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Benjamin Péret et les syndicats
Article mis en ligne le 23 janvier 2018
dernière modification le 7 mars 2018

par F.G.

■ Guy Prévan, l’auteur de cet article, nous a quittés le 27 mai 2017. Dans la discrétion, comme il avait vécu. La nouvelle de sa mort nous a été communiquée tardivement par l’ami Rémy Ricordeau [1]. Dès lors s’est imposée à nous l’idée de lui rendre hommage. Parce qu’il était indubitablement, parmi les connaisseurs de Benjamin Péret [2], le plus renseigné sur son parcours politique, mais aussi parce que sa manière non apologétique d’en évoquer les cohérences et certains paradoxes, comme c’est le cas ici à propos de ses rapports avec le syndicalisme, nous semble in fine la plus accordée à l’esprit même, fort indépendant, de l’auteur du Grand Jeu [3].

Né le 20 avril 1933, à Nevers, Guy Prévan, de son vrai nom Guy Lecrot, fut un buissonnier par excellence. Adolescent révolté, il découvrit Apollinaire, Rimbaud Villon et le surréalisme – en écoutant à la radio les Entretiens d’André Breton –, s’installa à Paris au début des années 1950, travailla comme postier à la Grande Poste de la rue du Louvre, participa à la grève générale d’août 1953, puis devint correcteur. Il exerça dans plusieurs périodiques, au Journal officiel et à Paris Turf. En juin 1961, il fonda, avec Marc Gautier, Gérard Legrand et Grandizo Munis, la revue Sédition, qui n’eut qu’un numéro. Depuis 1955, il collaborait à La Vérité, organe trotskiste dirigé par Pierre Lambert. Par la suite, Guy Prévan milita à l’Organisation communise internationaliste (OCI), du même courant lambertiste, où il exerça certaines responsabilités politiques, mais qu’il quitta en 1971. « Réfractaire à temps complet », se définissait-il alors.

Sa passion d’écrire lui venait de sa prime jeunesse et ne le quitta jamais. Parmi son œuvre, fort méconnue, on trouve, outre son livre sur Péret, un petit chef-d’œuvre pamphlétaire – La Confession d’Aragon (Plasma, 1980) –, un récit autobiographique –Nevermore (Plasma, 1984) –, un bijou d’humour noir – Petit précis de cuisine anthropophage (Plasma, 1983, illustré par Cabu) – et des plaquettes de poésie : au Pont de L’Épée-Guy Chambelland, Le Passe-Lanterne (1974), Entre chien et loup (1979), L’Arlequin du Danube (1982), Oméga Street (1982), Le Vin de la mémoire (1982), Le Bestiaire galant (1989) ; aux Ateliers des Grames, Liberté nuit je t’aime (1987) ; à L’Œil du grillon, Mi-chèvre mi raisin (1996) ; à la Librairie-Galerie-Racine, La Tour Eiffel amoureuse de la Tour Saint-Jacques (2006), Murmures d’étoile (2007). Son dernier recueil, Le Pas de la lune, reste à ce jour inédit.

Pour finir, nous adressons nos remerciements, pour leur aide, à Rémy Ricordeau, à Charles Jacquier et, plus particulièrement, à Gérard Roche [4], dont on trouve en ligne, sur le site des Amis de Benjamin Péret, une belle évocation de son ami, publiée dans le numéro 6 (octobre 2017) des Cahiers Benjamin Péret : « Guy Prévan (1933-2017) ».– À contretemps.

I. Les syndicats en question

De sa vie Benjamin Péret n’aura été un militant syndicaliste, mais la permanence du choix révolutionnaire de son engagement politique aura fait qu’il aura évidemment eu à se poser la question de la nature, du rôle et de la pertinence du mouvement syndical pendant ses quelque quarante ans de participation à la lutte des classes internationale et, plus particulièrement, à partir de l’immense crise, tant idéologique qu’organisationnelle, provoquée par la Seconde Guerre mondiale.

Cette époque, dont on peut dire qu’elle aura partiellement été ou aurait dû être l’heure d’un bilan général, le fut incontestablement pour Péret et ses camarades du groupe trotskiste espagnol de Mexico, qui avancent alors des analyses et des critiques de plus en plus radicales vis-à-vis de la IVe Internationale et de ses dirigeants.

C’est, selon nous, en ayant toujours à l’esprit cette évolution et cette détermination, qu’il convient de lire – ou de relire – la série d’articles que, dans le cadre de la collaboration entre surréalistes et communistes libertaires, Benjamin confia au Libertaire entre le 20 juin et le 4 septembre 1952, dans les derniers mois d’existence de l’Union ouvrière internationale, cette tentative de rassemblement à gauche toute du groupe communiste internationaliste d’Espagne (autour de Munis et de Péret), de la tendance Pennetier-Gallienne et d’un groupuscule vietnamien, après les ruptures qui auront suivi le dernier congrès de la IVe (du 2 au 18 avril 1948).

Rappelons que la divergence essentielle avait pour socle la définition proposée de l’Union soviétique : État ouvrier dégénéré pour les uns, capitalisme d’État pour les autres, les tenants de ce constat, à commencer par Péret, ne pouvant qu’en déduire qu’il en était fini de la défense de l’URSS.

Ultra-gauchistes autant qu’ultra-minoritaires, ces quelques militants (au mieux une cinquantaine) se reconnaissaient aussi en cela qu’ils se retrouvaient sur au moins un autre point de doctrine fondamental, à savoir que l’essentiel de la réponse était à chercher du côté des seuls conseils ouvriers – ou soviets ou comités-gouvernements – expression directe et quotidienne de la démocratie à la base. Et ce fut avec cette conviction bien chevillée que Benjamin décida de mettre les syndicats de ce pays sur la sellette et sous le titre général de La Révolution et les syndicats. À ce propos, justement, relevons que lors de leur réédition par Éric Losfeld, en juillet 1968, où ces textes nous seront proposés avec une préface de Jehan Mayoux et une très copieuse postface de Grandizo Munis, leur titre général a mué pour devenir Les Syndicats contre la révolution, ce qui ne manque pas si ce n’est d’en corriger, du moins d’en intensifier la couleur.

Disons-le, je n’apprécie qu’à moitié la méthode ambiguë qui consiste quasiment à ressusciter d’aucuns disparus afin que – par co-auteur interposé – ils en rajoutent sur leurs précédentes assertions, et ce, bien entendu dans le sens que souhaitent les survivants plus ou moins auto-promus exécuteurs testamentaires.

Il ne fait certes aucun doute que l’apport de Péret (35 pages) et l’ajout de Munis (41 pages) se situent grosso modo sur la même longueur d’ondes ; on peut néanmoins s’interroger sur le besoin qu’aura éprouvé Munis d’accentuer le trait et de recourir pour cela à un maximalisme qui, en définitive, s’apparente assez à ce marteau – que disait Lénine – susceptible, grâce à un usage réitéré, d’enfoncer dans les crânes les plus rétifs la bonne parole du prédicant.

J’ai connu le personnage au début des années soixante : la prise en compte de la nuance et le rejet circonspect des certitudes n’étaient guère de sa façon ; ce qui, faut-il rappeler, lorsqu’il s’agit de politique – se voudrait-elle révolutionnaire – se révèle souvent dommageable.

Mais revenons à Benjamin : que trouve-t-on au cœur de l’étude en question qui donne le la théorique à sa démonstration ? 1) Les syndicats sont majoritairement réformistes, ce qui se confond avec l’évidence. 2) Ils seraient intégrés à l’État bourgeois depuis août 1914, ce qui semble nettement plus discutable.

Pour m’en tenir à la riposte essentielle qu’on aura mise en avant afin de faire pièce à une réalité à ce point critique et obstruée, j’ai parfois tendance à penser qu’elle naquit avec l’intention de faire mentir Gambetta déclarant « qu’il n’y a pas de panacée sociale ». En effet, aussi bien Péret que Munis et Hermann Gorter et Anton Pannekoek et Maximilien Rubel tiennent le conseil d’usine démocratiquement élu par les travailleurs sur les lieux de travail, dont les membres placés sous le contrôle immédiat et constant de leurs mandants sont révocables à tout moment à la fois pour la seule réponse acceptable et, partant de là, pour la panacée et « le moteur de la révolution sociale ».

Je n’ironise pas car je sais trop à quel point les militants de cette génération auront accepté de faire leur cette prédiction-mot d’ordre de Karl Marx – « L’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes » – que, d’une façon ou d’une autre, ils excipèrent à chaque nouvelle occasion. Un certain optimisme révolutionnaire semble avoir besoin de cette adhésion basée sur la confiance en cette sorte de mandat historiquement échu à la classe ouvrière. J’ai moi-même partagé cette conviction en un temps (assez lointain) où j’en avais fait le bandeau de l’hebdomadaire d’extrême gauche, dont, quelques années durant, j’eus la responsabilité. Ce qui ne m’empêche nullement, aujourd’hui, de me rallier volontiers à cela qu’écrivait Léon Trotski, le 29 septembre 1939, dans L’URSS en guerre : « …Si le prolétariat mondial se montrait réellement incapable d’accomplir la mission que le cours du développement a placé devant lui, il ne resterait plus qu’à reconnaître que le programme socialiste, basé sur les contradictions internes de la société capitaliste, a abouti à une utopie. »

Mais à présent retour aux syndicats et d’abord à leur nature : ceux-ci ne sont pas avant toute chose réformistes pour le malin caprice ou avec l’obligation de s’opposer à la révolution ; beaucoup plus simplement, leur rôle de défense au quotidien de l’ensemble des travailleurs interdit par essence qu’ils se fixent comme objectif primordial d’accomplir la révolution ; deux raisons principales à cela : primo, l’écrasante majorité des travailleurs n’est vraiment pas révolutionnaire, surtout, il va de soi, au sens permanent et spontané du terme ; et secundo, les périodes de crise aiguë susceptibles de déboucher sur une situation réellement révolutionnaire sont, semble-t-il, beaucoup plus rares que les ouvertures de la pêche. En France, trois pour le XXe siècle ! Alors ? On n’attend plus le Grand Soir ou la prise du palais d’Hiver, mais l’apparition des conseils ouvriers. Ce qui laisse tout de même du temps de libre… et, qui sait, dans l’intervalle, trouver qu’il n’y a peut-être rien d’exorbitant à estimer que doit être assurée la défense minimale de tous les exploités. C’est là d’ailleurs la tâche fondamentale des syndicats ouvriers.

J’ajouterai à cela que, dans le domaine de l’action collective, je n’ai rien connu de plus ingrat, de plus prosaïque ni, bien souvent, de plus naturellement décevant que le bénévolat du délégué syndical… à plus forte raison dans un Hexagone où le taux de syndicalisation est probablement un des plus bas qu’on puisse mesurer parmi les pays dits démocratiques et dits développés.

Constatation et fait d’histoire qui ne m’empêchent nullement de demeurer convaincu à cent pour cent que, même divisées, même rabougries, même timorées, ni franches du collier ni débordantes d’imagination, encore à ce jour, les organisations syndicales restent la seule structure d’autonomie et d’autodéfense du monde salarié. Sur ce thème précisément intéressons-nous maintenant à cela que Benjamin dénonçait comme une intégration des syndicats à l’État bourgeois, avatar qu’il situait au mois d’août 1914, lorsqu’éclate la Première Guerre mondiale et que, prestissimo, les principales formations se réclamant du prolétariat se rallient sans vergogne à l’Union sacrée.

Si les mots doivent avoir un sens, il s’agissait là d’une pure et simple, énorme et ponctuelle trahison. Jaurès assassiné le 31 juillet 1914, la déferlante nationaliste et belliciste entraîna tout – et presque tous (j’y reviendrai) – sur son passage cyclonique.

Mais si l’intégration des syndicats était devenue effective dès le 3 août 1914, si, depuis cette date, comme nous l’assènent nos « conseillistes » franco-espagnols, les syndicats n’étaient plus qu’une partie prenante et un rouage efficace de l’État des patrons, pourquoi encore un Conseil de prud’hommes et pourquoi cette hargne et cette hostilité encore si répandues chez tant et tant d’employeurs de tout acabit ? Et puis, surtout, pourquoi Charles de Gaulle et ses joyeux godillots auraient-ils, de 1958 à 1969, à peu près tout essayé pour, sur la base pseudo-doctrinale et quasi obsessionnelle d’une contre-nature association capital-travail, parvenir à intégrer lesdits syndicats au toujours d’attaque État capitaliste ?

Leur pénultième tentative aura été le référendum du 28 avril 1969, celui qui devait renvoyer le général à Colombey-les-Deux-Églises, y reprendre le fil de ses Mémoires… et le questionnement des quelques dernières cartes d’une aléatoire réussite. Non sans avoir – et pour longtemps – doté son cher vieux pays d’une Constitution reconnue pour une des plus calamiteuses des deux hémisphères.

Afin de jouer les prolongations – mais c’est pour qu’on en sache de l’entêtement des organisations syndicales à continuer de défendre leur souveraineté – signalons que l’ultime essai de remettre en circulation ce projet d’une négation légiférée de la lutte des classes – démarquage pas même éhonté de la Charte du travail façon Vichy (loi du 4 octobre 1941) – est tout ce qu’il y a de plus récent. Son auteur en est Patrick Ollier, un des tristes sires de la chiraquie, président de la commission des affaires économiques de l’Assemblée nationale et membre d’un certain « comité gaulliste pour la participation ». Comme quoi les plus noirs desseins peuvent aussi avoir la vie plutôt dure (Libération, 17 novembre 2005).

II. Une initiative traversière

Afin que souffle un air un peu moins méphitique, découvrons maintenant, à l’exact opposite de cette démarche de destruction massive, l’entreprise de ces leaders et militants syndicaux bien décidés à ne pas s’en laisser conter ni à subir sans réagir, ni donc à se sentir tant soit peu contaminés par la démoralisation et l’accablement inhérents à une époque qui, de la répression à Budapest aux ratissages en Algérie, n’aura pas vraiment concouru au moral des populations… encore que pour la stalinaille, 1956, par exemple, fut une année particulièrement réussie avec, le 12 mars, le vote des pouvoirs spéciaux qui vont permettre à Guy Mollet d’envoyer le contingent dans les djebels et, en novembre, l’approbation sans état d’âme de l’écrasement de l’Octobre hongrois par les blindés du « grand frère » moscovite. Une paille vraiment ! Et qui mérite mieux que l’oubli.

Reste que, aujourd’hui, en guise d’introduction à la nouvelle donne qui se précisait alors, nous avons la satisfaction de pouvoir publier ci-après un des tout derniers textes de Benjamin Péret, paru dans le n° 6 de Front unique, en juillet 1958.

UN ESPOIR ?

Les mois qui vont suivre nous permettront de mesurer l’importance de la réunion interprofessionnelle qui s’est tenue le 22 juin à la Bourse du travail. Sa convocation avait été décidée quelques mois plus tôt au cours d’une réunion d’ouvriers métallurgistes de la région parisienne qui estimaient nécessaire de travailler à un regroupement ouvrier, en dehors des syndicats dont l’inefficacité devient de jour en jour plus évidente.

Cette assemblée interprofessionnelle groupait des travailleurs venus non seulement de la région parisienne mais aussi de divers points de la France, les uns – la majorité – encore attachés au syndicalisme, les autres convaincus que le moment était venu de rendre à la classe ouvrière la direction immédiate de ses luttes en favorisant l’éclosion de comités démocratiquement élus par l’ensemble des travailleurs de l’entreprise. Trois tendances sont apparues au cours des débats : le syndicalisme révolutionnaire d’orientation anarchiste, représentée par les charpentiers en fer, le Mouvement syndical uni et démocratique (MSUD), que défendait Guilloré du Syndicat des instituteurs, et la tendance des comités d’usine représentée par les ouvriers des usines Renault.

L’assemblée, en dépit des divergences de ses membres, a obtenu un résultat : une commission a été désignée qui a été chargée de préparer une résolution laissant le champ libre aux diverses tendances. La tenue d’une prochaine assemblée en septembre a également été décidée. Elle aura pour mission de désigner les responsables d’un journal où les travailleurs pourront s’exprimer librement. Si ce programme est réellement appliqué, on aura assisté aux premiers essais du mouvement ouvrier de ce pays pour secouer le joug des appareils syndicaux, en dépit de la pression qu’ils ne manqueront pas d’exercer sur ce nouveau groupement.

Benjamin Péret.

Moins péremptoire, moins essentiellement critique que les billets du Libertaire six ans plus tôt, « Un espoir ? » coïncide avec un moment crucial de l’histoire du mouvement ouvrier hexagonal : deux mois après le retour au pouvoir de De Gaulle dans le fourgon des excités d’Alger et des comploteurs parisiens, avec une opposition « républicaine » réduite à quelques déclarations pleurnichardes et à la devenue rituelle déambulation entre Nation et République, laquelle tenait beaucoup plus de l’enterrement assez balourd que de la mobilisation citoyenne.

Sans nul doute, dans ce nouveau billet, Benjamin demeure fidèle à son orientation conseilliste, mais, différence notable avec l’analyse de 1952, il prend en compte aussi bien le syndicalisme révolutionnaire de tendance anarchiste que le Mouvement syndical uni et démocratique, certainement la tentative la plus originale et la plus prometteuse de cette période. Mais qu’était donc le MSUD ?

Né le 15 juin 1957 à l’initiative de Denis Forestier (secrétaire général du Syndicat national des instituteurs), Roger Lapeyre (secrétaire général de la Fédération CGT FO des travaux publics et des transports) et Aimé Pastre (secrétaire général du Syndicat national des personnels pénitenciers CGT), le MSUD avance l’objectif de la reconstruction d’un mouvement syndical uni, sur la base de trois préalables : indépendance, fonctionnement démocratique et droit de tendance.

D’essence laïque, construit sur les principes de la Charte d’Amiens, cet appel visait également et à bon droit à isoler la CFTC et son approche confessionnelle et confusionnelle de la lutte des classes. Au 1er juin 1958, dix-neuf organisations syndicales, regroupant quelque 360 000 syndiqués, étaient partie prenante de cette entreprise de rénovation, pour laquelle la Fédération de l’Éducation nationale aura certes fourni le plus fort contingent de militants, mais, à leur échelle, la minorité révolutionnaire de Force ouvrière et… le Syndicat des correcteurs (CGT) ne furent pas en reste.

Précisons que les appareils, tant FO que CGT, surent voir venir et n’attendirent pas le boulet pour vigoureusement s’opposer à cette remise en cause de leur pouvoir et de leurs mœurs syndicaux.

L’éclaircie n’aura duré qu’une petite décennie, hors que cette tentative transversale de court-circuiter les carences, les blocages et parfois les mauvaises manières des organisations traditionnelles aura fait souffler comme une brise d’espoir peut-être et de fragile salubrité.

Mais entre-temps Benjamin nous aura quittés. Ce qui n’interdit pas de tenter une explication de ce regain d’intérêt qui fut le sien pour la pratique syndicale et l’effort de quelques-uns pour la sortir de ses ornières.

Retour amont pour expliquer ce qui va suivre. Le 12 décembre 1952, Péret écrit à Eugenio Granell, à l’époque en exil à Porto Rico : « Autre chose : quelques camarades politiques sont retournés en Espagne afin d’y créer à nouveau un mouvement révolutionnaire, en partant de la critique de la révolution espagnole et du rôle que les organisations ouvrières y ont joué. »

Le 10 mai 1953, dans une lettre à Mireya Cueto : « Nos camarades ont été arrêtés le 10 décembre à Madrid et à Barcelone… » En février 1954, dans une lettre à Sophie Moën : « Je reçois à l’instant le résultat du procès de Madrid : Munis, 10 ans, Jaime (Fernandez), 8 ans, Maria Laguna, 4 ans, Angel Caballero, 3 ans, Jésus Lopez, 3 ans, Ignacio Leira, Ernesto Tojo, Pedro et Cholo, 1 an. »

Encore aujourd’hui je continue de me demander comment un donneur de leçons ès marxisme chimiquement pur aussi intraitable que Grandizo Munis a pu en arriver à s’imaginer qu’il lui suffisait de regagner l’Espagne – en 1952 ! – avec quelques amis pour s’y atteler à la création d’un mouvement révolutionnaire. On croit rêver. Quel irréalisme politique ! Quelle méconnaissance du terrain ! Quelle vision faussée de l’époque et de la nature des régimes ! Puisque, dans le même temps, il n’aura jamais cessé de se déguiser en clandestin, que ce soit en France ou en Italie. Las ! Jouer au fantôme de Lénine au café de l’Odéon ne tirait pas à conséquence. À Madrid ou à Barcelone, nettement plus.

En tout cas, voilà comment et pourquoi Benjamin aura pu alors déclarer qu’il était un militant isolé, ce qui n’avait guère lieu de le satisfaire, car, depuis le milieu des années 20, la participation au combat politique – au sens le plus large et rebelle du terme – est devenue pour lui un des éléments forts et sans doute nécessaires de la place de l’homme libre dans la cité.

Séparé qu’il est de la IVe Internationale depuis 1948, ce sera avec le groupe Lambert (produit d’une nouvelle scission de la IVe en 1952) que certains liens finiront par se nouer aux alentours de 1956, nonobstant quelques divergences majeures, à propos, par exemple, de la nature de l’URSS. Mais ce que je retiendrai ici du court billet de Front unique c’est, nouveau chez lui, la sorte d’intérêt pour ce qui se passe du côté des syndicats, dont nous avons entr’aperçu le peu d’enthousiasme qu’ils lui inspirent.
Or, la défense tous azimuts des syndicats – et leur utilisation – aura toujours été le leitmotiv et assurément le point fort (le seul probablement) de l’activité politique de Pierre Lambert, qui, en ce même mois de juin 1958, dans le n° 506 de La Vérité, écrivait : « Dans cette situation difficile, le pôle progressiste de cristallisation de la résistance ouvrière est représenté par le Mouvement syndical uni et démocratique, dont les militants viennent de célébrer le premier anniversaire sur la tombe de Griffuelhes, le rédacteur de la Charte d’Amiens. »

Quelle part les rencontres (multiples en ces années-là) entre les deux hommes –rapprochés de surcroît par le peu de cas qu’ils faisaient l’un et l’autre de l’à vau-l’eau tiers-mondiste de la politique des Pablo, Frank, Mandel, Privas, et autres adeptes de l’entrisme sui generis… dans les organisations staliniennes ! – auront pu avoir sur cette modification du regard que porte Benjamin sur l’action syndicale ? Malaisé à quantifier, hormis le fait qu’il a tout de même pris la peine d’en écrire.

III. Au rendez-vous des « coquillards »

En 1952, tout à sa démonstration de la nature réformiste – et tant qu’à faire intégrée – des syndicats ouvriers, Benjamin Péret aura, à mon avis, par trop négligé l’impact et l’influence des interventions du syndicalisme révolutionnaire. En dehors de quelques allusions, aucune prise en compte positive des initiatives et de la place de ces minorités dans la lutte des classes. Et pourtant, il suffit de s’écarter du discours officiel et convenu des appareils, et de ceux qui les croient sur parole, pour découvrir – limitons-nous aux quatorze années de l’après-guerre que Benjamin eut à connaître – qu’aussi bien la grève Renault de 1947 que celle des PTT d’août 1953 et celle de Nantes de 1955 furent pour beaucoup les résultantes de l’activité et de l’impulsion des militants de ces avant-gardes.

J’ai parfois pensé – est-ce que je me trompe ? – que cette discrétion de la part de notre ultra-gauchiste tenait essentiellement à cette évidence que, même pour lui, il était difficile d’accréditer l’idée d’organisations parfaitement intégrées à l’appareil de domination du système capitaliste et néanmoins susceptibles d’accepter – bien ou mal – la présence en leur sein de fractions syndicales ou de syndicats défendant haut et fort la tradition du syndicalisme révolutionnaire. La nuance. La nuance.

Toujours est-il que, souhaitant voir se refermer la boucle de mes investigations, il me faut à présent, un peu en manière d’épilogue, dire quelques mots du camarade syndiqué. Quitter donc les méandres, les aléas, voire les contradictions de la théorie et rejoindre le vécu et d’abord le cadre de la pratique.

Benjamin Péret aura appartenu à deux syndicats au cours de sa vie professionnelle : d’une part, à l’Union des travailleurs du livre (Uniào dos Trabalhadores Graficos, UTG), à Rio de Janeiro, lors de son premier séjour au Brésil, en qualité déjà de correcteur, en portugais s’il vous plaît, ce qui n’est pas forcément banal ; et, d’autre part, au Syndicat des correcteurs et teneurs de copie, 21e section de la Fédération française des travailleurs du livre, à partir du 20 mars 1932, soit environ deux mois après son retour forcé à Paris, à la suite de son expulsion du Brésil, sur décret de Getulio Vargas (10 décembre 1931).

Que pouvait bien être cette organisation qui s’apprêtait à accueillir ce quasi-pestiféré dont, par ailleurs, la « carrière » de journaliste, que ce soit dans la presse bourgeoise ou à L’Humanité, avait assez vite tourné court ?

« La légion étrangère des intellectuels » répondait Mac Orlan, qui avait tâté de la virgule et de l’accent grave lors de sa période rouennaise. Faut pas croire pour autant que cela signifiait que tout membre de cette confrérie se devait d’avoir tué père et mère ou plus ou moins violé le Petit Chaperon rouge. Nenni.

Mais enfin se trouvèrent « récupérés » là, d’une époque l’autre et souvent selon les soubresauts et les goulets d’étranglement de l’histoire, quelques poignées de réfractaires à la règle du jeu mise au point par la plupart des « assis » de toute obédience. Insoumis, marginaux, libertaires, trotskistes divers, crosse-en-l’air et cruciverbistes, rebelles au long cours et objecteurs à tous crins, végétariens et végétaliens, non-violents et passe-volants, libres penseurs et anarchistes (qu’ils se réclament de Stirner ou de Malatesta, de Jean Grave ou d’Émile Armand, de Proudhon ou de Kropotkine, de Bakounine ou de Netchaïev) auront tout naturellement fait de cet espace syndical à la fois une zone de tolérance (ne poussèrent-ils pas la contrariété jusqu’à accueillir un lot certes limité de staliniens tant version russe que version chinoise), et une sorte de réceptacle de toutes les véhémences et de bien des combats, mais aussi des fiascos et des culs-de-sac d’un siècle plutôt riche en heures de folies furieuses et dérives meurtrières.

Faut pas croire néanmoins que l’ensemble des virguleux de cette corporation revenaient tous de Sibérie ou se préparaient à sauter dans le train à destination de Barcelone. Nenni. Nenni.

Le correcteur lambda ça existe, le tout-venant pêcheur de coquilles et traqueur de « bourdons » et autres « doublons » également, et la majorité d’iceux possèdent les signes particuliers de Monsieur Tout-le-monde, encore que leur appartenance à un syndicat qui, détenant le monopole de l’embauche dans la presse, assume ipso facto compétence et prérogative de bureau de placement, leur aura permis de bénéficier de salaires et de temps de travail nettement plus avantageux que la moyenne hexagonale des damnés de la terre.

Mais ce n’est point ici le lieu ni l’occasion de faire l’historique de cette libre association de « coquillards », qui aura compté dans ses rangs, de Rirette Maîtrejean (l’acquittée du procès de la bande à Bonnot) à Maurice Heine (le pionnier s’il en fut des études sadiennes), de Jean Bernier à Marcel Body, de Libertad à May Picqueray et de Victor Méric à Georges Navel, en passant par Louis Lecoin, Daniel Guérin et Victor Serge, Alexandre Croix et René Lefeuvre, Pierre Rimbert et Nicolas Faucier, un collectif régulièrement renouvelé – jusqu’à une certaine date [5] – de suffisamment bons spécialistes de l’idiome vernaculaire pour qu’on feigne d’oublier que beaucoup furent aussi de fichues têtes de lard et d’assez réussis mauvais coucheurs.

En tout cas une chose me paraît sûre : Benjamin n’avait aucune chance de trouver ailleurs qu’en cette compagnie un tel pourcentage au mètre carré de mécréance et d’esprit non conforme au modèle standard. Surtout si j’ajoute, reprenant le fil de mon démêlage, que très certainement nulle part, à l’époque, le syndicalisme révolutionnaire ne fut mieux et plus rigoureusement représenté que par ce quarteron de correcteurs dont il arrive qu’on croise les noms dans telle histoire non falsifiée du mouvement ouvrier de la première moitié du XXe siècle. Ils s’appelaient Pierre Monatte, Alfred Rosmer, Ferdinand Charbit et Maurice Chambelland.

Les deux premiers cités furent de ces quelques-uns qui, ayant refusé la barbarie furieusement patriotarde de la Première Guerre mondiale, seront, l’année suivante, parmi les artisans de la conférence de Zimmerwald (du 5 au 9 septembre 1915), dont le Manifeste définissait la guerre comme « faillite de la civilisation, dépression économique, réaction politique » et dont, n’en déplaise à Marc Bloch, Trotski a pu écrire qu’elle avait sauvé l’honneur de l’Europe.

En 1922, nos quatre syndicalistes s’essaient au « bolchevisme » et tous ont alors leur place à L’Humanité, mais deux ans plus tard, la cohabitation avec les « héritiers » de Lénine (disparu le 21 janvier 1924) se révélera vite impossible.

La lettre de démission de Maurice Chambelland (1901-1966), datée du 24 septembre 1924, suffit à la fois à donner le ton et à annoncer les décades qui vont suivre :

Citoyen secrétaire,

Il faut plier ou partir dit l’extraordinaire résolution des secrétaires fédéraux parue dans L’Humanité de ce matin.

Comme je n’ai pas l’intention de plier, je pars.

Recevez, en conséquence, ma démission de membre de votre prétendu Parti communiste.

Salut communiste.

En janvier 1925, paraissait le premier numéro d’une nouvelle revue, dont nos quatre recalés du stalinisme naissant auront été parmi les principaux fondateurs et seront, des années durant, parmi les plus sûrs piliers. Elle s’appelait tout simplement La Révolution prolétarienne. Tout un programme et aussi tout un parcours, puisque, quarante ans ayant passé, il me sera donné de rencontrer Ferdinand Charbit, seul survivant du quatuor et toujours gérant de la RP. Il aura d’ailleurs souhaité que j’y collabore, mais déjà mes marques étaient prises à l’intérieur d’un autre champ d’action.

Le paradoxe de Péret – révolutionnaire permanent ainsi que j’ai pu l’écrire – tient en cela qu’ayant choisi de traiter des syndicats et de la révolution, son étude, sans parler de celle de Munis, passe quasiment sous silence les prises de position de ces minorités souvent très agissantes et dont, chaque jour, il pouvait être amené à croiser des représentants.

Paradoxe qui aura fait école puisque Jehan Mayoux, dans sa préface à la réédition de 1968, dresse lui aussi un réquisitoire unilatéral contre un ensemble de syndicats plus ou moins ballottés et mal intentionnés lors des événements de mai 1968.

C’est là une façon de voir. Mais par trop abrupte et sans tellement de curiosité ni la précaution de refuser l’idée apriorique et facilement à court de sens.

A fortiori si l’on sait – mais combien somme-nous ? – que l’étincelle qui devait mettre le feu aux poudres soixante-huitardes s’étant produite le vendredi 3 mai vers 16 h, dès le lundi 6 mai, en fin de journée, le Syndicat des correcteurs sera le premier syndicat de la Fédération du livre et le premier syndicat du monde du travail à assurer de sa totale solidarité les étudiants en lutte.

Je rétablis ce fait – largement occulté – moins pour sa portée symbolique que pour sa tonicité révélatrice d’une certaine manière à la fois idéologique et par omission de tirer sur le pianiste sans toujours suffisamment se méfier du ricochet des balles perdues ni véritablement connaître la musique.

La fiche signalétique de Benjamin correcteur laisserait à désirer si, m’apprêtant à conclure, je ne disais pas quelques mots des deux militants (et responsables) syndicaux qui furent, ainsi que le voulait déjà l’usage, ses répondants (ses parrains) lors de sa cooptation en 1932.

Le plus connu, Alzir Hella, avait fréquenté le groupe de L’Anarchie (Libertad-Kibaltchiche) et s’en était fait le propagandiste lorsque, alors jeune typographe, ce fut en Allemagne et en Europe centrale qu’il effectua son « tour de France »… ce qui le prédisposerait à mener, parallèlement à son gagne-pain de correcteur, une remarquable activité de traducteur : Hoffmann (Les Élixirs du diable), Keyserling (Analyse spectrale de l’Europe), L. Andréas (La Foire d’amour), E. Varga (La Dictature du prolétariat, problèmes économiques), E. M. Remarque (À l’Ouest rien de nouveau) et Stefan Zweig, dont il devint l’ami et traduisit plus d’une vingtaine d’ouvrages. Quant à Cagès Conil, venu d’Irlande et secrétaire du syndicat alors que notre poète y débutait une carrière d’une très relative assiduité, il devait brutalement quitter la scène, le 5 septembre 1934, assassiné par des malfrats. Mais ce serait là une tout autre histoire.

Guy PRÉVAN
Trois cerises et une sardine, n° 18, mars 2006

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