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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Au nom du père : histoire et filiation
À contretemps, n° 46, juillet 2013
Article mis en ligne le 19 juillet 2014
dernière modification le 20 février 2015

par F.G.

■ César M. LORENZO
HORACIO PRIETO, MON PÈRE
Saint-Georges d’Oléron, Éditions Libertaires, 2012, 264 pp.
(avec un « cahier iconographique » de 32 pp.)

Avouons qu’il n’est pas banal d’appeler son fils César quand on s’appelle Horace, surtout quand on sait que cet Horacio se prénommait en réalité Acracio – c’est-à-dire « fils de l’Anarchie » – avant qu’un agent de l’état civil de Bilbao rétif à cette extravagance ne décidât de modifier son identité ! Aux dires de son fils, Horacio, qui n’apprit cette décision que treize ans après sa naissance, en fut fort contrarié. Avec le temps, cependant, elle finit par lui convenir : Horacio, finalement, ça sonnait bien, ça posait son homme. Un homme étrange et complexe, dont César M. Lorenzo s’attache à nous livrer un portrait intéressant et instructif .

La tâche était difficile, pour ne pas dire impossible. On écrit toujours mal sur son propre père, ou à côté. Dans le cas présent, elle l’était d’autant plus que César M. Lorenzo n’est pas seulement le fils d’Horacio Prieto (1902-1985), mais le seul héritier politique connu et identifié de ses thèses [1]. Le risque, c’était de se livrer, une fois encore, à un panégyrique plus ou moins adroit de celui qui fut secrétaire de la CNT d’Espagne de septembre à novembre 1936 et qui, à ce titre, contribua largement, au nom des circonstances, à sa reconversion politique. Nous ne dirons pas que César M. Lorenzo a évité tout à fait le piège, mais certainement qu’il en a desserré les mâchoires en s’attachant, ce qui fait le grand intérêt de son livre, à démontrer en quoi le profil psychologique de son personnage de père constitua sans doute, eu égard à ses aspirations militantes, son principal handicap. Et c’est vrai que cet atrabilaire s’entendit à merveille pour décourager à l’avance toute adhésion réellement conséquente à son positionnement « possibiliste libertaire ».

César M. Lorenzo a raison de s’étonner du manque de curiosité que manifeste une historiographie pourtant conséquente sur la CNT pour ce personnage à bien des égards énigmatique, mais central, de l’épopée anarcho-syndicaliste espagnole des années 1930. Quand il apparaît, c’est rarement au premier plan, mais plutôt comme un homme de l’ombre ou une éminence grise – ce qu’il fut sans doute même s’il ne fut pas que cela. Car ses prises de position publiques contre la manie « insurrectionnaliste » de certains activistes de son temps ou encore ses appels, souvent prophétiques, à s’organiser militairement dans la perspective d’un coup d’État à venir considéré par lui comme certain en font indiscutablement, avec Valeriano Orobón Fernández et Juan García Oliver, l’un des rares stratèges authentiques de son époque. De même, son rôle fut essentiel dans l’organisation du congrès de Saragosse de mai 1936. Et plus encore, quelques mois plus tard, à l’heure des brasiers, lorsque la rationalité « socialiste libertaire » qu’il prônait depuis longtemps s’imposa uniment aux instances dirigeantes d’une CNT-FAI soucieuse de ne pas pousser plus loin le bouchon révolutionnaire et désireuse de se ranger dans le camp de l’antifascisme « responsable ».

Sur tous ces aspects, César M. Lorenzo s’attache à revaloriser le parcours politique de son père. Il le fait à sa manière, énergique et parfois condescendante vis-à-vis de ses adversaires – qu’il n’était pas forcément utile de disqualifier à la « Prieto », c’est-à-dire sans nuances. Cela dit, la figure du père n’est pas non plus épargnée par le fils. Elle émerge, page après page, fouillée, portée par un souci constant d’en percer les failles et les secrets, jusqu’à dessiner la silhouette quelque peu pathétique d’un personnage caractériel en diable et étrangement porté à la défaite. Car, plus que de savoir si, dans tel ou tel cas, Horacio Prieto avait politiquement raison, ce dont son biographe ne doute pas, ce qui l’intrigue pourrait s’énoncer ainsi : pourquoi un militant doté de dispositions aussi évidentes que les siennes fut-il à ce point incapable de convaincre ses pairs autrement que par défaut et sans jamais déclencher de mouvements d’adhésion à sa personne ? Là réside, sans doute, le drame intime de celui que García Oliver qualifia de « neurasthénique », et qui fut plutôt un amputé du sentiment, un être aussi incapable de partager que de recevoir.

Avec le temps, celui de la défaite de 1939 et des illusions renaissantes de 1945, Horacio Prieto va devenir, sinon le « cénétiste maudit » que nous décrit son biographe, du moins un marginal de son propre camp, un hors-cadre s’agitant en solitaire autour d’un projet de « rénovation » politique structurelle du mouvement libertaire. Le moins qu’on puisse dire, c’est que ses thèses en faveur d’un « socialisme libertaire » révisé n’eurent aucun succès. Le reste de l’histoire tient d’une descente aux enfers, celle d’un homme que rien d’autre ne structure désormais que la certitude d’avoir raison contre le monde entier et qui décide de s’emmurer dans ses haines recuites. Contre tous, y compris contre ses plus proches.

« Par chance ou pour mon malheur, écrit César M. Lorenzo, j’étais le fils d’un être à part. Il ne ressemblait en rien à personne ; c’était un “cas”, et combien difficile à vivre ! » Cet homme, ce père, qu’il avoue ne pas avoir aimé, reste une énigme pour César. C’est ce qu’on retient de ce livre courageux, sincère et douloureux qu’il faut lire comme une exploration intime de cette difficile filiation que seule la revendication politique du père sauve du naufrage.

Freddy GOMEZ

[Recension parue dans Le Monde libertaire, n° 1696, du 7 février 2013.]