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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Bakounine à la plage
Article mis en ligne le 15 août 2018

par F.G.

■ Carl Vogt (1817-1895) fut naturaliste et homme politique allemand. Après avoir obtenu son diplôme de médecine à Berne, en 1839, il exerça à Neuchâtel avant d’entreprendre de nouvelles études à la Sorbonne, puis à Nice. Pendant son séjour en France, il lia connaissance avec Proudhon, Herzen et Bakounine, à qui son frère, Adolf Vogt, vouait une grande estime. Devenu professeur à l’université de Giessen, sa ville de naissance, Carl Vogt fut élu au Parlement de Francfort en 1848. Son activisme politique l’obligea à se réfugier à Genève, après la révolution, pour échapper à de sérieux ennuis. Il y enseignera la géologie et la paléontologie.

Son témoignage d’une escapade malouine à l’été 1845 au cours de laquelle Bakounine éprouva une soudaine et dévorante passion pour les bernard-l’hermite, ne manque pas de sel. Il est extrait du livre d’Arthur Lehning, Michel Bakounine et les autres. Esquisses et portraits contemporains d’un révolutionnaire, Paris, UGE, « 10/18 », publié dans la collection « Noir et Rouge » dirigée par Max Chaleil, pp. 110-112 (réédition : Les Nuits rouges, 2013). Qu’on s’en régale ! – À contretemps.

Saint-Malo, septembre 1845
2 septembre.– [...] L’ami Bakounine nous a également suivi ici et le matin, au petit déjeuner, il se livre à mille prouesses aux dépens des crevettes pour lesquelles il a une prédilection particulière. Il nous arriva hier tout essoufflé et nous apprit qu’il avait, en se baignant, capturé un animal extrêmement curieux ayant à peu près la forme d’un crocodile, mais pourvu de très longues cornes lui sortant de la tête et dont il se sert pour se déplacer de façon fort singulière. Nous devions, exigea-t-il, penser à donner immédiatement un nom à cette nouvelle espèce et la lui dédier. Après avoir longuement décrit les particularités extraordinaires que semblait posséder cet animal, il se décida à aller le chercher dans son logement, où il l’avait conservé dans un récipient rempli d’eau. Quel fou rire nous saisit, lorsqu’il nous apporta une crevette vivante ! Ce n’est qu’après avoir jeté le petit crustacé dans l’eau bouillante, qu’il reconnut la justesse de notre diagnostic... et il mangea son crocodile « en miniature » de fort bon appétit.

Notre ami Bakounine s’intéresse aussi beaucoup aux bernard-l’ermite qu’on trouve par centaines dans chaque crique. Dans sa chambre, il a installé dans quelques bassines toute une collection de coquillages de différentes espèces, tous habités par ces mollusques parasites, et il étudie maintenant avec passion les mœurs et habitudes de ces curieuses créatures qui se trouvent aussi à l’aise dans leurs coquillages d’emprunt que d’autres escargots dans le logis qui est leur œuvre. Il en a conclu que le communisme trouve une entière justification dans l’ordre naturel des choses, et que les hommes, dont les aptitudes présenteraient quelque analogie avec celles des bernard-l’ermite, ont parfaitement le droit de prétendre aux maisons des autres, comme si elles étaient les leurs : un des traits essentiels du caractère de l’homme est précisément cette envie qui le pousse à désirer posséder ce qui appartient déjà à d’autres, et, à cause de cela, il nous fait reconnaître que le communisme doit être réclamé comme indispensable pour la race humaine prise dans son ensemble. Mais pour en revenir aux bernard-l’ermite, on ne pourrait vraiment pas exiger que des créatures, ayant comme eux un abdomen aussi mou, puissent s’exposer, sans le protéger, aux périls de la mer : cette obligation leur donne le droit de dérober aux coquillages leur carapace et de s’y installer. Toutefois, je ne dois point oublier de dire que les études psychologiques de Bakounine sur les bernard-l’ermite ont établi que ces messieurs quittent la nuit leur logement et vont faire un tour à l’extérieur en toute liberté.

Avant-hier, il est arrivé une bien désagréable aventure à quelques-uns de ces promeneurs nocturnes. Tandis qu’ils étaient absents de leurs logis, quelques camarades plus jeunes s’étaient installés à pas feutrés dans les coquilles abandonnées plus spacieuses, et lorsque les propriétaires voulurent les réoccuper au lever du jour, les usurpateurs se défendirent si vaillamment contre les possesseurs légitimes que les assiégeants durent se retirer bredouilles. Durant la nuit, Bakounine avait entendu un horrible vacarme dans le bassin et, au matin, il trouva les deux expulsés qui campaient tout nus devant les logements qu’on leur avait laissés, mais qui étaient bien trop étroits pour qu’ils puissent s’y installer. Bakounine m’assura que les malheureux, tournant vers lui leurs yeux vert foncé, l’avaient regardé d’un air mélancolique, et qu’il avait été sur le point, à plusieurs reprises, de leur faire réintégrer les anciennes coquilles dont ils étaient les légitimes propriétaires. Mais, d’autre part, il lui revint quelques doutes, bien fondés semble-t-il, sur les prétendus droits des expulsés et il se conduisit tout à fait comme Louis-Philippe et Metternich : il considéra l’affaire comme « un fait accompli » et maintint le « statu quo ». Les expulsés prirent alors leur mésaventure tellement à cœur qu’ils rendirent l’âme le même jour, ce qui soulagea d’un grand poids Bakounine qui n’eut plus à s’occuper de leurs droits légitimes. [...]

23 septembre.– On célèbre aujourd’hui je ne sais quelle fête catholique et les cloches n’arrêtent pas de sonner. C’est une magnifique journée ensoleillée et la mer est unie comme un miroir. L’ami Bakounine, qui est devenu depuis quelques jours un pêcheur enragé, rentre tout surpris de son excursion et nous affirme que la nature, elle aussi, est jointe au christianisme ; c’est dimanche aujourd’hui aussi pour la mer et elle s’amuse à faire carillonner allègrement ses cloches. II avait vu, dit-il, en allant au Grand-Bé, une infinité de cloches aux couleurs splendides et chatoyantes qui montaient sans cesse du fond de la mer vers la surface comme des bulles de savon. II avait voulu prendre dans ses mains quelques-unes de ces cloches, mais elles lui avaient glissé entre les doigts comme de la gélatine ; et maintenant il ressent aux mains des brûlures comme s’il avait saisi des orties, Nous devinons aussitôt qu’il a rencontré un essaim de méduses et, comme nous n’avons pas eu encore l’occasion d’observer ces animaux, nous nous munissons d’assez grands récipients et nous courons à la plage où nous espérons trouver quelques spécimens rejetés par la mer. Notre attente n’est pas déçue, et, après de rapides recherches, nous rentrons à la maison avec un riche butin.

Carl VOGT

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