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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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« En ces temps où je devins poète ouighour... »
À contretemps, n° 30, avril 2008
Article mis en ligne le 28 janvier 2009
dernière modification le 3 décembre 2014

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ON a répertorié des traductions de Robin dans vingt-deux langues : l’allemand, l’anglais, l’arabe, le breton, le bulgare, le chinois, l’espagnol, le finnois, le flamand, le gallois, le néerlandais, le hongrois, l’italien, le kalmouk, le macédonien, l’ouighour, le polonais, le russe, le slovène, le suédois, le tchèque, le tchérémisse des prairies. On subodore, par ailleurs, sans preuve formelle cependant, qu’il a également traduit, entre autres, des poèmes de l’hébreu, du gaélique, du japonais, du grec et du latin. Non exhaustive, la liste des auteurs traduits par Robin – de genres variés et d’époques diverses, souvent anciennes – impose le respect : Ady, Blok, Essénine, Fröding, Hölderlin, Holst, Imroul’quaïs, Joszef, Khayam, Li Po, Maïakovski, Mickiewicz, Montale, Paseyro, Pasternak, Remizov, Shakespeare, Tou Fou, Ungaretti, Wang Wei. Ajoutons qu’il se glissa, par ailleurs et avec fréquence, dans les replis de textes anonymes écrits dans de très anciens temps pour les restituer en français. On a ainsi une idée de cette déroutante mais majeure entreprise poétique à laquelle se livra, avec opiniâtreté, Armand Robin.


À QUELQUES EXCEPTIONS PRÈS – sur lesquelles nous reviendrons –, les traducteurs consacrés tinrent Robin pour un bricoleur et un touche-à-tout. Trop libre pour être honnête, trop fou pour être sérieux… C’est ainsi, l’Académie manifeste un penchant certain pour la laisse, celle qu’on met aux mots pour qu’ils demeurent à portée de concepts, celle qui maintient les hommes dans la crainte et le respect des experts. Libre et fou, Armand Robin l’était, pour sûr, autant que peut l’être un poète vu par un diplômé des grandes écoles. Assez libre pour s’oublier dans les mots des autres. Assez fou pour les retranscrire comme les siens propres. « Eux-moi » comme effacement des frontières, comme dépassement des spécificités, comme envol d’une « parole qui ne trahit pas » [1].

Au contraire de ses détracteurs, Robin manifestait du respect pour ces soutiers du mot juste. Il allait même jusqu’à les consulter parfois, leur reprochant tout au plus de s’en tenir aux « nonchalances de l’exactitude » et, ce faisant, d’en rester à l’insipide simplement traduit. C’est que, pour lui, la quête était ailleurs : « Traduire un poème, disait-il, c’est conclure une alliance avec un premier traître ; confronté au réel du bon sens, tout beau poème est par nature un contresens orienté par l’harmonie ; rien ne doit, rien ne peut dispenser le poète traducteur de l’impérieux devoir de créer dans une autre langue un contresens équivalent ; l’on n’a point affaire aux mots seulement, mais au miracle qui leur a permis d’être poésie… » [2] On comprendra aisément que la majorité de cette noble profession s’en soit méfiée. Comment un seul homme aurait-il pu, de science sûre, connaître tant de langues ? De là à en faire un faussaire – même de génie –, il n’y avait qu’un pas.

Il n’en demeure pas moins que, même chez les traducteurs, Robin ne laissa pas indifférent. Ainsi, Aurélien Sauvageot, spécialiste s’il en fut des langues finno-ougriennes, jugea comme une parfaite réussite ses traductions du Hongrois Ady. De la même façon, l’éminent germaniste Jacques Martin, que Robin avait consulté à propos de la traduction d’un poème d’Hölderlin, raconte : « Je fus frappé par le respect de Robin. Hölderlin lui en imposait, moins peut-être par la beauté des images et des vers que par son mystère, par l’arrière-plan de sa démence. En ouvrier consciencieux, Robin acceptait […] de démonter les phrases, d’explorer modestement les zones d’obscurité. Il savait à peu près autant d’allemand qu’un élève de seconde, mais il le savait avec son expérience d’adulte, de polyglotte retors, et Hölderlin était son confrère, un frère peut-être, dans son espoir. Traducteur de bonne école, il avait tendance à faire rendre à chaque terme tout son suc étymologique, même quand il avait changé de goût. La phrase, le canevas logique le préoccupaient peu. Il bondissait d’un mot saillant à l’autre, comme on passe un torrent de pierre en pierre et il déclamait à mi-voix, à la recherche d’un rythme. » Et Jacques Martin de conclure : « Ni les broussailles, ni les chemins tracés ne lui faisaient perdre sa trace. Il avait un flair de sourcier. » [3]


À DIRE VRAI, Robin ne trompa pas son monde. N’ayant jamais songé à empiéter les plates-bandes des traducteurs, il se revendiqua d’une « non-traduction » active. Sa méthode – faite de fidélité au sens et soucieuse de restituer à la fois l’écorce et le rythme du texte original, quitte à en gauchir la forme et à y introduire des dissonances – naissait d’une pulsion impérieuse de reconquête d’un langage poétique où le « eux-moi » serait « UN ». Qu’on l’entende : « Je ne suis pas face à eux, ils ne sont pas face à moi. Ils parlent avant moi dans ma gorge, j’assiège leurs gorges de mes mots à venir. Nous nous tenons son à son, syllabe à syllabe, rythme à rythme, sens à sens, et surtout destin à destin, unis et séparés en sang et larmes, ontologiquement sans félonie – eux-moi intact UN. » [4]

Mais il y a davantage que cette recherche d’une éthique poétique dans les mots des autres. La démarche de Robin procède d’une manière de se dés-approprier de sa poésie propre en se ré-appropriant, sous forme « non traduite », la poésie de quelques autres, fraternellement ramenée vers lui. Dès son premier recueil de poèmes – Ma vie sans moi –, Robin introduisit, en effet, pour moitié dans son œuvre personnelle, des poèmes traduits. Il alla même jusqu’à confondre les genres en inventant des traductions, comme cette « Vie d’Essénine chantée par un paysan russe de la région de Riazan », qui était en fait de lui. La critique n’y vit que du feu. Ainsi, jouant sur le pastiche, Robin brouillait la frontière entre deux mondes [5] : sa voix et celle des autres, l’une s’alimentant et répondant aux autres. Pour lui, indique subtilement Françoise Morvan, une de ses exégètes, « les poètes traduits deviennent un moyen, non seulement de se survivre, mais de faire de son absence, la condition d’une œuvre sans limite. (…) Ce qu’il appelle “non-traduction” consiste à ne les respecter que pour les transmettre, à ne se soumettre à eux que pour se les soumettre et les intégrer à cette projection de soi “sur la scène de soi-même” que devient son œuvre » [6]].

Enrichie, dans un premier temps, par la traduction d’autres poètes, l’œuvre poétique personnelle de Robin finit, avec le temps, par s’estomper derrière cette autre parole devenue pléthorique et proliférante. Comme si la condition même de son existence passait, désormais, par la dépersonnalisation. Françoise Morvan note avec pertinence, à ce propos, que « les poètes traduits deviennent un moyen, non seulement de se survivre, mais de faire de son absence, la condition d’une œuvre sans limite – une “plaisanterie métaphysique” qui lui permet de jouer sa vie sous couvert d’autres qui ne sont jamais autres et de poèmes qui ne sont jamais ni d’eux ni de lui » [7]. Il faut voir, dans cet effacement, non pas la nécessité de se perdre dans l’autre, mais l’expression de s’y prolonger pour s’y retrouver. Car quiconque est en mesure de comparer le texte original d’un auteur et son rendu en français par Robin ne peut conclure, comme Ungaretti, qu’à sa transmutation. « Mes poèmes traduits par Robin, écrivit-il, c’est moi plus Robin. Il m’a saisi aux racines. Il y a sous terre une seconde floraison. Je ne sais plus quel est l’endroit. Nous sommes un arbre double – “identiquement venus de rien” – comme la terre. » [8]


DE 1951 À 1953, « Poésie sans passeport », une émission mensuelle de la Radio-télévision française, permit à Robin de pousser plus avant son expérience de « non-traduction ». Claude Roland-Manuel, son metteur en ondes, raconte : « Nous avons réalisé, A. Robin et moi-même, pour le Club d’Essai de la RTF, dix-huit émissions sur des poèmes en dix-huit langues, traduits et présentés de manière à donner à l’auditeur – par oppositions et superpositions de la langue originale et de la traduction – le sentiment qu’il les percevait dans leur forme primitive. » Participant à l’émission comme récitant, le comédien Jean Négroni se souvient, lui, d’un Robin impliqué totalement dans cette aventure : « Il savait très exactement ce qu’il voulait qu’on fasse, tant sur le plan de l’articulation que sur le plan du rythme ou sur celui du sens. Ce qui l’intéressait avant tout, c’était le rapport à la langue originale, et d’abord le rapport physique de la langue originale avec la langue traduite. » C. Roland-Manuel évoque « la stupéfaction des récitants étrangers (certains, par exemple, professeurs à l’École des langues orientales) devant la fidélité unique de ce non-traducteur, en précision, en profondeur, en musicalité ». J. Négroni, de son côté, garde en mémoire les longues séances nuiteuses de travail avec Robin : « On se mettait à une table. Armand se plaçait à côté de moi ; d’abord, il m’expliquait ce que voulait dire le poème selon lui, quelle était la ligne de force à dégager, quel rythme il fallait adopter ; il me faisait entendre le langage original en appuyant sur les consonnes et les accents toniques qui mettaient en valeur un certain nombre de mots pour, ensuite, en français, essayer de retrouver les différences. » [9]

L’audacieuse, mais déroutante prestation de Robin sur les ondes de la RTF n’eut pas l’heur de déclencher, chez les auditeurs, un réel enthousiasme. Tout au contraire. Elle les excéda. Dépouillés par F. Morvan, les rapports d’écoute de l’émission sont accablants : inaudible, étrange, épouvantable, pénible à suivre. Sans provoquer de scandale similaire à celui qui – quelques années plus tôt et dans le cadre du même Club d’Essai de la RTF – suivit la diffusion de « Pour en finir avec le jugement de Dieu » d’Artaud, cette expérience, sans doute excessive pour le culturellement correct de son époque, n’eut pas de suite et sombra dans l’oubli le plus parfait.

Deux ans après la mort de Robin, en 1963, Claude Roland-Manuel lui rendit hommage en diffusant, sur les ondes de la RTF, l’enregistrement d’une conférence qu’il donna à la Biennale de Paris. De l’autre versant, sa voix se fit encore passage, pour dire l’essentiel : « Quels que soient les poèmes auxquels nous avons eu affaire, nous avons constamment remarqué que même le désordre y était très ordonné. La poésie, certes, c’est le langage dégagé de ses liens habituels, mais ce n’est pas un langage dissolu ; au contraire : c’est un langage absolu. On dirait qu’il s’agit d’une vieille loi éternelle : plus ce qui est exprimé est, en principe, inexprimable, plus c’est fait de profonde rébellion – et plus est grande la nécessité de le formuler avec rigueur. » [10] À sa manière, Robin vécut la poésie, la sienne et celle – « non traduite » – de quelques autres, comme le plus rigoureux des éveils.

Arlette GRUMO


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