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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Outre-écoute 1957
À contretemps, n° 30, avril 2008
Article mis en ligne le 15 janvier 2009
dernière modification le 4 octobre 2014

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Je connais en toute âpreté la condition d’avoir pour voisins tous les lointains.

La condition des lointains est qu’ils ne peuvent pas ne pas vouloir être des voisins – des voisins, en tout sens : le vertical, l’horizontal, l’oblique, le tortueux surtout. Je les entends, pour s’approcher, s’assourdissant.

Oui, l’écoute des radios du monde qui, à tout hasard, s’est nommé « marxiste-léniniste » rend vif à percevoir ; les superbes du siècle, ayant décidé que pas un seul citoyen ne serait laissé en occasion de s’entendre, ont réussi à perdre leurs oreilles.

Le chef doit, le premier, devenir une illustration chétive, ratatinée, d’une argumentation verbale faisant beaucoup de bruit pendant longtemps. Staline avait toutes les décences de cet état : de son vivant, il n’était pas ; par lui, sur lui, à travers lui, passaient de gigantesques déferlements de paroles, toujours les mêmes.

La morosité marxiste, après sa mort, fut qu’on ne trouvait personne d’aussi apte à ne jamais déranger le sonore néant.

Tito n’a pas mis en danger le monde communiste pour les raisons que les habiles nous produisent, mais simplement parce qu’il s’avisa de réclamer ses oreilles, de dire (y avait-il droit ? c’est une autre affaire) : « Je m’écoute. »

Quant aux Hongrois, ceux-là sont le scandale même : non seulement ils veulent faire leur propre bruit et s’écouter, mais encore ils veulent avoir leur histoire. Avoir une histoire, avoir son histoire, c’est le pire des crimes.

Et certes, ce devrait être l’inverse dans le cas de ceux qui passent le plus clair de leur temps à répéter que l’ « Histoire » est la valeur suprême, qu’elle tient lieu de tous les sens. Hélas ! ils ne nous disent pas, et surtout ne se disent pas, que cette « histoire » par eux divi-nisée est une histoire lointaine, si lointaine qu’elle est privation d’histoire.

Mao Tseu T’ong va plus loin. Selon le peu que j’en saisis à travers les émissions radio-phoniques, il doit juger en son for intérieur que Molotov était quelque peu fantaisiste, que Staline se laissait mollir. Lui, il supprime purement et simplement toute histoire ; pour lui, l’humanité n’a plus d’avenir, et même le devenir est « clos ». Bien entendu, les faits sont interdits ; il n’y a plus qu’une sorte d’électronique de ce qui, pendant les quelque quatre mille ans où l’humanité eut une histoire, porta le nom de « faits » ; la diplomatie elle-même doit se faire science exacte, avec tant de milliers et de milliers de victimes comme signes intermédiaires (façon « multiplier par », « diviser par ») des opérations. Le genre humain, tout entier réuni, ne doit pas changer les équations. Mao, ou le délire des mathématiques, l’impérialisme mental du quantitatif.

Les Polonais, les Hongrois, même les Russes, veulent un avenir. Mao intervient pour les tenir « achevés », mornes insectes à jamais sans espoir d’humain : « Vous resterez le rien parfait que le dogme vous définit. Les schèmes mathématiques doivent être sans faille. » Il ajoute : « Vous ne gênerez pas l’absence d’Histoire. »

Armand Robin , NNRF, avril 1957.


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