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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Pour l’honneur de Marinus
À contretemps, n° 42, février 2012
Article mis en ligne le 26 novembre 2013
dernière modification le 28 janvier 2015

par F.G.

Il fallut peu de temps à André Prudhommeaux pour pressentir que, loin d’être ce simple d’esprit manipulé par le national-socialisme que décrivaient les staliniens, Marinus Van der Lubbe, l’incendiaire du Reichstag [1], relevait, au contraire, de cette espèce rare de prolétaires qui, n’attendant plus rien des directions autoproclamées du mouvement ouvrier et n’acceptant pas davantage la passivité des masses qu’elles contrôlaient, décident, un jour ou l’autre, de passer à l’acte. Confirmé par les contacts qu’il maintenait avec certains groupes conseillistes hollandais, le pressentiment de Prudhommeaux se changea rapidement en conviction. Dès lors, le combat pour la défense de Marinus, mais aussi pour son honneur, devint sa cause, une cause dont il fut, en France, avant et après l’exécution de l’incendiaire, le plus déterminé des porte-parole. C’est ce combat que nous souhaitons retracer en ces pages [2].

Enfin quelque chose…

« Au milieu de l’inconcevable passivité des partis de gauche, dans la déroute générale des organisations ouvrières, et tandis que les ouvriers communistes terrorisés par les raids fascistes et par la psychose de la “provocation” se tenait cois, retentit tout à coup la nouvelle : “Le Reichstag brûle !”. Et malgré toute l’éducation écrasante imprimée aux cerveaux prolétariens par l’État de la discipline de parti, bien des cœurs se mirent à battre plus vite. Enfin quelque chose ! Une riposte, un signe, un geste de défi !… [3] » Ce « quelque chose », c’est ce qui fait, après tout, que l’universelle lâcheté n’empêchera jamais un acte individuel de résistance. Cette forme d’action directe à échelle d’homme, entreprise sous le noble motif qu’il est possible de frapper l’ennemi en toute circonstance et sans dépendre d’aucun comité central, suscite spontanément l’admiration de qui croit, comme ce Prudhommeaux nouvellement acquis à la cause anarchiste, que le prolétariat allemand n’a plus désormais de choix qu’entre une fin misérable et une lutte désespérée. Parce qu’il est l’expression même de la révolte, l’exploit de Marinus déclenche immédiatement, chez lui, un mouvement de fraternelle sympathie pour le combattant solitaire.

Moins d’un mois après l’incendie du Reichstag, Correspondance internationale ouvrière, revue dont Prudhommeaux est le principal artisan, publie une traduction d’un article de Spartacus, l’organe de la néerlandaise Linksche Arbeiders Oppositie [Opposition ouvrière de gauche (LAO)], exprimant sa solidarité à Marinus, présenté comme l’un des siens [4]. Pourtant, chez les communistes de conseil hollandais, les jugements sont très partagés sur l’acte de l’incendiaire. Les groupes conseillistes se divisent, grosso modo, en deux tendances : ceux qui assument son exemplarité, la LAO et la revue De Radencommunist essentiellement ; ceux qui le condamnent au nom de la sacro-sainte incompatibilité entre la lutte des classes et le « terrorisme individuel », le groupe « Arbeidersraad » et le Groupe des communistes internationaux (GIC) particulièrement [5]. La défense de Van der Lubbe sera donc assumée par une partie du mouvement conseilliste hollandais, et non, comme on le pense généralement, par son ensemble.

À travers Lo Lopes Cardoso, le Comité Van der Lubbe hollandais, fondé et impulsé au printemps 1933 par des membres des groupes conseillistes de Rotterdam et de La Haye,le contact s’établit rapidement avec Prudhommeaux. La chose est d’autant plus facile qu’ils se connaissent et qu’ils sont amis. Il s’agit donc d’internationaliser la défense de Marinus en revendiquant son acte. Pour ce faire, Prudhommeaux se charge de la France, mais aussi du mouvement anarchiste international, dont il connaît les ramifications. C’est dans ce contexte qu’il entreprend de publier, dans Le Libertaire, une série d’articles sur la situation du prolétariat allemand, dont le troisième, déjà cité, salue l’acte de Marinus et dénonce la campagne de dénigrement systématique qu’organisent, autour de lui, les staliniens. Curieusement, cet article est suivi d’une « NDLR » du Libertaire, qui précise : « Nous ne partageons pas le point de vue de notre camarade A. P. Il nous apparaît au contraire que Van der Lubbe est bien un agent d’Hitler. » Il n’y aura pas de suite à cette série d’articles [6].

Hurler avec les loups…


De même qu’il a suscité des approches divergentes au sein de la mouvance conseilliste hollandaise – et au-delà –, l’acte de Van der Lubbe provoque des prises de position diamétralement antagonistes chez les anarchistes français. D’un côté, représenté par l’Union anarchiste communiste révolutionnaire (UACR) dont Le Libertaire est l’organe d’expression, l’anarchisme organisé s’aligne, à quelques nuances près, sur la thèse centrale du Livre brun  : Van der Lubbe est un « provocateur » au service des nazis [7]. De l’autre, se constitue, autour de quelques revues libertaires indépendantes comme Le Semeur, Le Flambeau et La Revue anarchiste, une « petite fraternité » [8] anarchiste résolument décidée à combattre les mensonges du Livre brun et à revendiquer et le parcours militant et l’acte de Marinus.

On peut, bien sûr, s’interroger sur cet étrange ralliement de l’anarchisme organisé à la thèse de la provocation. Sur ce point délicat, deux explications ont été avancées : la première tient à l’influence qu’aurait exercée sur beaucoup de libertaires français l’injuste mise en cause de Van der Lubbe par les voix autorisées de l’anarcho-syndicalisme allemand, parmi lesquelles Augustin Souchy, Helmut Rüdiger et, plus encore, Rudolf Rocker [9] ; la seconde aurait beaucoup à voir avec la perspective d’unité ouvrière antifasciste dans laquelle l’UACR – bientôt transformée en Union anarchiste (UA) tout court – s’inscrivait déjà, et qui sera la sienne jusqu’à la défaite espagnole. Condamné par toute la gauche, y compris par celle qui se disait extrême, l’acte de Van der Lubbe ne méritait sans doute pas qu’on prît le risque politique de se distinguer, et ce faisant de contredire ce bel unanimisme antifasciste. On a parlé d’opportunisme pour beaucoup moins que cela.

… ou résister au mensonge

Censuré par Le Libertaire, Prudhommeaux va donc pouvoir compter, en France, sur le soutien déterminé de quelques « résistants au mensonge » – et, en premier lieu, sur celui d’Alphonse Barbé, directeur du Semeur [10]. Convaincu, en effet, par le plaidoyer en défense de Marinus inséré dans le numéro déjà cité de Correspondance internationale ouvrière, Barbé décide de s’impliquer totalement, au côté de Prudhommeaux, dans la campagne en faveur de l’incendiaire. En septembre 1933, alors que le procès contre Van der Lubbe [11] est sur le point de s’ouvrir à Leipzig, un Comité international Van der Lubbe (France), dont Barbé sera le trésorier, voit le jour. « En ouvrant cette campagne, écrira-t-il dans Le Semeur, nous avons conscience de servir la vérité ; nous ne nous faisons nulle illusion sur le verdict qui attend Van der Lubbe, nous savons qu’il paiera de sa vie son geste désintéressé, c’est donc moins pour le sauver que pour sa mémoire que nous le défendrons, car elle symbolise pour nous […] la conscience de l’homme en face de ses responsabilités historiques. Van der Lubbe rejoint les objecteurs en brisant avec le conformisme social et révolutionnaire ; avec les dogmes collectifs. [12] » Le 15 septembre paraît un numéro spécial du Semeur offrant une traduction de la « brochure-manifeste » du Comité hollandais pour la défense et la réhabilitation de Van der Lubbe : « Marinus Van der Lubbe prolétaire ou provocateur ? » [13]. Imprimé, semble-t-il, à quelque 10 000 exemplaires et repris en brochure un mois plus tard, ce numéro spécial du Semeur marque le point de départ de la mobilisation en faveur de Marinus. « Les comités locaux, régionaux ou nationaux qui sont en voie de formation en France et dans divers pays […], est-il signalé dans l’appel « À tous » publié en dernière page de la brochure, jouissent d’une entière indépendance dans l’expression de leur propagande, et leurs relations mutuelles ainsi qu’avec le Comité international formé à Amsterdam sont d’information et de solidarité. » Parmi les tâches urgentes que se fixe le Comité Van der Lubbe France, la plus essentielle est l’édition d’un « Livre rouge et noir sur l’incendie du Reichstag (comprenant le journal de voyage de Lubbe en Allemagne et la réfutation détaillée des mensonges politiciens et fascistes) » et, convaincu de la justesse de son combat, il affirme : « C’est notre propre destinée qui est en jeu. En face de l’esclavage des consciences, il n’y a que deux attitudes possibles : ou debout (avec Van der Lubbe) ou à quatre pattes avec le bétail votant, paradant, payant et massacrant. »

Aux dires de Nico Jassies, fin connaisseur de l’affaire, « c’est au comité français que revient l’honneur d’avoir été le plus actif » dans cette campagne [14]. Et le moins qu’on puisse dire, en effet, c’est que, sous l’impulsion constante de Prudhommeaux, il développe une activité d’autant plus débordante que ses forces sont faibles en militants et en moyens financiers. Rompant le cercle du consensus antifasciste sous influence du Livre brun, il compte aussi, du côté anarchiste, sur le soutien du Flambeau, organe du groupe libertaire de Brest, dont René Louis Martin est la grande figure [15], sur celui de Gaston Michaud [16], animateur des Éditions du travailleur libertaire et, au-delà, sur celui de la CGT-SR et de son organe, Le Combat syndicaliste. « En marge des organisations et des idéologies », indiquera plus tard Prudhommeaux, la cause de Van der Lubbe compta également, en France, sur « quelques points d’appui isolés », dont Boris Souvarine, Simone Weil, Michel Alexandre ou encore René Lefeuvre, directeur de la revue Masses [17].

Le 31 décembre 1933 – et alors que Marinus a été condamné à mort, huit jours plus tôt, par le tribunal de Leipzig –, les Comités Van der Lubbe organisent, à Paris, une conférence internationale. Soutenue par divers groupes et organisations – la LAO hollandaise, la CGT-SR, Défense anarchiste de Belgique, la Fédération communiste anti-parlementaire (Grande-Bretagne) et le Parti d’unité ouvrière (États-Unis), entre autres [18] –, cette conférence soutient l’acte solitaire de Van der Lubbe et dénonce les conditions de son procès et la campagne de dénigrement à laquelle s’est livrée la presse sous influence stalinienne. « Triste image de notre temps, dira Jean Dautry, où les boutiquiers patentés d’une révolution qu’ils sont incapables de faire interdisent à la flamme révolutionnaire de brûler où elle veut. [19] »

Claire comme du cristal, la vérité d’un homme

Le 10 janvier 1934, alors qu’il met un point final à la fabrication de la brochure Le Carnet de route d’un sans-patrie – journal de voyage rédigé en septembre et octobre 1931 par Van der Lubbe –, Alphonse Barbé apprend que Marinus vient d’être décapité. En dernière page, il y ajoute un texte – « À Van der Lubbe assassiné » –, qui se conclut ainsi : « Plus que jamais, sommes-nous décidés à faire rendre justice à Van der Lubbe, à travailler à la réhabilitation de sa mémoire, à démasquer les faux apôtres, les politiciens, les démagogues pour lesquels il reste l’ennemi [20]. » Cette tâche va désormais s’imposer à tous les amis de Marinus : rétablir la vérité d’un homme qui, devant ses détracteurs coalisés, ne cessa de répéter que son acte était « clair comme du cristal ».

En mars, La Revue anarchiste s’inscrit pleinement dans cette démarche en consacrant la totalité de son dix-neuvième numéro au démontage des fausses accusations portées contre Van der Lubbe. Une fois encore, Prudhommeaux – « Sur le chemin de la vérité » – y excelle dans la dénonciation du mensonge stalinien sur Van der Lubbe. De son côté, Fernand Fortin, principal animateur de la revue, revient sur la sincérité de Van der Lubbe – « À propos d’un acte individuel » – et fustige tous ceux – y compris Rudolf Rocker – qui s’ingénièrent à la mettre en doute pour masquer leur propre responsabilité dans la terrible défaite du prolétariat allemand. Sur ce sujet précisément, Lerman – « Comment s’installa l’hitlérisme. Notes d’un réfugié politique » – explique comment la substitution, en septembre 1932, d’une ligne d’action directe – « Frappez les fascistes où vous les rencontrez » – par une ligne conciliatrice – « Discuter avec les fascistes pour les convaincre qu’ils ont tort » – contribua à la victoire des nazis. Pièce de choix de cette livraison, le texte « Les mensonges du Livre brun » constitue une réplique point par point aux salissures du Livre brun contre Van der Lubbe [21]. Complétant le tout, ce numéro de La Revue anarchiste inclut – « Pièces justificatives » – de nombreux témoignages sur Marinus.

Ce fut indiscutablement le grand mérite de Prudhommeaux que de se battre sans faillir pour l’honneur de Van der Lubbe, et ce, bien au-delà de son exécution. Contre l’indignité d’une époque où, dans le camp même de l’anarchisme organisé, l’air de la calomnie suscita d’indécents échos, les efforts constants de la « petite fraternité » révolutionnaire qu’il sut regrouper autour de cette cause ne permirent pas de changer l’opinion courante sur Marinus, mais ils posèrent les jalons historiques d’une résistance au déferlement du mensonge stalinien. Il fallut attendre encore longtemps pour que, fissurant cette croûte d’infamie méthodiquement solidifiée par le temps, la vérité sur Marinus commence enfin à percer [22]. Comme quoi, aucun combat n’est perdu d’avance sauf celui qu’on refuse de mener.

Victor KEINER



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