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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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De l’anonymat comme passion à l’écriture comme combat
À contretemps, n° 22, janvier 2006
Article mis en ligne le 26 janvier 2007
dernière modification le 19 novembre 2014

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Cette étude de Claire Auzias, originellement publiée dans le numéro 31 – été 1997 – de la revue Chimères sous le titre « Traven est de retour », est donnée ici dans une version légèrement remaniée. Le titre retenu pour cette réédition est de la rédaction.

« En avant ! L’insulte, la prison et les menaces de mort ne peuvent empêcher l’utopiste de rêver. » Ricardo Flores Magón, Regeneración, Los Angeles, 1910.


À Marianne Enckell

Ses livres furent écrits en sa langue maternelle, et publiés d’abord dans sa marâtre-patrie. De ce fait, Traven fut célèbre et apprécié d’emblée en Allemagne, où ses anciens amis reconnurent très tôt, sous ce pseudonyme, l’homme de théâtre, de plume et de révolution qu’était Traven. Et c’est aussi pour cela que la bibliographie le concernant est plus abondante en allemand. En France, ceux de ses écrits qu’on peut lire, avec peine, sont plutôt traduits de l’anglais, ou de l’espagnol. Philippe Jaccottet, poète et germaniste éminent, fut son traducteur pour Le Vaisseau des morts que d’aucuns considèrent comme son chef-d’œuvre. Mais Rosa Blanca fut également traduit de l’original par Charles Burghard.

Pour autant qu’un écrivain « ne saurait avoir d’autre biographie que ses œuvres » – selon le mot partout cité de l’auteur –, l’actualité du Chiapas nous renvoie à Traven, d’une révolution à l’autre. Celui qui fut de son vivant passionnément anonyme, au point de refuser aux anarchistes espagnols la contribution qu’ils lui proposaient [1] et de récuser la paternité que sa fille lui rappela – brassant identités et généalogies de rechange avec une dextérité épatante –, jouit désormais de biographes et hagiographes qui rompirent le voile Traven.

Mais en France, il demeure peu connu. Des groupes anarchistes çà et là signalent sa trajectoire, avec un écho confidentiel. Seule, la publication entreprise par les éditions L’Insomniaque élargit au public français un aspect de l’œuvre de Traven, son journal sous la République des conseils de Bavière et jusqu’à l’exil en Grande-Bretagne (1923) [2]. Mais en dehors des familiers de l’anarchisme en Bavière, peu nombreux sont encore ceux du public francophone qui accèdent à ce « Jack London allemand », ainsi qu’il fut hâtivement nommé.

Ret Marut est comédien pour la première fois en 1907-1908, au théâtre municipal d’Essen, dans la Ruhr. Rolf Recknagel, son biographe [3], a retrouvé toutes les archives des théâtres allemands où Marut a joué entre 1907 et 1915. Comme tous les baladins d’alors, il va de théâtre en théâtre, dans tout le pays et jusqu’à Strasbourg et Belfort. Les théâtres allemands étaient un ferment de subversion bien avant Weimar, et nombreux furent les gens de théâtre à créer cette autre Allemagne que le nazisme détruisit. Il transite notamment par Berlin, avec sa compagne Elfriede Zielke, dont lui naît en 1912 une fille : Irene. L’activité théâtrale est stoppée par la guerre. Marut se reconvertit dans l’écriture.

Ses premiers articles datent de 1910. Vers 1913, il cherche à publier des sketches et des nouvelles dans la presse. Vorwärts lui refuse alors un texte, revanche qu’il prit dix ans plus tard. Ses écrits sont volontiers antimilitaristes (Le Soldat étranger, Lettre à l’honorable mademoiselle S.), où l’on voit un anti-héros, et des tirades sur la désertion. Nous sommes en 1916. Marut s’installe à Munich, avec sa nouvelle compagne Irene Alda-Mermet. À la différence de Berlin, dont on a surtout retenu les activités spartakistes dans le mouvement révolutionnaire, Munich passe pour un Sud allemand, nonchalant et bohème. La dominante révolutionnaire y est ici anarchiste : Otto Gross y vécut, parmi écrivains et artistes, dans le quartier de Schwabing.

1918, et la révolution allemande éclate. Marut a 36 ans. La République des conseils de Bavière est animée par les anarchistes, que Marut rejoint si intimement que Mühsam écrivit : « Tu te tenais aux côtés de Gustav Landauer, tu le secondais... » Autant de certitudes qu’il convient d’affirmer pour les lecteurs de Traven incrédules devant un phénomène de l’anarchisme aussi populaire et massivement diffusé [4].

Insurgé dans la Bavière conseilliste, il est alors rédacteur d’un journal Der Ziegelbrenner (« Le Fondeur de briques ») et devient le compagnon de lutte d’un Erich Mühsam [5], d’un Gustav Landauer [6], d’un Ernst Toller [7], autant de grands noms de l’anarchisme munichois, demeurés mal connus de ce côté-ci du Rhin. Recherché dès la contre-offensive de juillet 1919, il commence une seconde clandestinité à travers l’Europe (la première date de la fugue du foyer familial, lorsqu’il prit à cet effet le pseudonyme de Ret Marut), qu’on peut lire dans Le Vaisseau des morts. Vienne, Berlin, Cologne seraient des lieux de sa clandestinité, mal connus de ses biographes actuels, sauf Cologne, où il a rejoint un groupe d’artistes et d’intellectuels oppositionnels. De là date sa collaboration avec Seiwerts, peintre et graphiste au Ziegelbrenner. Ret Marut disparaît aux environs de 1923. Il se rend en Grande-Bretagne, où il vit dans l’East End londonien, comme un certain Rudolf Rocker [8], mais Rocker n’y vit plus lorsque Traven s’y réfugie sur ses traces. Il séjourne quelques mois en prison, où il annonce une identité quasi exacte, puis, relaxé, il change de continent. L’on considère volontiers que c’est par son transit en Grande-Bretagne qu’il réalisa la jonction avec les anarcho-syndicalistes américains, et décida de s’embarquer pour l’Amérique centrale.

Dès 1925, Traven publie ses premiers textes où Erich Mühsam et Oscar Maria Graf croient reconnaître Ret Marut. Il s’installe au Mexique, d’où sortiront Rosa Blanca, Le Trésor de la Sierra Madre, Le Visiteur du soir. Bilan : 25 millions de lecteurs... [9]

Pourquoi le révolutionnaire homme de lettres s’intéresse-t-il aux Indiens ? L’exotisme ? Ses Indiens ne sont pas tous des anges, et tout manichéisme folkloriste est loin de cet auteur. Il les perçoit, tant comme prolétaires de l’urbanisation mexicaine que comme ethnie à proprement parler, à côté des politiques modernes. Regierung, c’est-à-dire « gouvernement », est le titre qu’il donna au roman des relations de pouvoir sur le dos des Indiens qui s’installent au Chiapas et ailleurs.

L’anticolonialisme et l’antiracisme sont à peine débutants entre les deux guerres en Europe. Certes il y eut la lutte des esprits éclairés européens pour la libération des Noirs de l’esclavage. Mais Louise Michel en Nouvelle-Calédonie est quasiment la première anticolonialiste en France. Cette pensée est en pleine élaboration et Traven fut à cet égard un auteur charnière.

Pour illustrer l’état de la réflexion en la matière, nous disposons de deux textes de Charles Malato, anarchiste du début du siècle. Il écrivait en 1908, dans Les Documents du progrès (revue internationale), un article – « Les Indiens sont esclaves au Mexique » –, qui commence ainsi : « Le Mexique est un des pays où se pose le plus impérieusement le problème de l’émancipation des aborigènes tenus encore en un état de demi-servage par la race conquérante. C’est surtout sur eux que pèse l’exploitation économique, cimentée par le despotisme politique », et se termine par cette perspective : « ... la race indienne, hier dépossédée, aujourd’hui asservie et demain dans un nouvel ambiant, appelée à devenir, non plus théoriquement mais de fait, l’égale de la race blanche et à fusionner avec elle ». Charles Malato, en digne égalitaire imprégné des Lumières, poursuit son idée plus avant : « Le jour viendra où l’idée ethnique s’étant atténuée, au sentiment de race se substituera entièrement celui de classe. » [10] Les anthropologues n’ont pas décrit autre chose dans la deuxième moitié du vingtième siècle.

Traven a explicité sa pensée dans une lettre de 1927 à son éditeur : « Je considère les Indiens mexicains et le prolétariat mexicain, qui est indien à 95%, comme mes frères de cœur ; prolétariat inconnu de l’Europe, qui n’en a jamais entendu parler, et qui est victime et lutte pour sa libération pour accéder à la lumière du soleil. Je n’ai pas encore réussi jusqu’ici à retracer cela clairement pour les travailleurs européens, ni dans une œuvre d’art. » [11]

Une révolution toute fraîche avait sans doute attiré Marut au Mexique : celle d’Emiliano Zapata et de Francisco Villa, qui secoua le pays de fond en comble de 1910 à 1920. Quand Marut débarque sur cette terre, aux alentours de 1924, les cendres de la révolution mexicaine sont encore chaudes [12]. La presse anarchiste européenne, allemande et britannique au moins, a rendu compte dans ses pages de la révolution mexicaine. Ricardo Flores Magón n’était pas inconnu de tous les anarchistes européens [13] : « Vivent nos frères les péons mexicains, certes trop illettrés pour lire les gospels de Henry Georges mais qui ont démis leurs propriétaires et travaillent la terre pour eux-mêmes ! Vivent les grévistes mexicains qui semblent trop ignorants pour suivre un cours “d’évolution de la conscience de classe”, mais qui sont, semble-t-il, très alertés sur le fait que l’heure de la grève a sonné pour de meilleures conditions... Vive la révolution mexicaine, victorieuse ou vaincue, et vive la prochaine qui se lève. » [14] Quelques années plus tard, Traven en fit un roman fantastique : La Révolte des pendus, traversé du cri de « Tierra y libertad » qui, de la Russie à l’Andalousie jusqu’au Mexique, fut celui des révolutions anarchistes rurales. « Notre cri de guerre est Tierra y Libertad, Terre et Liberté, et aussi Abajo la dictadura. Nous n’avons pas besoin de drapeaux ou d’étendards. Ce qu’il nous faut, c’est du sang dans les veines : Tierra y Libertad.  » [15]

Lorsque la maison d’édition Büchergilde Gutenberg sollicite Traven en 1925, elle est à la recherche d’auteurs neufs et sociaux. Elle a un an d’existence et entend promouvoir une littérature bien précise. Fondée le 29 août 1924 à la Maison du peuple de Leipzig, elle a pour but avoué d’offrir aux « travailleurs » une littérature de bonne qualité à petit prix. Ernst Preczang, son directeur, a lu le roman de Traven publié dans Vorwärts (« En avant ! ») l’année précédente et s’est enthousiasmé. Ce premier roman signé Traven a été salué ultérieurement comme le roman du syndicalisme anarchiste. Die Baumwollpflücker (« Les Cueilleurs de coton ») connut une seconde partie américanisée, quelques années plus tard, sous le titre de Der Wobbly. Les Wobblies [16] étaient les syndicalistes itinérants des Industrial Workers of the World (IWW), qui excellaient dans le syndicalisme « nomade » et les métiers provisoires. Ils se déplaçaient d’un lieu à l’autre, au gré des grèves et de l’embauche, et les Hobboes furent l’un de ces fameux groupes des IWW dont Emma Goldman et l’anarchisme américain nous content les hauts faits tout au long de leur histoire.

Die Baumwollpflücker est une œuvre emblématique. Il n’y a pas un an que Traven est au Mexique lorsqu’il remet son feuilleton au journal du parti social-démocrate, Vorwärts. Que cette œuvre s’appuie sur l’expérience directe de l’auteur est un fait établi par son biographe. Mais elle s’appuie également sur un capital culturel, une structuration révolutionnaire bien articulée : « Nous étions des travailleurs qui prisions le salaire que nous allions gagner, plus que le trésor qui pouvait se trouver sous les buissons à droite ou à gauche. Nous n’étions pas des chercheurs d’or ou de diamants. » [17] La description de ces « prolétaires » au sens exact – identité, dignité et pauvreté matérielle incluses – classe d’entrée Traven dans les grands auteurs sociaux de l’entre-deux-guerres. On y côtoie un Mexicain, un Métis indien, un Chinois, un Noir de New Orleans - « un vrai Nègre du Sud américain ; il avait un harmonica et il mentait comme un moine dominicain » ; et puis Charley, Métis afro-américain, qui disait venir de Floride. Ces cueilleurs saisonniers s’en vont se louer pour six centavos le kilo... Et voilà nos six hommes dans leur ferme-plantation « avec une citerne d’eau de pluie de sept mois environ ; avec les animaux à abreuver, il faudra se laver une fois par semaine à trois hommes dans la même eau. Mais il pleuvra peut-être quelques heures cette saison tous les quinze jours. Le champ de coton était à une demi-heure ; le fermier et ses fils étaient déjà là-bas. Nous avons reçu chacun un vieux sac que nous nous sommes suspendu, puis nous avons bouclé la ceinture pour ne pas perdre nos guenilles et on est partis au travail. Chacun prit une rangée de coton. Quand le coton est bien mûr et qu’on est quand même bien entraîné, on peut le ramasser des deux mains à la fois. Au fur et à mesure que le jour avance, on se fatigue. Les moustiques nous font la vie très dure. S’il survient un petit vent qui chasse les moustiques, ça va encore. Nous avons cherché de l’ombre à dix minutes de là, on a mangé du pain dur et nous nous sommes allongés pour dormir deux heures jusqu’à ce que le soleil baisse. Nous commencions à avoir grand soif et je demandai au fermier à boire. “ Je regrette, je n’ai pas d’eau, demain vous devrez apporter votre eau. ” Il a envoyé un de ses fils à cheval à la maison chercher de l’eau et revint bientôt avec un broc d’eau de pluie. » [18]

Traven révèle ni plus ni moins à la gauche allemande le prolétariat mexicain, celui-là même qui l’accueillit à son arrivée dans le Nouveau Monde à l’été 1924. Quelques mois plus tôt, un mouvement syndicaliste avait tenté de bloquer le port pétrolier de Tampico, objet de grandes manœuvres financières depuis quelques années. La province où Traven s’installe, le Tamaulipas, est dirigée par un gouverneur socialiste. Traven s’embauche comme cueilleur dans les plantations de coton, puis dans les puits de pétrole. Dans les années 1920, Tampico était un centre anarcho-syndicaliste actif de marins et de dockers des IWW, et des grèves dures venaient d’être gagnées par eux. C’est parmi eux que Traven débarque, et il les suit dès son arrivée dans des cercles radicaux de la région [19]. Un périodique libertaire, Germinal, avait paru à Tampico autour de 1917 ([Germinal (Tampico, Tamaulipas), août 1917, avec des textes de Malatesta, Pouget, Ferrer et Sébastien Faure.]], et le journal des IWW nord-américains, Industrial Pionnier, de janvier 1925, rapporte la grande grève de Tampico : « Tampico a Class War Skirmish » (Émeute de guerre de classe à Tampico) avec photo de la grève générale de protestation contre l’assassinat d’un travailleur du pétrole par la troupe en ces termes [20] : « Tampico est célèbre pour sa production de pétrole et ses outrages infamants infligés aux travailleurs de cette industrie. Les lecteurs se souviendront des grèves contre la compagnie El Aguira Oil par 2000 travailleurs et comment ils ont gagné [...]. Bien que les IWW ne soient pas puissants numériquement dans le district, ils exercent une influence éducative nécessaire et prennent leur part dans toute manifestation de solidarité. » Industrial Pionnier assure une traduction en espagnol du journal depuis son siège central à Chicago.

L’on apprend par la même occasion qu’une conférence des marins IWW aura lieu à Montevideo en 1925. Mines, scieries, dockers sont des branches où cette confédération syndicale a conservé une force significative au moment qui nous occupe [21].

Traces d’anarcho-syndicalisme dans les deux Amériques, en Allemagne et en Grande-Bretagne qui ouvrent une ligne de fuite à Traven : semblables à toute clandestinité, les années obscures de Traven de 1919 à 1924 n’ont laissé aucune archive décelée jusqu’ici. Ses biographes n’ont pas d’indice, sinon le passage de Traven par l’East End londonien où la police américaine note que Mme Sylvia Pankhurst, pacifiste britannique, lui cherche un passeport américain et le protège. Celle des marins anarcho-syndicalistes en est une, supposée. Traven n’a sans doute pas atterri à Tampico par hasard, et, pour autant que l’on soit sans document explicite actuellement, l’hypothèse suit le sillage des navires syndicalistes que Traven ignorait d’autant moins qu’il s’était rendu aux Pays-Bas chez des amis anarcho-syndicalistes au cours de ses tentatives précédentes.

Tel est l’auteur que la Büchergilde Gutenberg sollicite pour lui commander une œuvre. Ce fut Das Totenschiff (Le Vaisseau des morts). Hymne libertaire à tous les sans-papiers du monde. En 1931, Traven a vendu par la Büchergilde plus de 100 000 exemplaires du Totenschiff.

C’est ainsi que l’on peut dire que, si Traven avait déjà une vie de révolutionnaire derrière lui et une vie de pamphlétaire sinon d’écrivain à proprement parler, Ernst Preczang pourrait s’enorgueillir d’être celui qui « fit » Traven écrivain. Car Traven publia tous ses romans dans cette maison d’édition weimarienne et la suivit à Zurich lorsqu’elle s’y installa, le 16 mai 1933 [22]. La Büchergilde, en lui passant commande, n’a pas identifié derechef Marut en Traven, le responsable de la presse dans Munich insurgée. Cependant l’édition weimarienne redonne ainsi la parole aux conseils de Munich et renoue avec l’opposition allemande pourchassée par la contre-révolution. La Büchergilde Gutenberg, à cet égard, est la voix de l’opposition allemande à travers tout le XXe siècle. Il fallut attendre les années 1960 pour qu’un chercheur est-allemand, Rolf Recknagel, renoue ce fil brisé de l’Allemagne anti-hitlérienne avec sa propre histoire. À l’exception des anarchistes allemands, puis internationaux – britanniques, américains, mexicains, espagnols –, qui songea que derrière le goût fondamental de Traven pour les pseudonymes se cachait à merveille une macro-histoire défigurée ?

De juillet 1926 jusqu’en 1931, Traven vit au nord de Tampico, dans une maison de bois, où il écrivit ses œuvres mexicaines inaugurales : Die Baumwollpflücker (« Les Cueilleurs de coton »), Le Trésor de la Sierra Madre, Rosa Blanca. À partir du prolétariat industriel et agricole, Traven s’enfonce peu à peu dans le monde des Indiens. Le Trésor de la Sierra Madre, le moins prisé de tous ses livres, est la matrice de tous les westerns de masse ultérieurs : le récit des faiseurs de fortune, pilleurs et aventuriers qui courent les coins reculés de la Sierra (dont on suppose qu’il s’agit de la grande sierra). Rosa Blanca est le premier des romans indiens de Traven, situé près de Veracruz. Sa rencontre avec le Chiapas date de 1926. Il s’est embarqué comme photographe dans une expédition archéologique mexicaine qui compte une trentaine de membres dont des ethnologues, des scientifiques, l’archéologue allemand Hermann Beyer ; lui-même figure un photographe norvégien. Fin juin 1926, il se trouve à San Cristóbal de las Casas. Il en rapporte un journal de voyage, son unique œuvre non littéraire et son premier écrit sur le Chiapas. Land des Frühlings ne fut jamais traduit en français, mais il valut à son auteur, lors de son introduction au Mexique, son premier rapprochement décisif avec l’intelligentsia mexicaine. Il fut salué par elle comme le regard sur sa propre histoire que Traven lui rendait intelligible, comme en surimpression.

Land des Frühlings est l’œuvre chiapanèque de Traven par excellence : « Dans les États du Chiapas, nous trouvons des Indiens, les premiers habitants du continent, à tous les stades de la civilisation. » Et l’auteur de décrire chacun d’entre eux, leur habitat, leur langue, leurs métiers et emplois industriels, les Indiens riches assimilés qui vivent la vie des hautes classes mexicaines, les soldats de l’armée qui sont à 70 % de sang indien, et jusqu’au sommet de l’État où l’on trouve des Indiens. Puis un recul historique : « Sous Porfirio Diaz, les Indiens n’étaient guère mieux traités que des esclaves. » Traven risque la comparaison avec les Noirs américains. Voici le rôle aliénateur de l’église mexicaine contre les Indiens : « Les Indiens furent libérés à l’Indépendance, mais l’Église, gros propriétaire terrien et le plus gros propriétaire minier d’or et d’argent, a dit aux Indiens : c’est la volonté de Dieu qu’il y ait maîtres et serviteurs. » L’écrivain poursuit son analyse par la description des capitaux étrangers au Mexique, jusqu’à la révolution de Francisco Madero, qu’il accueille avec ces mots : « La révolution mexicaine eut la grande chance, aujourd’hui rarissime, de n’avoir ni chefs ni agents des intérêts bourgeois qui ne pensent qu’à se sauver. Elle n’eut ni chef, ni bureaucrate, ni conseiller. »

La pensée révolutionnaire de Traven a quelque chose d’une saisissante limpidité ; je dirais d’une rationalité dont ses lecteurs savent combien elle cohabita heureusement avec un sens poétique aigu : « Au Mexique, on ne peut pas régler les questions des travailleurs sans régler en même temps les questions des Indiens. » Ces Indiens à qui l’écrivain voue une tendresse sans faille : « Lorsque la dernière révolution a éclaté, les Indiens surent d’instinct, immédiatement, que c’était une révolution pour eux, car c’était une révolution pour ceux qui travaillent. »

Le Chiapas saisit Traven. Il y retourne en 1927, puis de janvier à juin 1928, en plein secteur maya de Lacandone à la frontière guatémaltèque. Ensuite, de décembre 1929 à mars 1930, il est à nouveau au Chiapas, où il retourne encore en décembre 1930. En octobre 1931, il voyage à nouveau au Chiapas. En mars 1969, lorsqu’il meurt, ses cendres sont répandues au Chiapas. C’est assez dire que, de tout le Mexique, le Chiapas fut sa terre d’élection.

L’anarchisme mexicain connut un développement analogue à celui des pays européens et américains. Dès le milieu du XIXe siècle, des émigrés occidentaux viennent y établir, qui une colonie fouriériste, qui des traductions de Proudhon. La fin du XIXe siècle voit progressivement l’anarchisme se détacher d’un lien social-démocrate pour s’inscrire dans une trajectoire distincte et explicitement anarchiste : Ricardo Flores Magón en est l’artisan le plus connu, mais nombreux sont les militants qui construisent de concert l’anarchisme au Mexique. En 1936, le gouvernement réformiste du Mexique soutient la République espagnole, et, à sa défaite, des combattants anarchistes émigrent en nombre au Mexique. Ils redonnent un second souffle à l’anarchisme local, où l’on voit désormais anarchistes mexicains et réfugiés espagnols lutter ensemble dans les grèves et actions sociales, aussi bien que dans la culture.

Auteur anarchiste, Traven l’est assurément, par sa formation précoce, ses engagements et ses écrits. Un anarchisme à resituer dans le contexte weimarien, si l’on considère que Traven publia non seulement dans Vorwärts mais aussi dans Rote Fahne, le journal du Parti communiste allemand, dans Simplicissimus, journal satirique de la fin du XIXe siècle qui survécut jusqu’à l’avènement d’Hitler et enfin dans Der freie Arbeiter, journal anarchiste [23]. Toutefois, c’est en vain que l’on cherche dans ce journal, sous Weimar, un mot sur Traven au fil de ses publications : soit que la discrétion l’ait emporté, soit qu’une parution dans Vorwärts lui ait valu les foudres de ses compagnons d’antan, soit encore qu’ils n’aient pas fait le lien entre les deux noms.

Le Chiapas a-t-il connu la révolution mexicaine sous Zapata ? Traven est le seul auteur à nous parler du Chiapas en révolution : « Même dans l’État si éloigné du Chiapas, à la deuxième année de la révolution, les Indiens se soulevèrent. Ils n’avaient pas d’armes. Avec leurs outils primitifs qu’ils utilisent dans les champs, ils marchèrent en colonne jusqu’à la capitale de l’État Tuxtla Gutiérrez, chez le gouverneur. Ils furent arrêtés. Et de la manière la plus civilisée qui soit, ils furent emprisonnés. Quarante Indiens furent emmenés par les soldats au palais du gouverneur, et on leur trancha les oreilles à la machette. Ils furent photographiés et renvoyés dans leurs villages pour raconter ce à quoi ils pouvaient s’attendre. Ces photos existent encore et n’importe quel visiteur peut les voir chez les bourgeois de Tuxtla Gutiérrez. On les a vendues quinze centimes pièce. C’était en 1911. Lorsque les révolutionnaires atteignirent enfin l’État du Chiapas, les Indiens furent armés, pour autant que les armes pouvaient manquer. Lorsque la révolution fut finie, les Indiens ne rendirent pas les armes. Ils les ont aujourd’hui encore. »

Or, le Chiapas est resté tout au long du XXe siècle à l’écart du développement général du Mexique. Une des meilleures présentations contemporaines disponibles en français est celle de la revue Ethnie – « Feu maya » –, qui analyse les causes sociologiques de l’insurrection zapatiste de janvier 1994 [24]. Tant concernant le pillage des ressources naturelles de cette province que l’inégale infra-structure que l’État y installe, c’est-à-dire d’abord l’absence d’infrastructure, décrite dans chaque roman de Traven, la composition ethnique de ce territoire auquel l’insurrection nous a familiarisés depuis maintenant onze années – « ... car à peine un tiers des fidèles parlait l’espagnol ; un autre tiers parlait l’espagnol ainsi que leur dialecte indigène ; quant au troisième tiers, une moitié d’entre eux parlait le tzeltal, et l’autre le tojolaval... » [25] ; et l’extrême adéquation entre revendications indigènes et expression de la lutte nouvelle, si bien résumée par ces mots : « L’absence de revendication de prise de pouvoir est, de fait, la marque la plus sûre à laquelle on puisse reconnaître le corps indigène du soulèvement. » [26]

Traven s’inscrit à l’université d’été de Mexico et étudie l’histoire ancienne des Indiens, de la colonisation, qu’il nous rapporte au fil de ses romans. L’analyse des rapports de domination, les distinctions entre chaque catégorie, celle des péons qui ne sont pas des Indiens libres, celle des Indiens libres qui sont plus asservis que ceux des fincas, celle des Indiens des monterías qui révoltèrent proprement l’écrivain, tout cela il le transmet de livre en livre vers l’Allemagne avant l’engloutissement final : Ein General kommt aus dem Dschungel (« Un général sort de la jungle ») publié en 1940, où l’on se demande de quel général et de quelle jungle il s’agit [27]. Dans chaque roman, l’anticléricalisme resurgit avec force : « Mais l’église pille, vole, sans se soucier de ceux contre lesquels elle exerce ses rapines. Elle se contente de leur promettre le bonheur éternel, alors qu’ils n’ont pas l’indispensable pour s’assurer un seul jour de vie. » [28]

Las de ses critiques acerbes, des communistes allemands de RDA finirent par taxer Traven de nihiliste, ne s’y retrouvant pas très bien. À juste titre.

Après la Seconde Guerre mondiale, Traven ne publie qu’un roman : Aslan Norval. C’est que le succès s’empare de lui. Ses livres sont traduits en anglais à la fin des années 1930. De l’anglais ils sont traduits en espagnol. Ce n’est qu’ultérieurement que sa traductrice mexicaine, ayant appris l’allemand, le traduit directement de l’original. Vient ensuite l’activité cinématographique : Hollywood s’empare du Trésor de la Sierra Madre, puis le Mexique adapte au cinéma plusieurs romans chiapanèques. L’Opéra de Hambourg met en scène Le Vaisseau des morts. Traven est sur tous les fronts, à la première du Vaisseau des morts à Hambourg (1959) comme au tournage de tous les films tirés de ses romans. Le succès aiguise la curiosité des journalistes : l’après-guerre est surtout préoccupé de ce qu’il nomme « le mystère Traven », mystère qui persiste de nos jours en France dans le grand public, bien qu’il soit éteint au Mexique comme en Allemagne et en Grande-Bretagne depuis longtemps.

Reste à présent à pouvoir le lire en français, pour se délecter de son style, quelque soixante ans après ses premiers lecteurs. Plus de la moitié de son œuvre n’est pas traduite en français : aucun de ses essais de jeunesse, articles, nouvelles et sketches. Le Ziegelbrenner n’est traduit qu’en partie. Die Baumwollpflücker et Der Wobbly ne sont pas traduits. Vient ensuite la série des romans à grand succès : la série du Chiapas, nommée « le cycle de la caoba » n’est traduite qu’à demi. Manquent : Der Marsch ins Reich der Caoba (« La Marche dans l’empire du caoba »), Ein General kommt aus dem Dschungel (« Un général sort de la jungle »), Die Troza (Les Troncs). Manque encore Aslan Norval. La belle et minutieuse biographie de Rolf Recknagel n’est pas plus publiée en français. Et, last but no least, Land des Frühlings (« Le Pays du printemps »), journal de voyage de Traven au Chiapas, avec photographies prises par l’auteur de tous les lieux, animaux et objets de ses romans, n’est pas traduit non plus. D’innombrables nouvelles restent non traduites et celles qui sont réunies dans Le Visiteur du soir sont adaptées infidèlement. Quand verrons-nous un festival des films tirés des livres de Traven sur nos écrans ? Et quand nous régalerons-nous de l’intégrale de ses romans : l’impérialisme expliqué aux enfants, la dénonciation virulente des tortures infligées aux Indiens dans de véritables camps de travail forcé, les vilenies inépuisables de tous les traîtres, mexicains d’abord, américains, allemands ou autres ensuite ? L’intelligentsia mexicaine en tout cas se retrouva si bien dans Traven qu’il est désormais consacré auteur national... Ce Mexique, qui nous rappelle, une fois de plus, que l’histoire continue, que l’utopie est au bout des doigts, que les Indiens ne jouissent toujours pas de leurs droits, que l’exploitation éhontée qui est la leur scelle les pactes économiques de la nouvelle Amérique. Traven a apporté à la lutte des Indiens chiapanèques une littérature mondialement lue.

Qu’est-ce qu’une culture libertaire ? Traven a répondu avec maestria à ce que peut une telle culture.

Claire AUZIAS


* Merci au CIRA de Lausanne pour ses ressources, son accueil chaleureux, sa participation aux recherches pour cet article et le don de son temps et de ses idées. Un grand merci à la bibliothèque Regeneración de Mexico, qui a trouvé l’introuvable.