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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Digression sur les boomers
Article mis en ligne le 23 octobre 2023

par F.G.


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Il y a quelque temps déjà, sur le parvis du théâtre de la Commune (Aubervilliers), un soir de printemps, quelques cultureux à la conscience écologiste aiguisée dissertaient, en bande, sur l’état du monde. Vague, polie, morale, la parole « bienveillante » y circulait sans que personne, à aucun moment, ne haussât jamais le ton. Le groupe était jeune, avenant, inclusif et probablement intersectionnel. Accompagnée d’une amie qui, par son âge et ses activités, aurait pu en faire partie, et mu par curiosité, je m’agrégeai à ce cercle, en me contentant d’écouter, quand, du haut de sa quarantaine distinguée, une militante de l’écologie gnangnan que je voyais pour la première fois de ma vie, s’adressa à moi et s’exprima en ces termes : « C’est votre génération, Monsieur, celle des boomers, qui a fait de ce monde dont vous avez profité cette terre brulée dont nous avons héritée. » Au vu de mon rapport plutôt distant depuis toujours au productivisme et à la consommation, la visée généralisante d’une telle accusation me fit sourire, mais jaune. Ma réplique cassa, pour sûr, la bienveillante ambiance de ce cénacle bobo : « Je pourrais vous proposer, Madame la Procureure, de comparer nos bilans carbone en sachant d’avance que, même si le vôtre a du retard sur le mien, je suis sûr que vous le dépassez déjà, et de loin. Quant au poids de culpabilité dont vous me chargez sans me connaître, sachez qu’il ne prouve que votre arrogante bêtise ! » Un léger brouhaha de désapprobation conféra enfin à cette assemblée de bien-pensants un peu de vie.


Quelques semaines plus tard, dans une manif un peu chaude où, au vu de mon âge de boomer, il était nécessaire de se mettre à l’abri du péril en attendant qu’il passe, une voix de stentor venant de mes arrières me tira de ma torpeur : « Condamnez-vous la violence, Monsieur ? » Me retournant, je reconnus immédiatement Raoul, un vieux pote – boomer +, pourrais-je dire sans intention d’aggraver son cas – qui, comme moi instruit de ses limites, faisait dans le tourisme manifestant, du genre « on est là, mais aussi pas là ». En fin de parcours, jugeant l’environnement décidément trop hostile pour des boomers ou apparentés, Raoul, qui connaît comme un as le quartier de la Bastoche, préféra migrer vers un endroit plus tranquille. Attablés à une terrasse de bistrot, la conversation vint tout naturellement sur le sujet qui m’occupait. Après l’avoir informé de la « stigmatisation » dont j’avais été victime – et qui le fit bien rire – et le sachant très au fait, pour avoir longtemps travaillé à l’INSEE [1], des subtilités statistiques, je lui demandai de m’expliquer ce qu’était exactement un boomer. Sa réponse fusa : « Démographiquement, camarade, la définition est claire. Elle s’applique, dans les pays les plus touchés par la Seconde Guerre mondiale et seulement ceux-là, aux personnes nées entre 1946 et 1955, soit celles qui (dans quelques pays – et pas sur toute la planète) ont aujourd’hui entre soixante-huit et soixante-dix-sept ans. Pour faire court tu es dedans, et moi pas, puisque j’en ai soixante-dix-huit et que l’air de rien j’avance vers cette zone grise de l’âge qu’on dit grand et qui est fixé à quatre-vingt balais. Donc, si ta pétasse m’avait interpelé à ta place, j’aurais pu lui répondre : « Désolé, Madame, mais vous faites fausse route, je ne suis pas plus boomer que, vous, vous êtes tombée de la dernière averse. » La conclusion s’imposait donc d’elle-même : la différence entre l’ami Raoul et moi, c’est que lui était statistiquement considéré comme étant un enfant de la guerre et des privations et moi comme un rejeton de l’après-guerre et du baby-boom. Statistiquement, ça tenait, mais c’était clair comme de l’eau de boudin.

Raoul, statisticien émérite mais pas seulement, perçut mon trouble et résuma ainsi la situation : « En bref, camarade, si on a cinquante-cinq ans on est un enfant de boomer et si on en quatre-vingt-cinq on est un parent de boomer. La statistique n’est pas une science infaillible, mais quand l’État s’en saisit, elle devient vérité d’évidence. Reste à comprendre ce qu’elle dissimule quand, dans la bouche d’une quadra, et a fortiori dans celle de sa descendance, les cheveux gris de l’interlocuteur feraient preuve absolue de sa culpabilité objective dans le désastre écologique en cours. »

S’il est une donnée d’époque avec laquelle il faut compter, poursuivit le statisticien non-conformiste, c’est la misère argumentative qui fonde les discours supposément éclairés d’une génération apparemment instruite qui a substitué le réflexe à la réflexion, les bons sentiments à la critique sociale, le parcellaire au principal et l’effet à la cause en alimentant, sans même s’en rendre compte et sur n’importe quel sujet, une sorte de guerre de tous contre tous. Car les approximations de « l’intersectionnalité » participent, pour le coup, d’une essentialisation de chaque individu d’une classe d’âge statistisée pour en faire, indistinctement de son milieu, sa classe sociale et ses pratiques, un emblème de tous les dégâts environnementaux dont souffre et crève la planète. « Autrement dit, ponctua Raoul, par ce glissement vers l’anathémisation ad persona dont l’écologie politique non classiste du genre de celle incarnée par la fringante Tondelier et ses collègues quadras, est coutumière, tu peux être tenu – en tant que boomer statistisé et pour en avoir supposément croqué – comme aussi responsable de l’état du monde que les boomers Bernard Arnault ou Vincent Bolloré. Voilà, nous en sommes là et, privé de tout élémentaire repère de classe, sur ce terrain-là comme sur celui de l’antiracisme, du féminisme et des droits des minorités, il n’y a pas de raison que le post-activisme moral produise autre chose que du prêche. Cela dit, il faut bien reconnaître qu’il a, sur nous, boomer ou boomer +, l’avantage du temps. Sur ce plan, le vent ne nous est pas favorable. Allez, camarade, on reprend un godet pour oublier ? »


Alors militant au syndicat CGT de l’INSEE, Raoul, je l’avais rencontré pour la première fois fin décembre 1981, au cours d’une manif de protestation contre le coup d’État en Pologne de Jaruzelski. Le Syndicat des correcteurs CGT venait de constituer, avec des oppositionnels à la direction confédérale, une Coordination syndicale pour Solidarność [2]. Elle regroupait l’INSEE, l’ONIC [3], la Marine marchande et des sections dispersées. Une pétition de protestation émanant de la Coordination avait recueilli en un temps record 10 000 signatures de cégétistes, ce qui n’était pas rien à l’époque. C’est de cela que nous parlions à cette heure fraternelle de la tombée du jour où, entre chien et loup, la lumière se tamise de souvenirs de l’ancien temps. Le mien était précis : celui d’un Raoul trentenaire, qui, grande silhouette élancée, menait le cortège à bonne vitesse en gueulant dans son mégaphone : « CGT pour Solidarność ! ». Un an et demi avant, à la Pentecôte 1980, nous aurions pu nous croiser sur la plage de la baie des Trépassés de Plogoff où l’un et l’autre nous nous trouvions sans nous connaître pour protester contre l’idée absurde de vouloir installer une centrale nucléaire sur cette côte déchiquetée par les vagues de l’Atlantique. Déjà, le 31 juillet 1977, Raoul avait assisté impuissant, à Creys-Malville, à la mort de son ami enseignant Vital Michalon, tué par le tir d’une grenade offensive lors d’une manifestation massive contre le projet de centrale Superphénix. Et encore avant, la résistance opiniâtre des paysans du Larzac contre l’extension d’un terrain militaire devant acter leur expropriation nous avait, lui et moi, activement mobilisés au sortir de Mai 68.

– Il paraît, dis-je, que notre génération, celle des boomers et plus, aurait été moins sensible aux thématiques écologiques que celle d’aujourd’hui. C’est du moins ce que répètent, à longueur de temps, les experts de gazette.

– Il paraît, en effet… Et il est possible que, d’une certaine manière, ce soit vrai. Mais vrai comment et jusqu’à quel point ? De manière dépressive – l’éco-anxiété – ou offensive – la résistance déterminée, consciente et globale au capitalisme et à ses nuisances ? C’est là que ça coince, camarade, et pour une raison que toi et moi nous saisissons parfaitement : une coupure s’est opérée dans les esprits inquiets entre le politique, au sens noble du terme, et le ressenti, le sensible. Ce qui mobilise la jeunesse, quand elle se mobilise, c’est plutôt la perspective d’une finitude – d’où la prégnance des inquiétudes liées à la seule crise climatique et à ses effets notoirement dévastateurs. Le catastrophisme est un impensé s’il ne raccorde pas les effets aux causes, un impensé qui ne conduit qu’au repli plus ou moins survivaliste, au culte imbécile d’un hyper-individualisme : moi contre les autres. Et puis, c’est quoi une génération ? Dans sa définition fourre-tout, c’est une sous-population dont les membres ont à peu près le même âge et traversent une même époque en adoptant ses pratiques et représentations, un cercle assez étroit d’individus, en somme, reliés à un tout supposément homogène : la courte fraction d’histoire qu’ils ont vécue en commun. Mais, dès qu’on introduit du complexe, du social donc, le concept explose car qu’y a-t-il de commun, au fond, entre des jeunes issus de classes populaires et des jeunes venant de classes bourgeoises ? La mode, peut-être, et encore… Un certain parler, et encore… La musique, et encore…

– Mais une génération peut aussi faire communauté partagée, notamment en matière politique…

– J’en doute … C’est ce qu’a pensé d’elle-même la génération 68, la nôtre, dont le seul avantage fut de vivre collectivement un événement politique majeur qui n’a été possible que parce que plusieurs générations s’en sont saisies pour le nourrir de leurs diverses cultures, parfois contradictoires. « Nous ne sommes pas contre les vieux, disions-nous à l’époque, mais contre ce qui les fait vieillir », ce à quoi les vieux auraient pu rétorquer aussi sec : « Nous ne sommes pas contre les jeunes, mais contre leur prétention à le rester. » Et puis, il n’y a qu’à avoir vécu ce temps des reniements et des trahisons qui a suivi l’événement pour comprendre que la jeunesse ne garantit de rien puisqu’elle est fondée à se perdre dans les marécages de ses intuitions si elle ignore l’histoire et ses coups fourrés. Mais bon, camarade, je deviens grandiloquent, et ce n’est pas dans ma nature, tu le sais bien.


Le temps était venu de se quitter quand Raoul, comme cerise sur le gâteau, me fit quelques nouvelles révélations. Les résumer n’est pas chose facile tant le bonhomme est féru de son sujet. Heureusement que j’ai pris quelques notes. À la base, il y avait une chanson du vieux Léo (Ferré, pour les plus jeunes), Le Temps du plastique, qui date de la fin des années 1950. Raoul en fredonna la musique, puis s’arrêta tout net. « Sais-tu, camarade, que la production annuelle du plastique, qui est une catastrophe mondiale, est passée de 25 millions de tonnes en 1968 à 150 millions en 1998, soit durant l’âge adulte des boomers, puis de 200 millions en 2002 à 360 millions en 2020. La production et la pollution est donc quinze fois plus importante à l’époque où les gens nés en 2000 ont vingt ans qu’à celle où les gens nés en 1948 avaient le même âge. Même rapporté à l’accroissement de la population, ce rapport prouve que les individus consomment en moyenne beaucoup plus de plastique aujourd’hui qu’il y a soixante ans. Si l’on s’en tient à l’Europe, l’accroissement est aussi spectaculaire. En moyenne un millénium de vingt-trois ans consomme beaucoup plus de plastique qu’un boomer qui avait le même âge en 1968. Ce qui prouve, in fine, qu’une analyse qui mettrait toute une génération statistisée dans un même sac d’opprobre est absurde. De même, entre 2005 et 2020, la consommation de textile a doublé. En Europe on achète en moyenne 25 kg de vêtements par an et par personne ! On pourra arguer que la part de la consommation de textile a baissé dans le budget des ménages depuis 1960, mais au vu de la chute des prix, cela n’enlève rien à l’accroissement de la quantité de vêtements. Le problème est que le textile est un gros pollueur et un gros consommateur d’eau. Le développement de la seconde main et des livraisons commandées via Internet, et donc avec des transports en sus, ne fait que déplacer les problèmes environnementaux. La surconsommation de textile neuf ou d’occasion est un défi culturel, en somme. Il faut faire comme moi : inverser les valeurs et valoriser le vieux, le démodé ou le rapiécé plutôt que le neuf. Pas dur, vois-tu comme je suis beau pour soixante-dix-huit balais ? »

Et c’était vrai !

Freddy GOMEZ


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