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Digression sur l’enlisement
Article mis en ligne le 23 janvier 2024

par F.G.


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L’hiver est là, mordant comme le remords. Et, avec lui, surnageant de la marée de nouvelles accablantes, mensonges déconcertants et vérités approximatives que chaque jour nous inflige la Voix du Monde et des Pouvoirs – chacun choisira la radio que, dès mâtines, il écoute encore, par habitude ou par défaut –, ce qui nous saisit, outre la glaçante objectivité journalistique quand elle énumère les statistiques des morts de froid de la nuit, c’est l’état d’enlisement moral profond où nous sommes et qui, jour après jour, nous plonge dans une sorte de burn-out à effet prolongé.

J’entends déjà ricaner au fond de la salle les invariables optimistes de la raison raisonnante et pratique, celle qui, quoi qu’il arrive, trouve toujours des motifs d’espérance dans toute calamité nouvelle, aussi accablante fût-elle. La chanson est aussi vieille que le monde : plus ça ira mal, plus les motifs de révolte deviendront évidents. Outre que cette absurde prédisposition à croire que le désastre serait en lui-même porteur d’insoumission n’a jamais été vérifiée par l’histoire, elle est hors sujet. Car il ne s’agit pas ici de nier les bienfaits de l’insoumission pour le moral, mais de constater que, quelle que soit la voie qu’elle choisisse, elle s’enlise elle aussi dans les sables mouvants d’un réel si réel qu’il déconstruit jour après jour toute capacité globale d’entendement du monde tel qu’il ne va pas.


Loin de moi l’idée, par contre-lyrisme en quelque sorte, de « désarmer » objectivement toute velléité de résistance pratique aux abjections qui nous terrassent. Car si les temps présents, il est aisé d’en convenir, ne sont pas vraiment porteurs d’espoir d’émancipation, ils en disent beaucoup sur la faiblesse structurelle d’un système de domination globale dont la marche est devenue si objectivement folle que personne, à part la petite caste qui domine – et encore ! –, ne croit désormais qu’il ait un autre avenir que de semer, partout où il avance, la guerre, le chaos et la misère.

Et pourtant, pour indéniable qu’il soit, ce fait ne confirme rien d’autre que la perspective catastrophiste de la fuite en avant. Pas celle, en tout cas, du contre-feu. Même dans l’hypothèse – aujourd’hui très peu probable – d’un déplacement du balancier des équilibres politiques vers une « gauche de rupture » susceptible de conquérir des espaces de pouvoir étatiques suffisamment décisifs pour peser sur la marche du monde en tentant de la réguler. Car la logique du Capital est elle-même devenue si folle qu’elle préfère imaginer la vie sur Mars que d’accéder à l’idée, pourtant raisonnable pour sa survie, d’autolimiter ses colossaux profits et de partager la petite part qui resterait. Le sentiment d’enlisement vient aussi de là, du constat que la folie du monde, qui est celle des dominants, s’est emparée si généralement des consciences des élites politiques, que, si sa destruction n’est pas certaine, son devenir ne délivre désormais aucune promesse en matière d’amélioration des conditions de vie.


Si la guerre est partout, et elle est partout, le traitement des conflits locaux qui ont fait – ou font encore la « une » – est assez révélateur des passions tristes, mais surtout déraisonnables, des camps qui s’affrontent, par victimes interposées et bien réelles, en soutenant, tous, leur idée du Bien contre le Mal. La guerre russo-ukrainienne, indéniablement d’occupation, est encore là pour le prouver même si les ardeurs des « combattants par procuration » des premiers temps semblent s’être atténuées depuis février 2022. Le conflit israélo-palestinien a pris, pour le pire, le relais, scindant le monde en deux camps irréconciliables : d’un côté, celui de l’inconditionnel soutien à l’État d’Israël qui, quoi qu’il commette, même l’Innommable – puisqu’évoquer une « logique génocidaire » serait impossible pour caractériser un État issu lui-même du « Génocide » –, serait par nature toujours en droit de se défendre, et ce quels que soient les moyens qu’il emploierait ; de l’autre, celui du soutien plein et entier à la Palestine, et ce quelles que soient les méthodes adoptées par ses fedayin, qui seraient légitimes par nature parce qu’elles viseraient un État colonisateur. Une, deux… Logiques imparables des deux côtés, sauf que, d’un côté comme de l’autre, la raison est absente quand ceux qui l’incarnent sont des fascistes du Likoud au pouvoir ou des allumés du Hamas et du Djihad islamique reclus dans les galeries souterraines de Gaza – du temps où Gaza existait. Le Bien et le Mal, leur Bien et leur Mal. Encore. Quant aux morts des deux côtés – 1 200 victimes israéliennes, la plupart civiles, lors de l’attaque du 7 octobre 2023 ; entre 25 0000 et 30 000 victimes palestiniennes, la plupart civiles aussi, sur le territoire de Gaza, incessamment et systématiquement bombardé depuis trois mois –, l’histoire, reconstruite par la raison d’État, les passera par pertes et profits en en faisant des héros ou des martyrs quand ce n’était que des hommes, des femmes et des enfants qui voulaient vivre, même mal. Je profite de l’occasion pour signaler qu’il en coûte toujours, y compris ici, de maintenir, par temps de guerre, en Ukraine ou en Israël-Palestine, certains principes de base. Il arrive, même, qu’on soit déçu par l’attitude de quelques lecteurs enlisés dans leurs certitudes. Mais on s’en remet. Il faut bien.


Le sentiment d’enlisement naît toujours d’une sensation d’impuissance, d’ensablement, d’enfoncement, de boue qui colle aux semelles. Politiquement, ce sentiment n’est jamais porteur. Il aurait plutôt tendance à démobiliser, à inciter au repli sur soi. Ce qui peut s’admettre : le monde est une telle pétaudière privée de boussole et la Macronie une telle chambre d’enregistrement de bassesses toujours renouvelées qu’on consent parfois à tirer le rideau sur notre jardin secret.

Il faut le dire et le redire. Le caporal qui nous dirige et qui maintenant prétend aussi nous « réarmer », y compris en matière de politique nataliste, est un personnage si surprenant que, même quand on croit avoir percé sa nature, son indécence nous surprend toujours. Et elle nous surprend parce qu’il est difficile d’imaginer, chez un seul homme, une telle constance dans l’ignominie de base et une telle jouissance dans sa réitération performative. Dernier épisode en date, son implication personnelle dans la loi « Immigration » (dite Darmanin), qui résulte bien sûr de visées purement politiciennes, l’a fait passer, en un rien de temps, de Jupiter à Fregoli en pactisant jusqu’à l’obscène avec ceux contre qui il était censé protéger les pauvres castors – rappelons-leur – qui l’ont réélu en 2022 pour « faire barrage » à l’ignoble. Se foutant des promesses, ignorant les usages et méprisant les conventions, ce Narcisse aux petits pieds et sans principes a, d’un même coup, définitivement enlisé la République – que l’extrême droite qualifia longtemps de « Gueuse » – dans les sables mouvants racistes d’un Rassemblement national qui en rêvait. Tout ça pour quoi ? Pour rien, pour se trouver une majorité improbable avec des Républicains eux-mêmes gagnés, et plutôt largement, aux thématiques de l’extrême droite. Mais ce n’est pas tout. Si le caporal l’a fait, c’est en sachant que, selon toute vraisemblance, cette loi inconstitutionnelle serait probablement détricotée de ses articles les plus funestes par le Conseil constitutionnel, celui-là même qui a validé, comme constitutionnelle, son infâme loi sur les retraites. C’est assez, tire la chasse, pensera pour lui le lecteur enlisé. Mais non, camarade, il faut bien comprendre ce qui se joue derrière cette scène primitive où, d’un coup d’un seul, tout aura basculé du « en même temps » à « à droite, toute ». C’est comme le couronnement d’un parcours obscène où ce « plus jeune président de France », cynique comme le pire barbon d’une République rance, aura joué, sans ciller et avec le même aplomb, sur tous les registres de la honte : l’éborgnage des Gilets jaunes, qu’il traita de « fascistes » ; la misère sociale, qu’il généralisa ; la destruction du Code du travail, de l’École, des transports et du système de santé publics, qu’il acheva ; la haine de classe contre « ceux qui ne sont rien », qu’il assuma ; le passage en force sur les retraites que, contre la volonté générale du pays, il força sans ciller à coups de 49-3 bornés ; le barrage civilisationnel contre l’abaya (une petite centaine de cas en France), qu’il dressa pour nous libérer d’un islamisme forcément conquérant ; la criminalisation systématique qu’il réserva à tous les opposants aux projets écocides de mégabassines et autres autoroutes du profit ; la loi « Immigration » enfin, qui, après celle « contre le séparatisme », dessine désormais le cadre d’un pays accablant où l’abjection est désormais légitimée sans masque sous les applaudissements du duo Darmanin-Ciotti. La fille du « tortionnaire d’Alger » [1] a bien raison d’arborer son plus photogénique sourire de carnassière. Le Macron-Rempart des crétins qui y ont cru lui aura offert, en légitimant toutes ses obsessions, sa plus belle victoire idéologique : la fin du « droit du sol » et le triomphe de la « préférence nationale », cette saleté.


C’est peu dire, donc, que l’enlisement des cœurs et des esprits a des raisons que la Raison militante, toujours vaillante puisque c’est sa raison d’être, ne saurait traiter par le dédain. Car ça pèse de partout. Et lourd. Et ça pèse parce que tout indique que nos manières de comprendre le monde ne le permettent sans doute plus tout à fait. Elles tiennent encore, mais chaque fois moins, pour construire des formes de résistance majoritaires et pensées pour l’être, c’est-à-dire débarrassées des vieux réflexes qui feraient de nous des justes par nature, des cœurs purs par excellence et des consciences inattaquables parce que dotées du sens de l’Histoire.

Notre problème, c’est que l’Histoire n’a plus de sens, que la folie des intérêts dominants, eux-mêmes en crise persistante, l’a désaxée, que rien n’est désormais compréhensible de ses tours et détours à partir de la seule rationalité et d’une bonne compréhension des rapports de forces qui configurent ce monde en perdition. Partout, chaque fois que l’on se penche sur un conflit local – Russie-Ukraine ou Israël-Palestine –, ce qui saute aux yeux, hors leurs causes, pour le coup historiquement datables et constantes, c’est la part d’irrationalité qui, à un moment donné, sur le terrain des hostilités, les détermine et les nourrit. Comme si désormais tout devenait si insaisissable, si brouillé, que rien n’entrait plus dans les grilles explicatives d’anciens savoirs suffisamment déconstruits pour être devenus caducs. En regard, la dégénérescence patente et majuscule de « l’élite » politique, elle-même réduite, chaque jour un peu plus, à ne s’assumer que comme quantité négligeable d’importance nulle, accompagne naturellement un mouvement puissant de médiocratisation du monde où, aux yeux de leurs zélateurs obligés ou consentants, Zelenski passe pour une flèche, Poutine pour un stratège, Biden pour un humaniste et Macron pour un génie. Dire cela, ce n’est pas dire que le monde d’avant l’effondrement culturel était meilleur, mais sûrement qu’il était plus simple à cerner dans ses contradictions internes et la gestion internationale des conflits guerriers.

Partant de cette constatation, l’enlisement de tout espoir apparaît comme une donnée d’époque sur laquelle parient tous les pouvoirs. Enlisement des espérances de paix, de justice, d’égalité. Enlisement des stratégies de contestation de ce monde à refaire. Enlisement des théories qui les fondent désormais anachroniquement dans un temps postmoderne saturé de grilles de lecture qui, toutes, s’accordent pour substituer la guerre sociétale de tous contre toutes à la guerre sociale contre le Capital et pour préserver notre Terre du devenir-poubelle qu’il lui réserve.

C’est pourquoi tout est sans doute à recommencer depuis le début…

Freddy GOMEZ


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