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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Allers et retours d’un prolétaire juif
À contretemps, n° 43, juillet 2012
Article mis en ligne le 17 juin 2014
dernière modification le 31 janvier 2015

par F.G.

■ Hersh MENDEL
MÉMOIRES D’UN RÉVOLUTIONNAIRE JUIF
Traduction du yiddish par Bernard Suchecky
Préface d’Isaac Deutscher
Paris, Syllepse, « Yiddishland », 2011, 400 p.

Avec cette réédition des Mémoires d’un révolutionnaire juif, de Hersh Mendel – dont la première édition (Presses universitaires de Grenoble, 1982) était devenue introuvable –, la collection « Yiddishland » des Éditions Syllepse, dirigée par David Forest, peut s’honorer, une fois encore, de tenir son engagement éditorial : l’exploration d’ « un continent disparu aux frontières mouvantes » où éclorent tant de « combats pour l’émancipation du genre humain occultés par les tenants de l’histoire victimaire ». Car s’il est une existence qui, par sa trajectoire même, symbolisa, non seulement l’incessant combat que mena, dans le premier quart du XXe siècle, le prolétariat juif d’Europe centrale et orientale, mais aussi la diversité des options politiques et sociales qui s’offrait à lui, c’est bien celle de Hersh Mendel Sztokfisz (Varsovie, 1890 - Tel Aviv, 1969), bundiste à Varsovie, anarchiste à Paris, soldat de l’ « armée rouge » en Ukraine, communiste puis trotskiste en Pologne et, de nouveau, à Paris.

Bernard Suchecky, qui a traduit ce livre du yiddish, insiste avec raison, en avant-propos d’ouvrage, sur ce qui fait sans doute la première singularité de ces Mémoires. « Loin de conforter un faisceau d’imageries mythifiantes, écrit-il, ils permettent au contraire de prendre quelques stéréotypes en flagrant délit de dissimuler l’essentiel. » Et, de fait, on ne trouve, dans le récit de Mendel, aucune inclinaison romantique ou nostalgique pour un judaïsme matriciel totalisant. Ce qui compte, à ses yeux, c’est de montrer, à partir de sa propre expérience, en quoi et comment l’irruption d’une conscience de classe au sein du prolétariat juif fit, au contraire, éclater les contradictions de la société juive de son époque. Et, sur ce point, essentiel en effet, ces Mémoires sont d’autant plus précieux qu’ils offrent une vision extrêmement vivante de ce qui constitue, sans doute, la principale caractéristique du « socialisme juif, ou du socialisme parmi les juifs », à savoir sa volonté de lier en permanence conscience sociale et conscience nationale, mais aussi de créer un « mouvement social » capable d’embrasser « la totalité de la vie culturelle, politique et sociale juive » en y développant un « nouveau mode de vie ». L’autre singularité de ce livre tient au trajet « capricieux » qu’emprunta l’existence agitée de Mendel et surtout à son désir manifeste, en la racontant, de n’en rien occulter. De ce point de vue, ces Mémoires constituent un témoignage exemplaire de sincérité soutenu par une écriture qui évite en permanence la grandiloquence.

« Sans la révolution de 1905, écrit Mendel, je me serais certainement enlisé dans la fange du “milieu” »… Hors loi et hors morale, cette petite pègre juive de « la rue Smocza », l’un des espaces de son enfance varsovienne, offrait alors l’avantage, à ses yeux, d’incarner un « monde de liberté ». Et, en effet, racontée par Mendel, l’enfance fut surtout un temps de tension entre deux univers s’excluant l’un l’autre : celui, imposé, de la tradition, où vivait son père – misérable, écrasé de travail et « devenu gris de soucis » – et celui, fantasmé, de la « vie aventureuse » d’une bande d’en-dehors que fréquentait, à certaines heures de la nuit, son propre frère, après avoir quitté l’atelier paternel de cylindrage. Deux univers certes contradictoires, mais l’un comme l’autre figés dans ses codes de (bonne ou de mauvaise) conduite et résistant aux vents de l’histoire. Or c’est l’histoire qui bouleversa la vie du jeune Mendel. Une histoire venue de Russie, en 1905, et dont les prolongements ne se feront pas attendre en Pologne. Une histoire où l’on entendait « la peur marcher sur les talons de la liberté ».

En 1911, Mendel participe à sa première grève, fréquente la Bourse du travail, fonde une coopérative ouvrière et devient bundiste. Lecteur infatigable, il s’enrichit de tout ce qui lui tombe sous les yeux : les romanciers sociaux, les écrivains juifs, Kropotkine, mais surtout les théoriciens du marxisme. De fait, il est déjà totalement immergé dans le combat social et politique, mais à sa manière, sans œillères. Bientôt ce sera la prison, puis le premier voyage clandestin, à Paris, en 1914, à la veille de la Grande Boucherie. Les Mémoires de Mendel fourmille de détails sur les groupes et les sous-groupes de la très mouvante galaxie révolutionnaire d’avant-guerre de Varsovie et de Paris. Un monde encore ouvert à la fraternité et aux discussions, même si, déjà, les convictions ont tendance à se figer en certitudes définitives. À Paris, Mendel a, quant à lui, cessé d’être bundiste pour se dire « anarchiste en pensée ».

Avec la révolution russe de 1917 – février et octobre –, on entre dans le noyau dur de l’histoire. Une histoire qui finira par tout emporter sur son passage, y compris les meilleures intentions révolutionnaires. En octobre, Mendel – qui a rejoint la terre russe en mars – participe, à Moscou, à l’insurrection, puis intègre les rangs de l’ « armée rouge ». Peu après, il rompt avec les anarchistes du cru, qu’il juge trop aventuristes, mais pas avec l’anarchisme. Son espoir, alors, c’est de retourner à Varsovie pour « construire en Pologne un mouvement anarcho-syndicaliste semblable à celui qui existait en France avant-guerre ». Mais l’histoire, là encore, l’entraîne vers l’autre rive, celle du communisme de parti. Dès lors, son combat épouse ses tours et ses détours. Comme membre du Parti communiste de Pologne, dont il dirige la « section juive », puis comme militant de premier plan du Secours rouge international. Il sera bolchevik jusqu’à l’écœurement.

Car si Mendel a bien l’étoffe des héros prolétariens dont l’imposture bolchevique fit longtemps son miel propagandiste, il n’en a ni la carrure ni la foi. La preuve, c’est que, devenu communiste, il n’abdique pas cette part d’incroyance – libertaire – qui est sans doute constitutive de sa personnalité. C’est la même incroyance qui lui permet de comprendre assez vite que, si le stalinisme a éradiqué pour longtemps l’idéal communiste – et que, de ce fait, sa défaite devient la condition même de son renouveau –, l’Opposition trotskiste n’en incarne pas pour autant la face radieuse. Dès lors, et comme pour boucler la boucle, il s’en revient au Bund. Comme on rentre au bercail. Parce qu’il faut bien être de quelque part et que le Bund a fait de lui un être « fier d’être socialiste et fier d’être juif ». L’essentiel, à ses yeux, en somme.

Dans une préface reproduite dans ce volume et rédigée à l’occasion de la parution en yiddish de ses Mémoires, en 1959, Isaac Deutscher, trotskiste définitif, reprochait à son ami Hersh Mendel de s’égarer, parfois, « sur les sentiers perdus du subjectivisme émotionnel ». La preuve : il avait cru trouver, un temps, « réconfort dans l’anarchisme », ce qui, pour Deutscher, indiquait assez sur quelle pente « subjectiviste » il avait pu glisser. De même, il lui faisait grief de se laisser par trop aller à un « dogmatisme antistalinien », ce qui, pour un trotskiste de la guerre froide, ne manquait pas de sel. On ne sait ce que Mendel aura pensé de cette critique de son ami, mais on peut imaginer qu’il y vit une claire manifestation de cette schizophrénie trotskiste avec laquelle il avait rompu à l’époque où le Vieux s’acharnait, contre toute évidence et avant le coup de piolet fatal, à prôner encore et toujours contre ses ennemis la défense de la patrie du socialisme « dégénéré ».

Pour l’heure, Hersch Mendel avait changé de rivage. « Comme tant de militants juifs de sa génération, hébétés par l’ampleur du cataclysme qui venait de frapper leur classe et leurs espérances », indique Bernard Suchecky, il avait voulu croire, une dernière fois, que le socialisme pouvait renaître. Sous la forme d’un « sionisme prolétarien » et en terre d’Israël. Plus par défaut que par conviction, sans doute. Son intégration y fut impossible. « Misérable, solitaire et hanté par le souvenir de ses camarades exterminés, happé par un va-et-vient pathétique entre Israël et l’Europe, il finit par s’éteindre à Tel-Aviv en 1969 » sans avoir écrit la seconde partie de ses Mémoires, celle qui devait couvrir, précisément, cette dernière période de son existence de prolétaire juif.

Mathias POTOK