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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Philosophie de l’anarchie ou hold-up ontologique ?
À contretemps, n° 46, juillet 2013
Article mis en ligne le 19 juillet 2014
dernière modification le 20 février 2015

par F.G.

« C’est reculer que d’être stationnaire,
on le devient de trop philosopher… »
(air connu)



■ Jean-Christophe ANGAUT, Daniel COLSON, Mimmo PUCCIARELLI (éds)
PHILOSOPHIE DE L’ANARCHIE
Théories libertaires, pratiques quotidiennes et ontologie

Lyon, Atelier de création libertaire, 2012, 464 p.


Cet ouvrage qui réunit vingt-trois textes est à la fois stimulant et dans l’air du temps puisqu’il propose une réflexion sur les rapports entre philosophie et anarchie. Mais, malgré ses qualités, il pose un triple problème : épistémologique, méthodologique et politique. S’agit-il ici « d’une » ou bien « de la » philosophie de l’anarchie ? En s’abstenant de trancher, le titre semble nous laisser le choix de décider par nous-mêmes. Ce subterfuge stylistique n’arrive cependant pas à masquer une posture lourde que dévoile déjà le sous-titre mélangeant le pluriel et le singulier : « Théories libertaires, pratiques quotidiennes et ontologie ». Ainsi, il y aurait plusieurs théories (jusqu’à quel point conciliables ?), des pratiques (toujours au pluriel), et le tout serait rassemblé sous le sceau de l’unitaire, à savoir une seule et même ontologie.

À vouloir trop embrasser, le livre mal étreint qui part dans de nombreuses directions. Cette démarche explosive n’est pas inintéressante en soi. Certains textes apportent, en effet, beaucoup en nous livrant des informations ou des pistes de réflexion. Ainsi, la réfutation d’un Kropotkine qui serait sociobiologiste avant la lettre, comme le prétendent certains partisans des « gènes qui tiennent la culture en laisse », frappe juste (Renaud Garcia) [1]. Le titre du chapitre concerné (« Anarchie nature mystique ») entre cependant en contradiction avec cette réfutation, à moins que le « mystique » ne soit un cache-sexe de « l’ontologie ». On retrouve d’ailleurs l’« anarchisme mystique » [sic] chez Peter Lamborn Wilson (alias Hakim Bey) dont la pensée provient du chiisme ismaélien (David Bisson) [2].

L’évolution philosophique de Bakounine est questionnée avec finesse (Jean-Christophe Angaut), ainsi que le rapprochement possible entre Proudhon et John Dewey au sujet du pragmatisme (Nikos Maroupas). Une approche croisée de Proudhon, de Machiavel et de Clastres est enfin proposée (Édouard Jourdain), subtile mais quelque peu dense, à propos de la guerre et de la paix (du conflit et du lien, en fait). Le regard wébérien est enrichissant (Aurélien Berlan) [3].

On reste sceptique devant le « cosaquisme » du braconnier Ernest Cœurderoy et sa supposée « biologie révolutionnaire » (Loïc Rignol) [4], un Cœurderoy au demeurant jamais cité par Proudhon, Bakounine, Reclus ou Kropotkine – ce qui n’enlève rien à sa réflexion mais permet de le situer dans l’histoire de la pensée anarchiste [5]. On est surpris d’apprendre que Pascal nous aiderait à lutter contre la « catastrophe écologique globale » (John P. Clark) [6]. On s’étonne de lire que Proudhon aurait appliqué les principes d’une « philosophie de l’histoire » (Edward Castleton, p. 109) [7], alors que ni lui, ni Bakounine – malgré la mauvaise interprétation de G. P. Maximov, malheureusement reprise par Étienne Lesourd dans une récente réédition –, ni Metchnikoff, ni Reclus, ni Kropotkine n’utilisent jamais cette expression de « philosophie de l’histoire », qui contrevient à leur théorie.

Peu philosophiques, certaines contributions pourraient tout aussi bien figurer dans un colloque sur l’histoire de l’anarchisme, sans que cela n’enlève rien de leur intérêt spécifique [8]. Surtout, trop de textes ou de passages échappent au questionnement général portant sur la (une ?) « philosophie de l’anarchie », préférant gloser sur des thèmes parallèles ou se complaire dans des circonvolutions narcissiques. Se pose ainsi la question du traitement de faveur accordé à l’anarcha-féminisme (sixième et dernier chapitre, trois textes). Non que le thème ne soit pas fondamental – même si la seule contribution à traiter de philosophie en rapport à l’anarchisme est celle de Gwendolyn Windpassinger [9] –, mais cela laisse supposer que d’autres « pratiques quotidiennes » anarchistes (ce chapitre légitimant à lui seul la partie du sous-titre s’y référant), comme le syndicalisme, l’environnementalisme, l’éducation, le jeu, le sport, que sais-je encore [10], ne méritaient pas des considérations philosophiques. Dans la mesure où le livre ne nous fournit pas d’explications sur un tel choix, le lecteur en est réduit aux conjectures. Juste revanche des choses dans un monde bassement masculin, sinon patriarcal ? Effet de mode ? Copinage ? Peu importe, mais, du coup, on passe à côté de quelque chose…

S’agissant d’un colloque, on aurait pu s’attendre à des renvois d’un écrit à l’autre (il n’y en a pratiquement aucun), ou, au moins, à un balayage serré, sinon collectif, des termes du débat. Il aurait fallu disposer de l’appel à communications pour comprendre dans quel sens étaient orientés les textes puis les débats, ou bien s’il s’agissait d’une auberge espagnole.

Distinction et utilité réciproque

Il apparaissait logique, sinon trivial, de définir les deux termes de l’équation : anarchie (anarchisme ?) et philosophie (pensée ? théorie ?). Or, il faut bien le dire, et non sans perplexité, malgré quelques tentatives d’explicitation, il y a beaucoup d’ambiguïtés et de confusions à ce sujet.

Pour éviter tout malentendu, il ne s’agit pas de prétendre qu’il existerait un dogme anarchiste qu’il suffirait de décomposer ou de décliner. Pareillement pour la philosophie. Comme l’affirme la présentation, écrite clairement sur un ton vivace, ce qui ne suffit pas à dissiper un certain malaise, il n’y a pas « un point de vue unique sur ce que serait la philosophie de l’anarchie, ni sur l’existence même d’une telle philosophie » (p. 6). Il y a bien pluralité, donc contradictions et débats. Encore faut-il que cette pluralité soit exposée, peut-être pas forcément de façon exhaustive car ce serait difficile ou fastidieux, mais dans ses grandes lignes pour que la discussion ait vraiment lieu. Or ce n’est pas vraiment le cas, malgré ce que prétend la conclusion de l’ouvrage.

La clarification préalable des termes est peut-être apparue trop scolaire ou trop triviale à nos penseurs ; elle n’en demeure pas moins nécessaire sur un sujet important, et ce d’autant que ce livre et ce colloque prétendent rompre avec sa ghettoïsation dans le monde de l’académie et de la pensée. Quelques passages la tentent, cependant. Salvo Vaccaro s’interroge, par exemple, sur le statut du « et » dans « anarchisme et philosophie » (p. 209) [11], mais sans creuser vraiment la question. Trois contributions, en revanche, s’y attellent frontalement : partiellement (et en conclusion surtout), celle déjà citée de Jean-Christophe Angaut, celle de Vivien García [12] et celle d’Annick Stevens [13]. Les deux dernières, généralistes, auraient d’ailleurs mérité d’avoir davantage de pages (moins d’une dizaine pour la troisième alors que d’autres textes atteignent la trentaine), et d’être placées en début d’ouvrage car elles déblaient le terrain.

Limpide, le titre de la contribution d’Annick Stevens confirme son propos. Elle s’efforce de poser des définitions, et son principe est très convaincant : la philosophie a une tâche (en gros, « comprendre »), et l’anarchisme (« anar-chisme » et non « anarchie ») une autre (en gros, « changer la société ») [14]. Selon elle, cette répartition permet non seulement de clarifier les choses, de favoriser un croisement plus riche entre philosophie et anarchie, mais aussi de ne pas les embrigader, les asservir ou les flétrir. De cela découle une posture essentielle : il y a des anarchistes philosophes, mais il n’y a pas de philosophie anarchiste présupposée en soi. Tout au plus peut-il y avoir des débouchés anarchistes dans une réflexion philosophique. Car « un philosophe ne peut pas se permettre de sélectionner les aspects qui lui plaisent dans une question : il doit tenir compte de tout, et il ne peut mettre sa recherche d’emblée au service d’une thèse à défendre » (pp. 270-271). Cela posé, on peut en dire autant d’un anarchiste dont le sentiment initial de révolte remet tout en cause. Par son affirmation, Annick Stevens ouvre les portes de la liberté en philosophie comme en science : on examine, on formule des hypothèses, on ne connaît pas la réponse, on doute, on teste, on vérifie, on valide ou invalide, on reformule des hypothèses, on bâtit une théorie, on la démonte et on en trouve une autre, on doute encore. Cela dans les sciences dites physiques ou naturelles, comme dans les sciences dites humaines. Tel est le principe de la science moderne, mal comprise par beaucoup – les scientistes qui se complaisent dans une vérité éternelle (ontologique ?) ou les anti-scientistes qui confondent science et scientisme, science et technologie. Tel est aussi le principe partagé par des savants anarchistes comme Élisée Reclus, Léon Metchnikoff, Pierre Kropotkine ou Marie Goldsmith. On peut y ajouter un Bakounine qui, ainsi que nous le présente Jean-Christophe Angaut, représente en quelque sorte un cas limite, dans son rapport à la science comme dans sa position au sein d’un mouvement socialiste en pleine évolution.

Annick Stevens estime donc que « la philosophie ne peut être “de l’anarchisme”, précisément parce qu’elle doit être “anarchiste”, au sens littéral du terme : sans commandement, sans dieu, ni maître, sans mots d’ordre ni préconception du résultat qu’elle cherche à découvrir » (p. 270). Elle prône en quelque sorte une philosophie « anarchique ». Ici, comptent plus l’esprit (la pensée libre) et la méthodologie (penser librement) que l’objet de réflexion ou d’étude (le pouvoir, les rapports de domination, par exemple), ou bien encore le cœur de la doctrine anarchiste telle que l’expose Gwendolyn Windpassinger en reprenant la méthodologie discutable mais pratique du politologue Michael Freeden, lequel décompose toute idéologie en trois champs : noyau, adjacence, périmètre (pp. 448-449) [15].

Les risques de l’adjectivation et de l’anachronisme

Qu’on soit d’accord ou non avec Stevens, Garcia, Angaut ou Vaccaro, les éléments du débat doivent être posés. Faute de quoi deux risques apparaissent : l’adjectivation et l’anachronisme.

L’adjectivation pose un problème épistémologique et méthodologique qui n’est pas traité en tant que tel. Peut-on en effet parler de philosophie anarchiste, de géographie libertaire (pp. 14, 18, 31), ou d’anthropologie anarchiste (p. 270), sans légitimer ipso facto une philosophie fasciste, une géographie fasciste ou marxiste, une anthropologie marxiste ou fasciste ? Or ces autoritaires-là veulent tous et toutes que philosophie ou science soient de leur nature, et de leur camp.

Certes, il y a, si l’on prend l’exemple de la géographie, des géographes marxistes, fascistes ou libéraux. Il y en a aussi d’autres qui se méfient de toute étiquette, même anarchiste. D’ailleurs, Reclus, Metchnikoff ou Kropotkine se gardent bien de parler de « géographie libertaire » ou de « géographie anarchiste », alors qu’ils avaient toute possibilité, sinon toute légitimité, pour le faire. Consciemment, leur choix est bien autre. Kropotkine tentera bien de resserrer les liens entre l’ « anarchie » (et non l’anarchisme) et la « science moderne », comme l’indique le titre de l’un de ses derniers livres, La Science moderne et l’anarchie (1913), écrit avant L’Éthique (1922). Mais il le fait de façon discutable, et discutée, par Malatesta notamment [16].

Analyser le rapport entre une discipline et son « idéologie » est délicat. Annick Stevens le montre indirectement en considérant la philosophie comme une exception alors qu’elle évoque la proposition de David Graeber de se consacrer à une « anthropologie anarchiste » (p. 270). Or la démarche de Graeber consiste, en fait, non pas à transformer l’anthropologie en doctrine anarchiste mais à souhaiter que l’anthropologie traite les dimensions anarchistes et anarchiques dans les sociétés humaines [17]. Un peu comme l’avait fait Pierre Clastres, sans que celui-ci ne s’aventure à parler d’« anthropologie anarchiste », et tout en évoquant « l’horizon anarchique » des sociétés qu’il avait observées [18].

Quant à l’anachronisme, les débuts du mouvement anarchiste et de l’anarchisme, dans le mot comme dans la chose, ont déjà fait l’objet de discussion. Selon Marianne Enckell, notamment, ils se situent dans le Jura suisse au cours des années 1880. Dans le sillage revendiqué de Proudhon et de Bakounine, l’anarchisme se dote ensuite d’un corpus théorique où les convergences l’emportent sur les divergences. Contrairement à ce qu’affirme Vivien García, on peut ainsi « faire un proudhonisme, un bakouninisme, ou un kropotkinisme  » (p. 163), car ces pensées ont chacune, à l’intérieur d’elles et entre elles, des fils conducteurs, sans que cela ne les transforme en dogme. Dire que « rien n’autorise non plus à le[s] comprendre comme l’accumulation historique des idées de ses penseurs » (p. 163) anéantit le fait que c’est tout le parcours de vie et d’action qui pousse ces auteurs à préciser leur réflexion. Il y a même un partage intellectuel des tâches entre eux. Concernant la théorie de l’entraide, par exemple, Metchnikoff en jette les premières bases, il les discute avec Reclus, qui les introduit dans sa géographie, et avec Kropotkine, qui les approfondira avec Marie Goldsmith.

Préciser le processus historique, donc géographique et sociologique, de l’anarchisme évite de le confondre avec l’ « anarchie », comme le fait souvent Daniel Colson – ou encore Tomás Ibáñez (p. 357) avant de se reprendre (p. 359). Cette clarification et le refus de l’anachronisme sont aussi importants sur les plans méthodologique (sinon tout est dans tout, et rien n’est dans rien) que politique. Car la confusion permet, par exemple, à Daniel Colson de prétendre, sans preuve, que les organisations anarchistes – qu’il qualifie de « politiques » – réfuteraient toute existence anarchique avant leur apparition historique (p. 176), ce qui, même à leur époque, est invraisemblable, voire stupide. Évidemment, à partir de telles falsifications, il est facile d’affirmer que lesdites organisations, impuissantes et découragées de ne savoir « ce qui leur arrive » (p. 175), sont « infidèles à leurs principes » et soumises à « leur impossibilité récurrente à être ce qu’elles veulent être » (pp. 178-179, une contradiction anti-ontologique, soit dit en passant).

Il est toujours problématique d’anarchiser des penseurs ou des acteurs antérieurs, mis à part ceux (Proudhon et Godwin, notamment) dont s’inspirent explicitement les fondateurs des années 1880, sous peine de récupération ou de confusion, ou pire d’incompréhension du processus historique. Cela ne veut évidemment pas dire que rébellions, révoltes ou pensées anarchiques soient absentes auparavant, pendant et après. La contribution de Bertrand Guest [19] n’échappe pas à cet écueil anachronique. Considérer, sans démonstration, Thoreau (1817-1862) comme un libertaire pose question, d’autant que certaines de ses positions politiques (l’électoralisme, par exemple) ou philosophiques (le mysticisme naturaliste, le transcendantalisme d’Emerson) relèvent difficilement de l’anarchisme. Lui adjoindre Élisée Reclus (1830-1905), qui meurt un demi-siècle plus tard, un Reclus qui ne cite jamais Thoreau (même à propos de l’esclavagisme, qu’ils combattirent tous les deux), alors qu’il connaît bien l’Amérique et ses penseurs, est intellectuellement acrobatique. Surtout en prétendant que cela passerait par un « romantisme révolutionnaire » (p. 16), romantisme que Proudhon qualifie de « scrofule » [20] et que Reclus lui-même traite laconiquement [21]. Reclus termine d’ailleurs son œuvre par un éloge du progrès [22], un progrès détesté par les romantiques (même révolutionnaires), tandis que sa « géographie sociale » dépasse celle de Humboldt. Il est risqué, en outre, comme le fait Édouard Jourdain dans sa contribution déjà citée, de rapporter l’analyse du pouvoir ou du conflit chez Machiavel à des sociétés contemporaines où une nouvelle classe sociale, la bourgeoisie nationale et internationale, et son domaine, l’économie, revêtent d’autres instances. Même la guerre n’est plus tout à fait la même.

Une vision caricaturale de « l’anarchisme politique »

L’anachronisme ne revient finalement pas tant à mobiliser des précurseurs ou des éléments anarchiques qu’à vider de sa substance spatio-temporelle le mouvement qui se revendique de l’anarchisme. Arrive alors la perspective ontologique, développée en particulier par Daniel Colson et par Tomás Ibáñez.

Leur souci n’est pas seulement philosophique, il est prosaïquement militant. Pour Tomás Ibáñez [23], il s’agit de promouvoir un « néo-anarchisme », plus vraiment nouveau d’ailleurs. Pour Daniel Colson [24], sa phrase – « Je ne crois pas caricaturer l’anarchisme politique, programmatique et doctrinal, en disant combien il est particulièrement restrictif dans sa façon de considérer la réalité du mouvement dont il se réclame » (p. 170) – est à comprendre de façon exactement inverse : Daniel Colson caricature. Et il le fait à gros traits, fantasmant sur l’idéal-type d’un militant membre d’une organisation anarchiste spécifique (qu’il aura peut-être rencontré aux Rencontres anarchistes internationales de Saint-Imier en août 2012 ?), mais masquant la réalité d’un mouvement vivant.

Daniel Colson n’ignore pas que le qualificatif d’« anarchisme politique » est éminemment contestable. Des générations de militants, et pas seulement de théoriciens, ont, en effet, récusé – et récusent encore – ce terme de « politique » connotant une vision non sociale – ou non sociétaire – du monde (de type « société civile », en dehors de l’État, et contre l’État) et impliquant une éventuelle posture électoraliste (« politicienne »). Cela ne l’empêche pas de revisiter l’histoire et la posture philosophique de l’anarchie en distinguant cet « anarchisme politique » d’un anarchisme « ontologique », lequel serait « nécessaire » (normatif ?) et qui, lui seul, bien sûr, serait « révolutionnaire » (c’est même dans le titre de sa contribution ). Pour ce faire, il n’hésite pas à confondre « ontologie commune » et culture (p. 172), à rallier plusieurs penseurs anarchistes (à tel point qu’on se demande qui reste-t-il pour les « non-ontologiques »), et à déformer les pensées (aucun théoricien anarchiste, même supposé « politique », ne soutient la croyance « dans la toute-puissance du libre arbitre » – p. 173 –, aucun ne pense « à l’ombre de deux transcendances », celle du « déterminisme » et d’une « liberté » instituée et subjective – p. 179).

Prenons simplement quelques exemples de son traitement cavalier de l’histoire. Que l’on sache, la CNT d’Espagne, si elle relève bien évidemment du mouvement libertaire, et si elle finit par adopter le communisme libertaire comme but à son congrès de 1936, donc vingt-cinq ans après sa création, n’est pas une organisation anarchiste, ni même spontanéiste. C’est un syndicat libertaire, même si certains aimeraient beaucoup qu’elle soit l’une ou l’autre, ou même les deux (et d’autres pas du tout, autrefois !). On sait tous ces débats qui ont existé et existent encore, conduisant à des scissions hier (le trentisme) comme aujourd’hui (la CGT-E) ou à des divergences (la FAI, les diverses organisations comme Solidaridad Obrera). Quant à la citation de Reclus qu’il reprend, elle est employée à contresens, malgré la note reléguée en bas de page (n. 1, p. 180). En effet, quand Reclus écrit que, « dans notre plan d’existence et de lutte, ce n’est pas la petite chapelle des compagnons qui nous intéresse, c’est le monde entier », ce n’est pas l’organisation anarchiste qu’il vise, mais bien les « milieux libres » – comme il le spécifie lui-même et comme on appelait à l’époque ces communautés d’anarchistes voulant se constituer « en dehors ». La présence de Reclus dans plusieurs congrès anarchistes, qu’oublie Colson, en témoigne bien, en particulier celui de Londres, en 1896, aux côtés de Kropotkine, Malatesta, Cornelissen, Nieuwenhuis, Hamon, Louise Michel, Pelloutier, congrès qui prend d’ailleurs position contre… les « milieux libres ». Mais, au fond, Colson n’a que faire des conditions historiques puisqu’il postule une existence « éternelle » (le mot même lui échappe, p. 181) de l’anarchisme confondu avec l’anarchie, faisant fi de tous les facteurs qui conduisent à l’émergence, puis à la structuration d’une révolte collective allant jusqu’au bout de sa logique par la théorisation de sa pratique, et réciproquement. Comme le rappelle Édouard Jourdain, Castoriadis reprochait déjà aux lacaniens de concevoir l’institution ou la « Loi » comme quelque chose d’immuable, sans considérer sa condition sociale et historique (p. 145).

Du coup, il est facile pour Colson d’attribuer la faillite de « l’anarchisme politique », non pas à des conditions extérieures (hégémonie du marxisme dans le milieu ouvrier, victoire du bolchevisme, rouleau compresseur du stalinisme, étau idéologique de ladite « guerre froide », triomphe du fascisme brun et rouge…), mais à sa mauvaise conception intrinsèque. N’est invoquée comme condition extérieure (et encore…) que son inféodation complice à la « scolarisation intensive des milieux populaires » normée par l’État (p. 175). Il rejoint ainsi paradoxalement un essentialisme critiqué par ailleurs (notamment par Tomás Ibáñez).

Certes, la question de l’anhistoricité, déjà évoquée par Nietzsche et heureusement critiquée par Ibáñez (p. 359), est importante puisque, à force d’attendre « que les conditions soient réunies », on finit par ne rien faire du tout, ou bien, en se référant à telle ou telle expérience historique, par se priver de toute expérimentation propre, et de toute autonomie. Mais ignorer ou mépriser l’histoire fait aussi de nous des aveugles.

Les limites de l’ontologie

L’ontologie surfe nécessairement sur la vague post-moderne, post-structuraliste et post-tout ce qu’on veut qui a déjà trouvé ses limites dans le champ intellectuel et politique, mais qui traîne encore au service du courant dominant pour qui tout se vaut. Poser ce principe métaphysique par excellence depuis Platon, c’est dire qu’« existe ce qui est ». Daniel Colson affirme que c’est « un mode d’existence des objets sociaux et techniques » (p. 169). Alors qu’on se demande de quoi il s’agit (et pourquoi recourir au mot d’ontologie), il ajoute superbement qu’il « ne cherchera pas d’avantage [sic] à justifier l’utilisation du mot ontologie ». Et tout à trac, il jette que, « pour l’anarchisme, il existe une multitude d’ontologies possibles, mais partielles » (p. 170). Le style est élégant, mais le propos déroutant pour le lecteur. Comme dirait l’autre, être ou ne pas être ?

En prétendant que « l’ontologie anarchiste implique nécessairement un subjectivisme absolu », Colson, même s’il prétend qu’elle est « résolument matérialiste » car constituée à partir de « la nature matérielle » (p. 173), tourne en réalité le dos au matérialisme, celui-là même dont se revendiquent Bakounine, Reclus, Kropotkine et pratiquement tous les autres penseurs anarchistes. Par son idéo-réalisme, Proudhon prend certes des distances avec le matérialisme pur et dur, mais il n’en adopte pas pour autant un idéalisme subjectiviste.

De telles affirmations participent d’une guerre ouverte contre la science et contre la modernité qui l’accompagne, bafouant l’histoire des écrits anarchistes utilisant le mot de moderne, que ce soit en France, au Japon, en Chine ou ailleurs. Daniel Colson ne s’en cache pas : il dénonce le « mythe individualiste de la modernité » (p. 173), le « caractère illusoire des conceptions modernes de la liberté » (p. 179), la « soumission aux présupposés de la modernité » (p. 179) ou les « illusions (…) d’un progrès de la pensée qui, à la façon de la science (…), devrait sans cesse s’adapter à des réalités et des faits nouveaux » (p. 181). Dans sa recherche d’une irrationalité philosophique qui caractériserait le mouvement libertaire, il s’appuie, une fois de plus, sur le livre de Jacy Alves de Seixas traitant de l’anarchisme et du syndicalisme révolutionnaire au Brésil au tournant des XIXe et XXe siècles [25], mais, problème, l’analyse partisane d’Alves n’est aucunement corroborée par ceux qui ont également publié sur cette histoire [26].

Affirmer « ce qui est » amène à refuser un regard extérieur. Cela revient à dissoudre l’idée de vérité et d’objectivité, conformément à ce « subjectivisme absolu ». Un pas de plus et on affirme que la vérité et l’objectivité sont des instruments de pouvoir, donc des leurres, donc des choses à combattre [27]. On reconnaît là sans peine la théorie déconstructiviste, qui se dispense bien souvent de « reconstruire » puisque, selon sa propre conception, ce serait recréer une norme. Cela n’empêche d’ailleurs pas les déconstructeurs d’exercer un magistère intellectuel, et de détenir un pouvoir. Cette théorie est notamment incarnée par un Michel Foucault qui, malgré ses perspectives souvent stimulantes, nous amène finalement dans une impasse [28]. Si on ajoute ses positions magnifiant la révolution de Khomeyni, l’affaire se corse. Il y a d’ailleurs, à propos de l’Iran, une cohérence intellectuelle puisque le mysticisme chiite prétend renverser la modernité issue des Lumières dites occidentales.

Le déconstructivisme opère souvent au nom – corollaire – de la différence. La question se pose à propos du genre, même si le livre ne traite pas du différencialisme et de l’essentialisme, malgré plusieurs allusions (notamment, pp. 434-435, par Aurélia Leon [29]). On y trouve même ailleurs une affirmation, sans démonstration, selon laquelle « l’essentialisme vantant la complémentarité des sexes appartient heureusement au siècle passé » (Julie Abbou, p. 401) [30]. La question, peut-être, est-elle considérée comme tranchée, mais par qui ? Elle demeure pourtant cruciale à partir du moment où l’anarcha-féminisme est choisie comme pierre angulaire d’une réflexion sur philosophie et anarchie. Affirmer, comme le fait Carlo Milani [31] sur une autre thématique, que « le langage (…) est une technique stupéfiante » (p. 387) – au sens où peut l’être une substance du même nom – mène à une impasse, même s’il rappelle aussi (et heureusement) que « l’évolution humaine est une évolution culturelle, c’est-à-dire technique et technologique », les technologies n’étant « ni bonnes, ni mauvaises », mais fonctionnant ou ne fonctionnant pas (p. 388). Plaquer de l’ontologique un peu partout, comme on le fait souvent dans cet ouvrage, n’apporte rien sur le fond. C’est encore le cas, à propos de Proudhon, qui se défiait explicitement de l’ontologie [32], dans la contribution par ailleurs solide d’Edward Castleton. Parler d’« ontologie sociale » ou de « théorie ontologique de l’être collectif » chez Proudhon (p. 129) relève, in fine, de l’interprétation et/ou de l’anachronisme. On sait qu’il est risqué d’appliquer des catégories contemporaines historiquement datées (comme l’écologisme, l’antisémitisme, l’anticolonialisme) à des auteurs antérieurs. Mais il est vrai que, chez les tenants du déconstructivisme, il n’est pas gênant que les concepts, comme celui d’ontologie – ou d’ontologie anarchiste – soient flous ou à géométrie variable. Bien au contraire, cela donne du grain à moudre aux exégètes qui suivront dans un processus d’auto-alimentation.

Spontanéisme et élitisme affinitaire

Derrière un certain nombre de contributions de cet ouvrage, on perçoit, sous-jacent, un clair programme politique : à bas « l’anarchisme idéologique cristallisé » (Colson, p. 181) et « philosophiquement déficient » (Paul McLaughlin [33], p. 335), formules amicales consistant en fait à vouer aux gémonies les organisations anarchistes spécifiques, et vive… Vive quoi, en somme ? Pour le coup, cela n’est pas dit aussi clairement, mais deux tendances apparaissent : le spontanéisme – qui a des allures de présentéisme – et l’élitisme affinitaire.

Comme la proclamation spontanéiste, quelque peu obsolète – sinon discréditée depuis que Daniel Cohn-Bendit, ex-libertaire de mai 68, nous a montré où elle menait – a besoin, malgré la posture anhistorique qui est la sienne, d’une légitimation concrète, on comprend l’usage de l’anachronisme ou du traitement cavalier de l’histoire dont on a déjà donné quelques exemples. Quant à l’élitisme affinitaire, cette tendance ne saurait créer, en vertu du principe libertaire, nul souci existentiel particulier, sauf à s’affirmer normative ou directive. En revanche, le caractère (de classe) qu’elle adopte – l’entre-soi d’une poignée d’intellectuels souvent éloignés des organisations anarchistes (de surcroît stigmatisées) et réunis dans les locaux de la prestigieuse et normative École normale supérieure (ENS) – peut poser un problème. De même que la forme absconse de leurs propos, souvent proches de l’hermétisme, même si plusieurs auteurs s’efforcent de se mettre à la portée du plus grand nombre sans rabaisser le contenu de leurs interventions.

Il faut bien reconnaître que, auréolées du chapeau ontologique, ces deux tendances écrasent – ou noient – les propos de celles et ceux qui, dans ce livre, ne s’y reconnaissent pas, consciemment ou non. Pour éviter un tel décalage, il aurait fallu, mobilisant courage politique et modestie sociologique, élargir le champ des protagonistes et ne pas hésiter à critiquer de façon constructive les différents apports philosophiques contemporains, quitte à malmener pour le coup les adeptes d’un « post-anarchisme » dont Vivien García nous rappelle, avec justesse, qu’ils créent « de toutes pièces un anarchisme [classique, historique, ancien, suranné] qui n’existe nulle part » (p. 161). Pour remplir cette tâche, la contribution de Salvo Vaccaro, qui remet en cause une ontologie anarchiste en opposant le « devenir-anarchie » à « l’ontologie étatique », demeure encore trop liée aux postulats foucaldiens ou deleuziens, trop isolée, et malheureusement beaucoup trop absconse. Quant à l’« anarchisme ontologique » d’Hakim Bey, il est beaucoup trop mollement – et non sans ambiguïté – critiqué par David Bisson. Enfin, avec son « néo-anarchisme », Tomás Ibáñez ouvre des perspectives théoriques intéressantes, même si son culte du « devenir » véhicule un arrière-goût de « générations futures » chères au commandant Cousteau.

Malgré ses indéniables apports, les lacunes de cet ouvrage s’expliquent, en partie du moins, par la diffusion de l’appel à communications au colloque qui en est à l’origine, mais aussi par la procédure retenue pour les choisir [34]. Une diffusion plus large aurait sans doute permis une meilleure représentativité des réflexions existant au sein du mouvement anarchiste et de ses organisations spécifiques qui, manifestement, continuent d’être considérées comme des machines militantes mais non philosophiquement pensantes. Elle aurait, en tout cas, fourni l’occasion de discuter sérieusement, et contradictoirement, de cette « ontologie anarchiste » qu’on tend à nous imposer. Car c’est bien de cela dont il est question dans cet ouvrage. Jamais discutée ni même critiquée, à quelques brèves exceptions près – ou alors sur le mode d’aimables contreparties déguisées en désaccords entre gens de bonne compagnie –, cette « ontologie anarchiste » à laquelle se réfèrent plusieurs contributions semble tellement évidente qu’elle apparaît comme un argument d’autorité. Ce qui demeure un comble dans un livre sur la « philosophie de l’anarchie » dont le principal effet est de procéder, au nez et à la barbe des textes qui n’y auraient rien vu, à une sorte de hold-up ontologique.

Philippe PELLETIER