’énergie. L’écologie est à ses yeux la seule idée capable d’engager le tout de la société, en s’opposant à l’illusion d’une augmentation indéfinie de la production, de la consommation... et de la recherche scientifique. Gagné à l’idée d’une autonomisation de la technique (tout ce qui peut être fait, on le fait, sans se demander pourquoi), mais rétif au constat que l’incarcération technologique serait un destin, il mise, sans se payer de mots, sur la « prudence » (phronésis), cette sagesse pratique théorisée par son maître Aristote, pour statuer sur la difficile question des limites : « Nous sommes la première société dans laquelle la question d’une autolimitation de l’avancement des techniques et des connaissances se pose non pas pour des raisons religieuses ou autres, ou politiques au sens totalitaire – Staline décrétant que la théorie de la relativité est anti-prolétarienne... – mais pour des raisons de phronésis au sens d’Aristote : pour des raisons de prudence au sens profond du terme » (Débat avec le MAUSS, 1994).

Il n’approfondira guère plus ses recherches sur l’écologie, incapable d’en citer un philosophe fondateur et moins intéressé par l’amour de la nature (attribué aux romantiques) que par l’autolimitation politique. Enjeu déjà colossal, puisqu’il s’agirait que l’humanité se change, extirpe son désir de toute-puissance et s’assume mortelle pour cesser de s’autodétruire en détruisant la nature.

Où en sommes-nous depuis 1997 ? Comment « se servir » de Castoriadis ? La technocratie au pouvoir, tissant et tapissant sa Toile, a exténué le désir collectif de s’impliquer dans les affaires communes. Ce n’est que par l’éruption des Gilets jaunes que les thèmes de la démocratie radicale sont revenus un temps au premier plan. Quant à l’écologie « politique », son potentiel subversif a été lui-même subverti pour repeindre la Machine en vert. Le travail de l’interrogation sans fin échéant désormais aux naturistes radicaux, épars à travers les âges et les distances. Ceux-là même dont le philosophe avait cru pointer les contradictions, malgré sa sympathie envers les « mouvements naturalistes » de son époque, tels les communards adeptes du retour à la terre ou les hippies : « Il n’y a guère eu de “communautés” sans musique enregistrée ; et un magnétophone implique la totalité de l’industrie moderne » (« Réflexions sur le “développement” et la “rationalité” »).

Sans doute, mais ces « naturalistes » et leurs héritiers, instruits par Castoriadis et quelques autres recensés dans « Notre Bibliothèque Verte », enquêtant et pensant par eux-mêmes, sont aujourd’hui les seuls à remettre en question, aux lumières de la raison, l’organisation « surrationnelle » de la société et la religion de la science. Car la raison qui inverse les fins et les moyens, s’inverse elle-même dans l’irraison. Ne dites plus « Socialisme ou barbarie », mais « Terre et liberté ».

Renaud GARCIA
[Hiver 2020-2021.] [1]

Lectures :

• « Réflexions sur le "développement" et la "rationalité" » in Domaines de l’homme. Les Carrefours du labyrinthe 2, Seuil, 1986.
• « Technique », in Les Carrefours du labyrinthe 1, Seuil, 1978.
• « Marx aujourd’hui », in Domaines de l’homme. Les Carrefours du labyrinthe 2, Seuil, 1986.
• « Voie sans issue ? », in Le Monde morcelé. Les Carrefours du labyrinthe 3, Seuil, 1990.
Une société à la dérive. Entretiens et débats, 1974-1997, Seuil, 2005.
Démocratie et relativisme. Débat avec le MAUSS, Mille et une nuits, 2010.
• Écologie et politique, suivi de Correspondances et compléments, Écrits politiques 1945- 1997, VII, éditions du Sandre, 2020 (ce volume, compilation de textes, comprend en outre quatre lettres de la correspondance Ellul/ Castoriadis, ainsi qu’une lettre de Castoriadis à Illich).


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