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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Internet : de l’utopie à la dystopie
Article mis en ligne le 11 mars 2024

par F.G.


■ Félix TRÉGUER
CONTRE-HISTOIRE D’INTERNET
Du XVe siècle à nos jours

Agone, « Éléments », 2023.


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Arthur est un ami qui vient de l’enfance. Malgré les kilomètres et des chemins de vie divergents, nous ne nous sommes jamais perdus de vue. Nous avons écrit, lui principalement pour la jeunesse, moi pour partager mes fièvres politiques. Lors de la pandémie de Covid, nous avons fait comme beaucoup : partagé nos angoisses, émis des hypothèses sur ce que, collectivement, nous vivions, courbé l’échine sous la schlague sanitaire. Ainsi des vaccins auxquels nous nous sommes pliés malgré quelques réticences. Quelques temps après sa deuxième injection, la vie d’Arthur a brutalement basculé. Une myriade de symptômes a commencé à lui pourrir la vie. À la suite d’une errance médicale don-quichottesque, on lui a diagnostiqué deux maladies rares. Si certaines blouses blanches ont exclu tout rapport avec les vaccins, d’autres n’ont pas hésité à confirmer un possible lien de cause à effet. De quoi rendre fou. Depuis, l’ami ferraille pour être reconnu victime des vaccins à ARN – une lutte qui n’a rien de « complotiste » pour qui sait la médiocre politique de pharmacovigilance mise en place pour encadrer la campagne de vaccinations [1]. À ceci près que son terrain de bataille se situe essentiellement sur Internet et les réseaux dits « sociaux ». Arthur est persuadé d’avoir trouvé là le déversoir idéal de ses colères ; avec d’autres malades, il croit en une agrégation victimaire suffisamment forte pour obliger l’État à reconnaître ses manquements. Les yeux rivés sur Facebook, X (ex-Twitter) et autres machins du même acabit, il guette les clics, les « likes » et les reprises de ses billets d’humeur. Tandis que son état de santé se dégrade, il radicalise ses coups de gueule dans le grand foutoir numérique – quand ces derniers ne sont tout simplement pas caviardés par la censure algorithmique. Plusieurs fois, j’ai tenté de le mettre en garde : contrairement aux apparences, Internet n’est pas cet espace public où la liberté d’expression régnerait. Il n’est pas non plus ce forum neutre, cette antichambre démocratique à partir de laquelle des cerveaux avides de savoir gagneraient en esprit critique. Au fond, Internet est à l’image de ses usagers : tous les cons y trouveront leur connerie confortée ; quant aux autres, plus prudents et lucides, ils manieront la machine en évitant d’y foutre leurs affects, bien conscients de l’embuscade étatico-industrielle tapie derrière l’écran. Et si, d’un point de vue tactique, ces réseaux ont pu peser leur poids de stratégie lors de certaines récentes séquences insurrectionnelles (les révolutions arabes, les Gilets jaunes), preuve a été faite que, rapidement, la nasse numérique s’est retournée contre les révoltés. Bien entendu, Arthur m’a poliment écouté tout en continuant à faire ce qu’il avait à faire. C’est pourtant dans ces moments où tout s’emballe qu’il faut chercher à décélérer. Prendre le temps de comprendre les intérêts servis par la grande pétaudière numérique. À titre d’exemple, cette Contre-histoire d’Internet, qui est une somme incomparable pour bien comprendre de quoi Internet est le nom.

Tentaculaire télématique

Chercheur au CNRS, Félix Tréguer est l’un des membres fondateurs de La Quadrature du Net, « association dédiée à la défense des droits humains dans le contexte d’informatisation ». Un saut sur son site nous renseigne sur ses dernières publications : « Le règlement européen sur l’IA n’interdira pas la surveillance biométrique de masse » (19 janvier 2024) ; « Visa et Jeux olympiques : coup d’envoi pour les entreprises de surveillance » (26 janvier 2024) ; « La France créé un fichier des personnes trans » (30 janvier 2024). Remontant le fil du temps et des articles de La Quadrature du Net, notre mise en réseau apparaît pour ce que, fondamentalement, elle est, à savoir un flicage de masse. Soit le rêve inavoué de tout pouvoir politique, qu’il soit d’inspiration libérale ou despotique : anticiper et juguler les possibles humeurs rétives de son cheptel.

Avouons-le, ouvrant cette Contre-histoire d’Internet, on craignait la visée suivante : débarrassé de ses mouchards et vertueusement « socialisé », un autre Internet serait possible. Bien évidemment, comme souvent, nos préventions étaient à côté de la plaque car l’ambition de Tréguer, dans cette longue traversée historique qui va du XVe siècle (invention de l’imprimerie) à nos jours, est à la fois plus vaste et plus radicale. La citation gramscienne placée en exergue de son texte donne d’ailleurs le « la » : « Le point de départ de l’élaboration critique est la conscience de ce qui est réellement, c’est-à-dire un “connais-toi toi-même” en tant que produit du processus historique qui s’est déroulé jusqu’ici et qui a laissé en toi-même une infinité de traces, reçues sans bénéfice d’inventaire. C’est un tel inventaire qu’il faut faire pour commencer. » Convoquer la trame du « processus historique », soit la perspective du temps long, pour passer au tamis notre actuelle condition, la démarche mérite d’être soulignée tant elle entre en rupture avec les caquètements postmodernes où tout n’est que tabula rasa et présent hystérisé. Prenons le temps, simplement, de revisiter la fin du siècle passé : qui se souvient encore de l’ « utopie Internet » vendue comme « projet politique d’un réseau de communication vécu à distance des États et d’un capitalisme prédateur ; une technologie proprement révolutionnaire, allant dans le sens de l’émancipation » ? Qu’on se rappelle de la réclame technophile d’alors : les bibliothèques et les cultures du monde bientôt à portée de clics de souris, la connaissance universelle pour tous, accessible depuis son chez-soi douillet et connecté. Bientôt, tous des tronches farcies d’idées humanistes et progressistes ! Le Progrès avec un grand P (de mouche) nous souriait de toutes ses ratiches de pixels. Combien sommes-nous à être tombé dans le panneau ? À avoir gobé la promesse d’un monde en voie de pacification – le fameux « village global » – par la grâce d’une tentaculaire télématique ?

Un temps militant pour défendre « la légalité de certains modes d’action politique novateurs permis par ce réseau », Tréguer lui-même a cru à la fable. Avant d’avouer s’être fait beurrer les carreaux. « Or, si nous avons remporté quelques victoires, je crois que nous avons collectivement échoué, mais aussi parfois péché par orgueil et naïveté, bercés que nous étions par l’ “utopie Internet” », écrit-il dans l’introduction à sa Contre-histoire. Pointant l’effondrement des « libertés attachées à l’espace public » et de tout « horizon démocratique », mais aussi le « coût écologique colossal » de l’industrie numérique, l’essayiste pose la question tant redoutée : n’est-il pas « raisonnable de penser qu’il aurait été préférable que jamais l’ordinateur ne fut inventé » ?

De Gutenberg à Zuckerberg

Contre-histoire d’Internet est charpentée en quatre parties : Genèse (XVe-XXe siècle), Informatisation (1930-1980), Subversion (1980-2001) et Reféodalisation (1990-2020). Une espèce de boucle historique qui se déploie, se contorsionne et se contracte sur six siècles d’avancées techniques, soit pour le faire court : de Gutenberg à Zuckerberg – et l’expression « reféodalisation », qui enjambe nos trois dernières décennies, indique bien le tête-à-queue, incommensurablement inégalitaire et aliénant, dans lequel nous a fourrés la digitalisation du monde. « Dès son apparition, l’imprimerie typographique apparaît comme un instrument de contestation politique », explique Tréguer. Et de citer en exemple les 300 000 exemplaires des Thèses luthériennes vendues au début du XVIe siècle – plus fort donc que le dernier pensum houellebecquien écoulé à 182 000 unités ! Ce qui intéresse Félix Tréguer dans l’invention de l’imprimerie c’est l’espace public qu’elle génère, c’est-à-dire la multiplication de supports grâce auxquels, dorénavant, les idées vont pouvoir circuler, non plus uniquement du haut vers le bas mais de manière horizontale. Une révolution qui va obliger le Pouvoir (monarchiste, impérial ou libéral) à revoir ses modes de domination. Car qui dit espace public dit police de l’espace public, soit une des « technologies de pouvoir fondatrices de l’État moderne ». D’un côté, le Pouvoir va tenter d’occuper ledit espace public en multipliant les discours assurant sa propre légitimité ; de l’autre, il n’aura de cesse, au gré des rapports de forces liés aux poussées émancipatrices, de tester et de déployer les différents outils de censure dont il dispose pour maintenir l’ordre public. Citons, à titre d’exemple saisissant, les conseils de Bodin, juriste du XVIe siècle, qui, dans ses principes de « bon gouvernement », jetait déjà les bases d’une censure prédictive devant « permettre la connaissance des opinions, des tendances, afin de repérer la corruption des mœurs avant même toute infraction à la loi, de séparer les bons sujets des mauvais, de promouvoir les uns et d’écarter les autres ». Théorisée par Malesherbes lors de la conflagration de 1789, l’obsession d’un État en voie de modernisation libérale sera de quadriller l’espace public afin de rendre impossible l’advenue de toute démocratie directe. Pour cela, il va « s’assurer de la prééminence des institutions représentatives étatiques sur toute forme de représentation concurrente du peuple, maintenir la déférence symbolique des citoyens envers l’autorité et ses différentes émanations et conjurer tout risque d’une jonction entre l’espace public de l’imprimé et celui de la rue, entre le “dire” et le “faire” ». Revisitant les débats de la loi sur la liberté de la presse de 1881, Félix Tréguer rappelle comment le crime de lèse-majesté a survécu grâce à son « pendant révolutionnaire » de crime de lèse-nation. Il faudra attendre 2013 pour que le délit d’offense au chef de l’État soit supprimé.

Le XXe siècle est celui de toutes les accélérations : techniques, capitalistiques, politiques. Après le télégraphe, la radio, le téléphone et la télévision bousculent les champs de la représentation des communautés humaines. Les vieilles lubies humanistes cèdent définitivement sous le poids d’un « imaginaire rationaliste et mécaniste ». Citant les travaux d’Adorno et Horkheimer, Tréguer note que la connaissance devient une fin en soi, « et non plus un moyen au service de l’émancipation. Dès lors, la raison a pris pour modèle la science et se transforme en une “rationalité instrumentale” et amorale qui corrompt l’essence même de la technique. D’où une poussée inexorable vers le “monde totalement administré” par l’ordre bureaucratique ». C’est dans ce creuset fonctionnaliste et fondamentalement guerrier que va naître l’ordinateur. En 1943, dans les murs de la Moore School of Electrical Engineering de l’université de Pennsylvanie, des savants bossent sur un prototype de « supercalculateur électronique, numérique et programmable » censé améliorer le système de défense aérienne US. La gueule de la machine, ancêtre de nos bécanes connectées ? « 17 000 tubes à vide, 70 000 résistances et près de 6 000 commutateurs, le tout pour un poids de 30 tonnes et une surface au sol de 160 mètres carrés ! » Un Moloch technologique dont la grande prouesse mathématique sera de « résoudre les équations qui, en 1952, allaient aboutir à la mise au point de l’arme de destruction totale » : la bombe à hydrogène.

Radical CLODO

Mais l’histoire est capricieuse. Joujou grandi dans les mains du complexe militaro-industriel, l’ordinateur devient quelques années plus tard le fétiche libérateur de communautés hippies technophiles amerloques : « Les ordinateurs sont principalement utilisés contre le peuple, et non pour le peuple. Utilisés pour contrôler le peuple plutôt que pour le libérer. Il est temps de changer tout cela. Nous avons besoin… d’une Société Populaire Informatique ! », peut-on lire dans le premier numéro d’octobre 1972 du périodique People’s Computer Company. La contre-culture californienne passe à l’offensive. Mêlant expérimentations artistiques, fumettes joyeuses et bidouillages électroniques, l’idée s’impose : il s’agit de libérer l’ordinateur « de l’ordre technocratique qui l’avait vu naître ». Le problème c’est l’État, accapareur et totalitaire, et non la technique neutre par essence. On connaît la musique. Dans l’Hexagone, le rapport Nora-Minc (L’informatisation de la société, 1978) sent le vent venir et propose à l’exécutif, dont la verticalité est bousculée depuis les années 1960 par de forts mouvements contestataires, d’organiser sa mue décentralisatrice, ou comment réconcilier « le projet régalien et les aspirations des groupes autonomes ». L’informatisation de la société, c’est l’homéostasie sociale rêvée, celle où « la stratégie du centre et les désirs de la périphérie peuvent trouver un accord : celui par lesquels la Société et l’État non seulement se supportent, mais se fabriquent réciproquement ». En clair : s’ils la jouent finauds, les technocrates ont sous la main l’outil parfait pour asseoir leur légitimité dans un pays bientôt débarrassé des derniers bastions ouvriers pour cause de désindustrialisation rampante. La lecture du rapport Nora-Minc « doit convaincre que, dans la grande marche vers la société de l’information, le progrès technique s’accordera avec les libertés, que la technologie est une force neutre et qu’elle sera maîtrisée pour canaliser les antagonismes et organiser le consensus ». Tout le monde est d’accord : surtout les futurs milliardaires de la Silicon Valley, gagnants bientôt récompensés d’un Capital au bord d’une énième nouvelle expansion.

Tout le monde, non. Certains groupes de hackers tentent de bloquer la Machine depuis l’intérieur de ses entrailles. D’autres, plus lucides, se lancent direct dans le sabotage. Citons cet obscur et éphémère CLODO (Comité Liquidant Ou Détournant les Ordinateurs) actif au début des années 1980 dans l’aire toulousaine. Après l’incendie de cibles bien choisies, les forbans communiquent : « Il faut bien que la vérité de cette informatisation soit parfois démasquée, qu’il soit dit qu’un ordinateur n’est qu’un tas de ferraille (…) particulièrement performant, au service des dominants (…) : mise en fiches, surveillance par badges et cartes, instrument de profit maximalisé pour les patrons et de paupérisation accélérée pour les rejetés. »

Quarante ans après, on changerait pas une ligne.

Sébastien NAVARRO


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