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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Péret, liberté couleur d’homme
Article mis en ligne le 21 novembre 2016

par F.G.

■ Barthélémy SCHWARTZ
BENJAMIN PÉRET, L’ASTRE NOIR DU SURRÉALISME
Paris, Libertalia, 2016, 336 p. + 32 p. d’illustrations hors texte.

La trajectoire de quelques surréalistes historiques le prouve assez : la littérature est bien, comme le nota Breton, l’ « un des plus tristes chemins qui mènent à tout », et d’abord au reniement des intentions premières. A contrario, celle, nettement anti-littéraire, qu’emprunta Benjamin Péret, son ami de toujours, ne le conduisit, pour son honneur et sans rien y gagner, qu’à maintenir infiniment vivante la flamme initiale du surréalisme. S’il est des héritages qu’il est préférable de liquider, celui que nous laissa l’intransigeant auteur de Je ne mange pas de ce pain-là constitue sans doute l’une des preuves les plus vivantes que la liberté peut avoir couleur d’homme. Péret n’eut d’attaches que celles qu’il se donna volontairement dans des sphères séparées où sa « frénésie de l’ombre » (Péret) trouva à s’employer sans mesure.

Astre noir et encre violette…

Le livre de Barthélémy Schwartz s’attache à évoquer la parabole très atypique de cet « astre noir » du surréalisme. « Astre noir », nous dit-il, parce que sa colère de vivre, essentielle composante de son être, ne pouvait, à terme, que contrarier le désir de reconnaissance culturelle dont était porteur le mouvement surréaliste. Autrement dit, sa force de dynamitage, son irrespect, son goût de l’outrance, son attirance même pour la marginalité devaient, par force, l’éloigner du « centre » de la galaxie surréaliste, situation que, par ailleurs, il ne convoita jamais malgré la très vive amitié que lui témoignait Breton, son grand magnétiseur. Au vrai, « astre noir » ou pas, Péret l’extrémiste avait peu d’appétence pour les rituels et quelque don pour alterner les solitudes et les fraternités. En fait, il était d’ailleurs, et on peut admettre qu’il s’y trouvait toujours mieux.

Il est possible, comme l’avance l’auteur de ce livre, qu’une certaine « insolence de classe » (p. 17) à fonction contrariante se soit manifestée, chez lui, dès le début, et avec quelques conséquences négatives (pour lui), vis-à-vis des bien-nés du dadaïsme et futurs surréalistes qu’il fréquenta à son arrivée à Paris. Dans le lot et en retour, quelques-uns d’entre eux le tinrent, en effet, à l’écart. Comme une pièce rapportée qui dérange le bel ordonnancement des convenances admises. Pas sûr, cela dit, que l’appartenance « de classe » y fût pour quelque chose. La différence venait plus probablement d’ailleurs : d’un ton volontairement abrupt, d’une violence rarement contenue, d’un refus du compromis, d’un maximalisme assumé. Benjamin avait l’insolence à fleur de peau, le caractère difficile et le goût de l’invective. Et depuis toujours.

Né à Rezé, près de Nantes, le 4 juillet 1899, d’un père petit fonctionnaire, qui mourut jeune, et d’une mère issue de la haute bourgeoisie, que les siens répudièrent pour mésalliance et qui finit bigote et vendeuse de magasin, le jeune Benjamin manifesta très tôt un goût prononcé pour les espiègleries. Porté par le vent d’Ouest de ses premières révoltes, il conchia la famille – qui finit elle-même par le rayer de son existence –, voua, pour des raisons qui demeurent inconnues, une haine inextinguible aux curés. Aux militaires aussi, mais là on comprend mieux : sa mère l’avait placé comme enfant de troupe. Dada fut sa planche de salut et le surréalisme sa délivrance. Au sens propre, c’est-à-dire en vivant cette double aventure comme une véritable expérience de libération. Intensément et sans limites.

Le reste, c’est l’histoire commune des origines du surréalisme des premiers temps. L’écriture automatique, d’abord, que Péret fut probablement le seul de la bande à prendre au sérieux et à pratiquer avec constance et naturel. Sur ce point, essentiel, Barthélémy Schwartz apporte des précisions, des témoignages aussi qui tous s’emploient à décrire l’urgence qu’éprouvait Péret quand jaillissait l’image et qu’il s’agissait, pour lui, de la transcrire très vite et sans rature de sa fine écriture à l’encre violette. Pour l’auteur de Je sublime, note Schwartz, l’automatisme relevait surtout « d’un moyen de désinhiber sa pensée et de contourner les contraintes sociales qui interdisaient l’appropriation libre, et par tous, des ressources inexplorées du langage » (p. 37). Ce mode, il ne s’en déprendra jamais ; il en fera même sa marque poétique, une marque qui ne retint pas toujours l’attention en son temps, mais qui fait révélation, pour qui s’y plonge aujourd’hui, d’une poésie à nulle autre pareille par ses rapprochements étranges, son bestiaire, son mélange de mots à visa et de mots sans-papier, sa jubilante prédisposition au paroxysme expressif, sa totale liberté. Si « toute poésie est poésie parce qu’elle échappe à l’explication » (Michel Carrouges), celle de Péret – dont Barthélémy Schwartz a raison de recommander sa lecture à haute voix et « en prenant un ton narquois et insolent » (p. 64) – se dérobe à toute comparaison. Elle buissonne dans les charbons ardents des premiers jours qu’aucune prise d’âge ne transforme en cendres. C’est son miracle. La « petite anthologie » réunie en fin d’ouvrage (pp. 255-313) en fait preuve, et sacrément concluante.

Dévorante politique…

Breton s’inquiétait, en 1942, alors qu’il était à New York et Péret à Mexico, du temps, bien trop important à ses yeux, que son ami Benjamin consacrait – en militant révolutionnaire, de surcroît – à la dévorante politique. Pour Breton, la cause était entendue depuis longtemps : il n’y avait à attendre d’elle que « déception » et « arbitraire » [1]. Pour Péret, en revanche, la politique ne pouvait « laisser qui que ce soit d’entre nous indifférent » [2]. Cette question de l’implication politique de Péret occupe une part d’autant plus importante de ce livre [3] que, comme le note opportunément Barthélémy Schwartz, « pour Péret, l’objet à abattre, c’était le cœur même de la société existante, l’exploitation par le travail et les idéologies qui déguisent le malheur en bien-être, empêchant l’appropriation par tous de la vraie vie » (p. 38).

Communiste avant les autres (début 1926), Péret était sur le point de quitter le parti quand ses amis surréalistes, certains d’entre eux du moins – dont Breton – décidèrent d’y entrer, un an plus tard. À cette date, il avait déjà fait le tour de la question et s’apprêtait à aborder d’autres rivages, ceux de l’Opposition de gauche (trotskiste) pour être précis, mais déjà sur une base critique. Au fond, le « mousquetaire Péret » (Victor Castre) était surtout marxiste, ce qu’il demeura sa vie durant, mais pas commodément homme de parti.

Tout est dit ou presque, désormais, sur les rapports étranges que les membres du groupe surréaliste qui adhérèrent au parti en 1927 prétendirent établir avec les communistes [4]. Ils étaient bien fondés, comme le souligne Barthélémy Schwartz, sur l’idée, évidemment improductive, d’une séparation « des domaines respectifs de compétences (aux surréalistes les choix culturels, aux “révolutionnaires professionnels” les choix politiques » (p. 111), la ligne générale en somme. Cette aspiration à une telle séparation des tâches fondant une possible complémentarité ne pouvait, évidemment, se solder que par une course à l’échec que l’inévitable échec confirma dans les grandes largeurs. Devenu, dès lors, l’avant-garde de leurs propres illusions, les surréalistes anciennement ralliés s’en retournèrent à leur domaine de prédilection, celui des choses de l’esprit où les voyants sont censés voir ce que le commun ne peut qu’ignorer. Changer la vie (leur vie) se révélait plus facile que transformer le monde, surtout d’un même mouvement.

« C’est ici qu’apparaît, en creux, indique Barthélémy Schwartz, l’originalité de Benjamin Péret au sein du surréalisme » (p. 115) : son aptitude à « dépass[er] la problématique surréaliste de la spécialisation intellectuels/militants […] en devenant lui-même doublement spécialiste, à la fois de l’expression poétique et de la révolution sociale » (p. 119). La manière de le dire n’est pas forcément la plus heureuse, mais elle vise juste. Péret, comme militant, ne fit jamais valoir sa qualité de surréaliste et, par un juste retour des choses, n’accepta jamais, comme surréaliste, l’idée de poésie militante. C’eût été, dans les deux cas, pour lui, incongru et déshonorant. Il vécut donc, séparément et avec la même intensité, ses « vies parallèles », complémentaires ou discordantes, de poète et de militant politique.

Cette méthode du « décalage » n’est pas propre, cela dit, comme le rappelle Barthélémy Schwartz, à ces deux domaines d’activités. Elle participe, chez Péret, d’une prédisposition générale à cloisonner sa vie, à apparaître ou à disparaître au gré de ses passions d’un instant, amoureuses le plus souvent. C’est ainsi, par exemple, que son départ pour le Brésil, en 1929, avec la cantatrice Elsie Houston – qu’il venait d’épouser – ne fut pas claironné. Il voulait la suivre et l’aurait suivie au bout du monde. Sans comptes à rendre ni permissions à demander. Il n’y a rien, chez lui, du dilettante, du picoreur : quand il s’engage, en poésie, en politique, en amour, c’est toujours pour de vrai, à fond, sans mollesse. Même si son être profond doit en pâtir. Car rien ne saurait attendre de ce qui presse. Et tout presse pour Péret, surtout quand la révolution s’en mêle.

Dans le labyrinthe espagnol

Le 2 août 1936, Benjamin arrive dans Barcelone insurgée avec une délégation du Parti ouvrier internationaliste (POI) et du Bureau du mouvement pour la IVe Internationale. Il y est accompagné de Jean Rous et de Pierre Sabas. Ses amis surréalistes, en revanche, n’ont pas été prévenus de sa décision. Il a juste confié, par lettre, à Breton qu’il souhaitait « participer à la musique » [5]. Dans son cas, la démarche ne relève pas du tourisme révolutionnaire : il rejoint l’Espagne avec le désir de prendre part, d’être de la fête, d’en découdre et, éventuellement, d’y mourir « dans l’air glaçant qui s’avance en parade » [6]. Dans une lettre du 11 août à son amie Marcelle Ferry, sa conviction est faite : « Je vais rester ici jusqu’au bout. » Un bout impossible à prévoir.

Barthélémy Schwartz décrit sans emphase cet instant éphémère où, dans l’effondrement d’un monde, s’inaugure un nouvel espace-temps de l’espérance et de l’imaginaire. Cette sobriété déroutera sûrement certains lecteurs que l’Espagne en révolution porte naturellement au lyrisme. Elle tient, d’après nous, au fait qu’attaché à suivre les pas de Péret, surréaliste et trotskiste en terre d’Espagne, son biographe tente de restituer, au plus près de ses propres convictions (celles de l’auteur), le dédoublement qu’y éprouva son personnage. Car le décalage est ici majuscule entre le fait que Péret vit, en cette terre de promesse, ce que, comme poète surréaliste, il voulait voir – des églises incendiées, des curés fascisants passés par les armes, une ferveur révolutionnaire inégalée, tout ce qu’il aimait en somme – et ce que, comme militant trotskiste, il ne voulait pas voir, à savoir que les partisans de Trotski n’avaient, en Espagne, d’existence qu’infinitésimale, y compris au sein du Parti ouvrier d’unification marxiste (POUM) auquel il avait naturellement adhéré. Dans cette permanente dualité entre la naturelle sympathie que Péret ressentit pour une révolution sociale en marche – même de façon bancale – et ses incessantes critiques ou considérations sectaires de « bolchevik-léniniste », on ressent un écart pour le coup intriguant, réellement dérangeant et qui brouille l’image d’un personnage dont il faut bien admettre, contre Barthélémy Schwartz, que les qualités d’intransigeance qu’il manifesta, comme poète surréaliste, se muèrent, pour ce qu’il en est du labyrinthe espagnol, en surréel aveuglement.

C’est notamment le cas quand, écrivant à Breton le 5 septembre 1936, Péret estime, alors qu’il lui suffit d’ouvrir la fenêtre pour que se dissipent ses illusions, que « le rapport entre eux [les anarchistes] et nous [le POUM en Catalogne] est de 3 à 1, ce qui n’est pas excessif et dans les circonstances actuelles peut facilement changer ». Ou encore quand, dans la même missive, il assure, alors que la contre-offensive restauratrice était déjà en marche, que les staliniens n’auront jamais le pouvoir de « saboter la révolution ». On pourrait encore pointer, à titre d’exemple, son incapacité à saisir en quoi cette « pagaille anarchiste » qui le choqua tant, contribua, pour beaucoup, à faire sauter, du jour au lendemain, presque tous les verrous de l’oppression. Et s’étonner, en parallèle, qu’il n’accordât pas la moindre importance à ce qu’il fallait d’abord voir : le grand mouvement de collectivisation et de gestion directe des terres et des usines qui naquit précisément de cette « pagaille ». Drôle d’aveuglement, vraiment, sur lequel Barthélémy Schwartz demeure étrangement peu loquace. Comme si son évidente sympathie pour Benjamin le privait de tout jugement critique sur les difficultés du très bolchevik Péret à saisir, malgré son appartenance au POUM, la singularité même de la révolution espagnole, à savoir son inscription dans un imaginaire totalement étranger au marxisme-léninisme. Pour le coup, on préférera toujours la manière d’Orwell, celle d’un homme qui apprit de l’événement et dont l’événement modifia le cadre de pensée, à celle d’un Péret qui partit d’Espagne comme il y était venu, avec ses mêmes convictions inentamées de trotskiste orthodoxe.

Il faudra, en effet, du temps pour que s’insinuent, chez Péret, les premiers doutes et plus encore pour que « l’astre noir du surréalisme » évolue, au côté de son camarade Grandizo Munis [7], figure du trotskisme ibéro-mexicain, vers des positions maximalistes « ultra-gauche », mais toujours léninistes. Ce qui, par ailleurs, ne changera rien à son rapport toujours distant à l’anarchisme dont la révolution espagnole, écrira-t-il en 1956, avait signé la « faillite » [8]. Étrange distance, au demeurant, quand on sait que Péret s’engagea, en novembre 1936, dans le bataillon Nestor-Makhno de la colonne Durruti, qui fut, comme nombre de structures syndicales de la Confédération nationale du travail (CNT) d’alors, de sûrs refuges pour les quelques trotskistes et les plus nombreux marxistes révolutionnaires du POUM pourchassés par la contre-révolution.

Pour Péret, le bout de l’aventure précéda de peu les événements de mai 37 et le triomphe de l’ordre nouveau stalino-républicain. Juste avant, il était rentré en France, avec Remedios Varo, peintre surréaliste proche des anarchistes, qu’il épousa lors de son futur exil mexicain.

Les mondes d’avant contre la « société barbare »

Péret ne fut pas un voyageur par goût des lointains, mais par nécessité. Du genre plutôt casanier, ce qui le poussait vers l’ailleurs avait toujours à voir avec l’impondérable : l’amour, la révolution ou l’urgence de sauver sa peau. Mais, quand on est curieux, le voyage a toujours cette vertu d’ouvrir l’esprit. Comme l’indique Barthélémy Schwartz, la découverte de la négritude au Brésil – où il séjourna de 1929 à 1931, puis retourna en 1955 – provoqua, chez lui, un authentique « choc poétique » (p. 96), une commotion de l’entendement – une « révélation » d’un inattendu, dit Péret. Dès lors, il s’intéressa de près, en poète ethnologue, aux religions africaines du Brésil et, plus particulièrement, aux curieux phénomènes de transe que le candomblé et la macumba étaient capables de susciter chez leurs adeptes. On pourrait s’étonner qu’un athée si radical que Péret ait pu se passionner à ce point pour ces étranges cérémonies auxquelles il fut, à son époque, l’un des rares Blancs d’Europe à pouvoir assister. Mais ce serait ignorer, d’une part, que les surréalistes s’adonnèrent eux-mêmes, avec une belle ardeur, un moment du moins, à des séances de sommeil hypnotique et, de l’autre, que ce qui, pour un rationaliste bas de plafond, ne pouvait s’apparenter qu’à une forme d’ignorance primitive, relevait, pour Péret, d’une manifestation clairement surréaliste d’un sauvage refus des codes de la modernité civilisationnelle.

Si ce point est important, et qu’il est traité avec la considération qu’il mérite par Barthélémy Schwartz, c’est que ce qui aurait pu n’être, chez Péret, qu’une inclinaison à l’exotisme, déclencha, au contraire, chez lui, un véritable intérêt, culturel et politique, pour les univers imaginaires des mondes d’avant, mais aussi une réflexion critique sur la supériorité supposée de l’homme moderne de la « société barbare ». Et de même qu’il le fit au Brésil pour la négritude, le Mexique – où il vécut de 1942 à 1948 – lui offrit l’occasion de réactiver, en l’approfondissant, l’attirance surréaliste d’Artaud et de Breton pour l’indianité. Il le fit avec une telle constance qu’il devint, sans doute, comme l’admit son ami Octavio Paz, l’un des plus subtils connaisseurs des mythes et légendes du Mexique d’avant la conquête espagnole, et en tira la matière d’un livre passionnant – Anthologie des mythes, légendes et contes populaires d’Amérique –, qui fut publié à titre posthume (Albin Michel, 1960) et fait encore aujourd’hui référence.

Très intimement liée à son propre goût pour le « merveilleux » surréaliste, l’attirance qu’éprouva Péret pour les cultures anciennes se situait, en outre, dans une perspective anti-progressiste renouant, comme le pointe Barthélémy Schwartz, avec la tradition du romantisme révolutionnaire anti-capitaliste. Pour lui, écrit-il, « il s’agissait de comprendre ce qu’il y avait de toujours vivant dans les sociétés primitives et en quoi les théories projetant une future société sans classes, sans exploitation, sans surtravail, sans État, sans marchandises et sans propriété privée, pourraient se ressourcer dans les expériences presque oubliées des sociétés anciennes » (p. 195). Avec le temps, cette facette de l’œuvre de Péret a sûrement gagné en pertinence tant le monde s’est barbarisé, en un demi-siècle, et tant semble obstruée, désormais, toute perspective réellement émancipatrice d’en changer les bases. On pourrait regretter que le positionnement matriciellement marxiste de Péret l’ait sans doute empêché d’imaginer que cette « société barbare » – décrite, par ses soins et en son temps, comme « tarifant le soleil et la mer » et réduisant le langage « à la langue dégénérée du “doit” et de “l’avoir” » [9] – poursuivrait sa course folle jusqu’à l’éradication pure et simple de toute humanité simplement décente. Personne n’est fondé, cela dit, à lui reprocher de ne pas avoir eu la perspicacité désespérée – et désespérante – d’un Günther Anders, et ce d’autant que son approche poético-utopique se situait aux antipodes du constat définitivement cauchemardesque de l’obsolescence de l’homme.

À travers son intérêt jamais démenti pour les mondes d’avant, on peut imaginer que Péret chercha à trouver ce « point de convergence » qu’Octavio Paz désigne comme la poésie même, celle qui « affirme qu’entre le passé fourmillant et le futur dépeuplé, la poésie est le présent » [10]. Cette poésie, qui chez Péret s’accorde finalement assez bien à cette tradition orale des Indiens de la forêt amazonienne qu’il percevait comme « chrysalide d’où peut sortir, après un certain nombre de générations, le papillon de la légende » [11]. Ou la légende du papillon, son battement d’ailes et le reste : l’hypothèse révolution à jamais renouvelée comme mémoire d’une prophétie toujours à réinventer.

Benjamin ou la vie même

Du temps que les surréalistes entraient au Panthéon de la subversion admise ou/et se laissaient prendre dans les filets de la reconnaissance littéraire, Péret errait, comme âme solidairement mélancolique et fraternelle, dans le Paris des années 1950, guettant, ici, l’évidence de l’instant vécu et, là, le merveilleux d’une ville d’avant sa destruction marchande. À Paris comme ailleurs dans la dèche, il composait, puis jetait au vent de ses impulsions, des plaquettes de poésie aux titres énigmatiques ou sulfureux. Sans autre désir que de se laisser porter par le courant intérieur de ses réminiscences ou de ses révoltes. Avec quelque aptitude, il faut le reconnaître, pour le refus de parvenir. Quand les dettes s’accumulaient, le poète s’adressait au Syndicat des correcteurs, où il avait été admis en 1932, pour qu’il lui fournisse quelques « services » [12]. À la nuit tombée, il complotait, en « militant isolé » (Guy Prévan), avec quelques irréductibles en mal d’aurore convaincus d’œuvrer pour la révolution mondiale.

Telle fut la dernière ligne oblique de cet incandescent du surréalisme, marginal par vocation et fidèle par conviction. Fidèle à son éveilleur, André Breton ; à l’énergie perdue des anciennes insurrections ; à l’Amour Sublime ; à son propre imaginaire ; à l’idée qu’il se faisait de la vie même ; aux Indiens du Mexique, dont il traduisit, en 1955, pour Denoël, Le Livre de Chilam Balam, de Chumayel, texte sacré des Mayas du Yucatan. Marginal et fidèle, telle fut, en somme, sa manière d’être sans trêve, mais séparément, surréaliste et militant révolutionnaire. Jusqu’à son dernier souffle, le 24 septembre 1959, et sans avoir jamais goûté au pain des reniements.

Freddy GOMEZ

Addenda.– En avril 1993, l’Association des amis de Benjamin Péret [13] organisa, au Centre Pompidou, une soirée « Pour Benjamin Péret ». Cette manifestation fut physiquement empêchée par un groupe de perturbateurs incapables de voir autre chose dans cet acte d’amitié et d’hommage au poète qu’une forme de récupération institutionnelle. Au lendemain de l’incident, les « Amis de Péret » publièrent une mise au point qui, par les échos qu’elle éveille aujourd’hui sur d’autres terrains, mérite d’être rappelée : « En dépit du terrorisme infantile d’une corvée d’intégristes post-surréalistes auquel le fondamentalisme liberticide tient lieu de raison de vivre, la liberté et la poésie, exemplairement incarnées par Péret, continueront à défier ceux qui, de droite comme de gauche, s’entremettent dans les coulisses pour les bâillonner. »

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