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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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À contretemps, n° 32, octobre 2008
Article mis en ligne le 26 septembre 2009
dernière modification le 22 août 2015

par F.G.

Parus en 2007 et en 2008 – en castillan et en français –, les titres recensés dans cette rubrique bibliographique déclinent, sur une thématique plus large que Mai 37, divers aspects de la suite espagnole : l’anarchisme, la révolution, la défaite, l’exil, la résistance, la mémoire. Bien sûr, il aurait pu y en avoir d’autres. Mais, outre que la pagination de notre bulletin nous obligeait à des choix, ceux que nous avons retenus nous semblaient mériter une particulière attention.Qu’on en juge…

■ ALBEROLA, Octavio, et VILLAGRASA, Félix
MIEDO A LA MEMORIA
Historia de la ley de reconciliación y concordia

Barcelone, Ediciones Flor de Viento, 2008, 308 p.

Partant d’un présupposé que nul ne saurait contester, à savoir que la mémoire institutionnelle – c’est-à-dire celle qui « sert au mieux les intérêts de la domination » – peut également s’accommoder de l’oubli, les auteurs de cet ouvrage reviennent sur cette désormais célèbre transaction – dite « transition » – qui, au lendemain de la mort de Franco, permit aux « démocrates » des deux camps de tourner, d’un commun accord, la page du passé pour se partager, ensemble, les prébendes du présent. Il fallut du temps – et surtout que les socialistes de Felipe Gónzalez perdent un pouvoir qu’ils occupèrent, sans partage, quatorze ans durant – pour que, issus d’en bas, et avec le soutien de cette même gauche désormais dans l’opposition, des collectifs de citoyens (souvent très jeunes) se mettent à déterrer des cadavres – aux sens propre et figuré – et à exiger réparation des anciens crimes. Revenus aux affaires, les mêmes socialistes, conduits cette fois-ci par José Luis Zapatero, jurèrent leurs grands dieux qu’ils retrouveraient la mémoire. Ce qu’ils firent, à leur timide manière, en concoctant une loi dite « de mémoire historique », votée le 26 décembre 2007, qui prône la « réhabilitation » morale, mais non juridique, des victimes du franquisme. C’est cette histoire de plus de trente ans que raconte cet ouvrage où, malgré quelques notations justes sur la gestion de cette mémoire « au mieux des intérêts (conjoncturels) de la domination », pointent d’étranges illusions démocratiques quant à sa prise en charge, jugée nécessaire, par l’État de droit.

■ CLEMINSON, Richard
ANARQUISMO Y SEXUALIDAD
España, 1900-1939

Cadix, Universidad de Cádiz, 2008, 216 p.

S’inscrivant dans la thématique du genre fort en vogue chez les universitaires post-modernes, cette étude du chercheur britannique Richard Cleminson – qui nous donna déjà, en 1995, un Anarquismo y homosexualidad – s’attache à nous instruire des influences du néo-malthusianisme sur l’anarchisme ibérique – à travers le groupe Salud y Fuerza, inspiré par Luis Bulffi, et la revue du même nom éditée à Barcelone entre 1904 et 1914, notamment –, du culte du corps et de l’hygiène, des pratiques naturistes, mais aussi de la perception de la masturbation et de l’homosexualité en milieu libertaire. Sur ce dernier aspect – dont R. Cleminson est visiblement un spécialiste indiscuté –, on ne s’étonnera pas de constater que l’anarchisme ibérique des années 1920 et 1930 adhéra assez largement aux théories hygiénistes en vigueur dans les milieux progressistes de l’époque, qui prônaient globalement la régénération des homosexuels. Comme quoi, cet anarchisme était autant de son temps que l’auteur de cette étude est du sien. Reste qu’à traquer le passé à travers les seules lunettes politiquement correctes du présent, on s’égare parfois dans un relativisme de mauvais aloi, quitte à ignorer – ou à censurer – l’essentiel, à savoir que, dans une société aussi sexuellement bloquée que l’espagnole de la première moitié du siècle dernier, l’anarchisme fit sauter quelques pesants verrous et que, sur ce terrain de l’émancipation humaine, la concurrence était faible.

■ COLLECTIF
ESPAGNE 1936-1975 : LES AFFICHES DES COMBATTANT-E-S DE LA LIBERTÉ (tome 2)
Coordination : Ramon Pino et Wally Rosell
Saint-Georges d’Oléron, Éditions libertaires, 2007, 160 p., 23 x 28, ill.

Publié en 2005, l’ouvrage Espagne 36, les affiches des combattant-e-s de la liberté avait pour principale vertu d’ouvrir largement le champ visuel de notre mémoire espagnole. Ses pages recelaient quelque 200 affiches commandées le plus souvent – mais pas uniquement – par le mouvement libertaire à des affichistes professionnels. Élégamment mises en page et sobrement légendées, elles s’accompagnaient d’une vingtaine de notices biographiques de leurs auteurs, de plusieurs contributions originales et de divers textes de témoins d’époque. N’écoutant que leur passion dévorante et au vu du succès – y compris commercial – de leur première livraison, les auteurs de l’entreprise ont opportunément décidé de remettre le couvert. Dans la même optique, mais dans une perspective plus large, ce second volume, qui aborde la période 1936-1975, ne s’en tient plus, en effet, au seul domaine de l’affiche, mais visite d’autres aspects de la production graphique : cartes postales, timbres, photomontages, journaux muraux, etc. En tout, quelque 200 nouveaux documents illustrent ce second volume, d’aussi belle facture que le premier, et qui présente une quinzaine de nouvelles biographies d’artistes. Divisé en quatre parties – « Propagandes », « Les réalisations sociales », « La contre-révolution », « L’exil 1939-1975 » –, l’ouvrage déborde, parfois, le cadre de la stricte production libertaire pour s’aventurer en territoire ennemi : celui de l’affiche stalinienne ou fasciste. Éclairant diverses thématiques ou participant de leur mise en contexte, des notices de présentation – signées Wally Rosell, Ramon Pino, René Berthier, François Godicheau et Alain Pecunia – et une chronologie détaillée de l’exil libertaire contribuent à la clarté générale de l’ouvrage, que complètent quelques textes d’époque (Albert Camus, André Breton, etc.) et quelques entretiens avec des témoins de la grande défaite, dont Henri Melich. Le tout fait un livre en tous points exemplaire.

■ GUTIÉRREZ MOLINA, José Luis
CASAS VIEJAS, DEL CRIMEN A LA ESPERANZA
María Silva « Libertaria » y Miguel Pérez Cordón : dos vidas unidas por un ideal (1933-1939)

Cadix, Almuzara, 2008, 480 p.

En partant du crime de Casas Viejas – ce village de la province de Cadix, où, le 11 janvier 1933, dans le cadre d’une opération de maintien de l’ordre, la toute nouvelle Garde d’assaut incendia, avec tous ses occupants, la chaumière de l’anarchiste Francisco Cruz, alias Seisdedos –, José Luis Gutiérrez Molina consacre son étude à deux personnages directement liés à cette affaire : María Silva Cruz (« Libertaria ») et Miguel Pérez Cordón, son compagnon. La première, fille de Seisdedos, fut l’unique rescapée de ce massacre, où périrent quinze paysans ; le second, militant anarcho-syndicaliste et écrivain, fut le premier à en dénoncer la barbarie [1]. « Du crime à l’espoir », c’est leur combat que nous conte José Luis Gutiérrez Molina. Le crime, on l’a vu, marqua pour toujours leur existence. L’espoir naquit des luttes ouvrières et paysannes de leur temps, auxquelles ils furent intimement liés jusqu’à leur mort – en 1936, pour « Libertaria », que les fascistes assassinèrent aux premiers jours du soulèvement militaire ; en 1939, pour Miguel, quand l’espoir vira de nouveau au crime. Comme il l’avait fait par le passé en évoquant les belles figures de Vicente Ballester, Diego R. Barbosa, Valeriano Orobón Fernández et José Sánchez Rosa, José Luis Gutiérrez Molina inscrit une fois de plus son travail d’historien dans une démarche beaucoup plus vaste que la simple production académique. Car c’est faire œuvre utile, en effet, et pas seulement pour l’histoire, que de tirer de l’ombre où le temps les a plongés deux personnages aussi attachants que ceux-là.

■ GUZMÁN, Eduardo de
LA MORT DE L’ESPOIR
Mémoires de la guerre civile espagnole 1936-1939

Introduction de Rafael Cid ; traduction et notes de Pascal Martin
Paris, Éditions No Pasaran, 2008, 220 p.

Publié dans les dernières années du franquisme – 1973 – chez un éditeur – Del Toro – qui s’était fait une petite renommée en se lançant dans l’édition de mémoires de guerre – « des deux camps », là se situait la nouveauté en cette époque de censure mollissante –, le témoignage d’Eduardo de Guzmán, journaliste libertaire, connut un succès mérité. Son livre, à dire vrai, dépassait le cadre de la simple évocation personnelle pour livrer un reportage tout à fait épatant sur le Madrid effervescent des premiers instants d’une guerre annoncée – « Notre jour le plus long » – et sur les derniers soubresauts d’une défaite programmée – « Le port d’Alicante ». Il fallait le grand talent d’écriture journalistique d’Eduardo de Guzmán pour restituer avec une telle justesse cette folle espérance que fit naître, au sein du petit peuple madrilène, sa victoire sur les hommes de Fanjul et autant pour évoquer les terribles effets de la défaite sur des hommes et des femmes qui, dans une Europe vaincue d’avance, avaient lutté avec une telle détermination, non tant pour défendre la République que pour abattre le fascisme et construire un autre monde. Édité pour la première fois en français et complété d’un utile « Mémento des personnages cités dans l’ouvrage », le témoignage d’Eduardo de Guzmán n’a rien perdu de sa force d’évocation. Avec la distance, il en aurait même gagné, d’autant que se sont estompées certaines polémiques qui agitèrent le mouvement libertaire lors de sa parution en espagnol. Ici et là, on reprocha, alors, à Eduardo de Guzmán d’avoir cédé au ressentiment en opposant le sort envié de ceux qui purent quitter Alicante par la mer à celui, désastreux, de milliers d’autres qui, comme Eduardo de Guzmán, furent pris dans la nasse fasciste sans pouvoir fuir. Il faut admettre que la « mort de l’espoir » eut également pour effet d’araser les anciennes connivences et de susciter quelques rancœurs. Aujourd’hui que les témoins ont disparu, il reste une histoire diablement humaine, que le témoignage d’Eduardo de Guzmán contribue à restituer.

■ HERRERÍN, Ángel
EL DINERO DEL EXILIO : INDALECIO PRIETO Y LAS PUGNAS DE POSGUERRA (1939-1947)
Madrid, Siglo XXI de España Ed., 2007, 252 p.

L’hiver 1939 jeta sur les routes de l’exil quelque 500 000 réfugiés fuyant l’avancée fasciste. Nombreux sont les témoignages sur cette retirada et les conditions d’ « accueil » que la belle France offrit à cette population sinistrée. Parqués dans les camps du Sud – des plages en plein vent dépourvues de toute infrastructure –, ces hommes et ces femmes connurent alors d’infamantes conditions d’existence. Dans cette désastreuse situation, le sort des réfugiés se trouva pour partie lié aux organismes de secours émanant des autorités résiduelles – et furieusement rivales – d’une République désormais en exil : le Service d’évacuation des réfugiés espagnols (SERE), contrôlé par le socialiste pro-communiste Juan Negrín, dernier chef en titre du gouvernement républicain, et la Junte de secours aux républicains espagnols (JARE), dirigée par Indalecio Prieto, leader socialiste anti-communiste. C’est cette question de l’ « argent de l’exil » – le trésor de guerre évacué d’Espagne dans les quelques mois qui précédèrent la victoire de Franco –, mais surtout des rivalités qu’il occasionna et de son utilisation par les deux clans en présence qu’étudie, ici, Ángel Herrerín, auteur, en 2004, d’une étude sur la CNT durant le franquisme [2]. Précis et s’appuyant sur une documentation inédite – les archives de Carlos Esplá, qui fut secrétaire général de la JARE –, son livre fait indiscutablement avancer la recherche sur ce sujet très polémique. Plus particulièrement axé sur la JARE, il éclaire d’un nouveau jour les difficiles relations entre les « priétistes » et les autorités d’accueil mexicaines et apporte d’importantes précisions sur la manière – pas toujours démocratique, c’est le moins qu’on puisse dire –, dont furent établies les listes de réfugiés à destination du Mexique. Au bout du compte, il apparaît que cet « argent de l’exil » servit surtout à perpétuer des appareils bureaucratiques plus intéressés par leur propre devenir que par le sort, pitoyable, de ces centaines de milliers de réfugiés anonymes qui croupissaient dans ces camps du mépris déjà évoqués.

■ MADRID, Francisco
« SOLIDARIDAD OBRERA » Y EL PERIODISMO DE RAÍZ ACRATA
Badalona, Ediciones Solidaridad Obrera, 2007, 240 p., ill.

Si le développement de l’anarchisme ibérique, de 1869 à 1936, continue de poser tant de problèmes de compréhension aux historiens, c’est sans doute que cet objet d’étude chevauche quelques paradoxes dont la seule rationalité historique ne saurait venir à bout. Il en est un, par exemple, que soulève Francisco Madrid et qui pourrait s’énoncer ainsi : comment expliquer « l’extraordinaire prolifération » de la presse anarchiste dans un pays où le taux d’analphabétisme atteignait des proportions aussi gigantesques [3] ? C’est que, précisément, cet attachement viscéral des anarchistes à la divulgation, par le journal, de l’Idée libertaire s’inscrivait dans un combat beaucoup plus vaste contre le maintien des opprimés dans les ténèbres de l’analphabétisme et pour leur émancipation par la culture. Cette donnée de base explique le rôle décisif, reconnu par ses adversaires, que joua l’anarchisme ibérique – à travers la systématisation de pratiques comme les séances de lecture collective, les cours d’alphabétisation ou les écoles du soir – dans la progressive réappropriation culturelle des classes populaires. Partant de cette caractéristique majeure de l’anarchisme ibérique, Francisco Madrid tente une synthèse de son histoire en s’appuyant sur une étude précise de sa presse. Grand spécialiste de cette thématique, on n’étonnera personne en disant qu’il y parvient haut la main et avec une belle clarté. Au point que cet ouvrage s’affirme, dans une production pourtant nourrie, comme un des plus aboutis sur le sujet. Particulièrement inspiré dans l’analyse du développement de la culture anarchiste dans le dernier tiers du XIXe siècle, il aborde avec pertinence la question de l’éclosion des groupes d’affinité anarchistes au début du XXe siècle et s’arrête en détail sur l’influence, parfois contradictoire, exercée par deux titres aussi importants que l’anarchiste Tierra y Libertad et l’ouvrier Solidaridad Obrera. Sur cette double inspiration – anarchiste et syndicaliste – du mouvement libertaire espagnol, on lira avec intérêt les chapitres consacrés à la période charnière des années 1920 – « pistolérisme » et incidences de la révolution russe – et à l’évolution progressive du spontanéisme affinitaire anarchiste vers une structuration du type FAI. Enfin, Francisco Madrid accorde toute l’importance qu’elle mérite à la période effervescente de la Seconde République (1931-1936), qui favorisa un fort développement de l’anarchisme ibérique et de sa presse, dans ses divers courants. En épilogue, Francisco Madrid évoque, mais comme en pointillé, la période de la révolution espagnole. C’est qu’elle marque, pour lui, un moment tout à fait à part, où la presse anarchiste abandonne, en ce qui concerne ses grands titres du moins, certaines de ses qualités essentielles – pluralité d’opinions, éclectisme, sens critique – pour se couler, à sa manière, dans le discours propagandiste imposé par les circonstances.

■ MONTERO GLEZ
POLVORA NEGRA
Barcelone, Planeta, 2008, 328 p.

Romancier, Roberto Montero Gónzalez – dont le nom de plume est Montero Glez – a connu pour ses précédents titres – Manteca colorá et La noche obliga, notammentun certain succès critique. Son dernier roman, Pólvora negra, confirme ce succès en nous donnant, sur fond de roman noir, un portrait assez convaincant de l’anarchiste Mateo Morral, auteur, en 1906, d’une tentative de régicide sur la personne d’Alphonse XIII. Bien sûr, le genre romanesque a ses règles, dont la simplification narrative, et celles-ci ne font pas toujours bon ménage avec la complexité historique, mais l’auteur s’y entend assez en technique littéraire et en anarchisme pour restituer avec justesse et sympathie les combats d’une époque où, pensait-on, le régicide relevait de la question sociale – et de sa solution. Il ressort, en tout cas, de ces pages quelques précieuses notations sur le Madrid populaire de ces années et sur le parcours de ce Mateo Morral, que les spécialistes ont tendance à décrire comme un simple exalté et qui, sous la plume de Montero Glez, prend indiscutablement de la consistance. C’est peut-être là la supériorité du genre littéraire sur le genre historique ; il outrepasse le simple exposé des motifs pour sonder les intentions. Celles de Mateo Morral, qui fut bibliothécaire et qui croyait à l’émancipation, s’inscrivaient, en bonne place, dans la rêverie anarchiste de son temps.

■ OYÓN, José Luis
LA QUIEBRA DE LA CIUDAD POPULAR
Espacio urbano, inmigración y anarquismo en la Barcelona de entreguerras, 1914-1936

Barcelone, Ediciones del Serbal, 2008, 544 p.

Fruit d’un travail de recherche de plus de dix ans, cette somme sur la Barcelone ouvrière des années 1914-1936 s’inscrit dans une lignée historiographique assez récente, celle qu’inspirent les travaux de l’historien britannique Edward P. Thompson, grand spécialiste du luddisme, et qui prône l’étude de la classe ouvrière dans son contexte urbain, ses formes de vie et ses pratiques sociales quotidiennes. Par bien des aspects, La quiebra de Barcelona prolonge le livre de Chris Ealham – La lucha por Barcelona – que nous avions très favorablement chroniqué dans nos colonnes [4] et auquel José Luis Oyón confère, d’ailleurs, valeur pionnière. Doublant de population entre 1914 – 600 000 habitants – et 1936 – 1 200 000 habitants –, Barcelone passa, en vingt ans, du rang de ville à celui de métropole. Intimement lié à l’accumulation capitaliste, cet élargissement de l’espace urbain s’accompagna, au lendemain du premier conflit mondial, de l’arrivée de flux successifs d’immigrants, dont l’adhésion graduelle à l’imaginaire anarchiste n’allait pas tarder à donner des suées à la bourgeoisie locale. Concentrant dans ses murs un réel potentiel subversif, Barcelone – « ville anarchiste » par excellence – devint, en effet, au cours des années 1920-1930, la « principale capitale de la révolution ». Examinant par le menu les effets que cette modification eut sur la classe ouvrière elle-même, José Luis Oyón excelle dans la description de ses diverses composantes – travailleurs qualifiés, travailleurs non qualifiés autochtones, travailleurs non qualifiés d’immigration récente – et des liens qu’elles tissèrent, au quotidien, dans leurs espaces d’habitation – quartiers du centre historique, des faubourgs populaires et des périphéries. De cette cartographie générale, il ressort un monde ouvrier morcelé, aux intérêts parfois contradictoires et aux comportements très différents, mais majoritairement affilié à la CNT. Pour José Luis Oyón, la figure de « l’anarchiste radical », issue de l’immigration pauvre et des quartiers périphériques, constitue une des clefs pour comprendre la progressive inclination de la centrale anarcho-syndicaliste vers l’insurrectionnalisme et l’émergence, en son sein, d’un type particulier de militant libertaire, qu’on retrouvera aux premiers rangs des combats à venir sous les oripeaux des miliciens de la révolution de Juillet 1936 et sur les barricades de Mai 37.

■ SÁNCHEZ, Vicente
La colonia de Aymare (1948-1954),
colectividad libertaria del exilio español en Francia

Madrid, Fundación Anselmo Lorenzo, 2008, 192 p.

Peu connue, l’expérience de la colonie d’Aymare marqua pourtant – et sur quelque quinze ans – l’histoire de l’exil libertaire espagnol. Situé dans les environs de Gourdon (Lot), ce domaine de 120 hectares – acheté, en 1939, par Solidarité internationale antifasciste (SIA) avec, semble-t-il des fonds de la CNT d’Espagne – abrita, dans un premier temps, des enfants de réfugiés, puis des compagnons âgés ou malades et des mutilés de guerre. En 1948, une douzaine de militants de la CNT en exil tentèrent, avec le soutien de l’organisation, d’y faire vivre une collectivité libertaire, du type de celles qui avaient prospéré en Aragon aux belles heures de la révolution. La colonie d’Aymare fonctionna jusqu’en 1954, date à laquelle, pour des raisons essentiellement financières, le mouvement libertaire décida d’y mettre un terme. Le témoignage de Vicente Sánchez (1915-1993) – qui fut un des pionniers de cette étonnante expérience – nous en offre une chronique vivante, mais un peu fascinée. Reste donc à espérer qu’un historien se penche, un jour, et de façon critique, sur cette tentative de réactivation, en terre de France et dans des conditions beaucoup plus hostiles, de l’ancien rêve communautaire espagnol. Il constatera, sans doute, que l’expérience d’Aymare suscita, au sein du mouvement libertaire, beaucoup de sympathie, mais qu’elle essuya aussi quelques critiques de la part de militants très directement engagés dans l’action anti-franquiste et mesurant, au quotidien, l’extrême pauvreté de leurs moyens. Il est vrai qu’après Aymare, ils n’en eurent pas davantage… mais cela est une autre histoire.

■ TÉLLEZ SOLÀ, Antonio
LE RÉSEAU D’ÉVASION DU GROUPE PONZAN
Anarchistes dans la guerre secrète contre le franquisme et le nazisme (1936-1944)

Toulouse, Le Coquelicot, 2008, 408 p., ill.

Francisco Ponzán, instituteur anarchiste aragonais, fut de ces combattants qui, morts jeunes, laissèrent une trace indélébile dans la mémoire de ceux qui, les ayant côtoyés aux heures incertaines de l’armée des ombres, eurent la chance de voir lever l’aube sur des lendemains qu’ils croyaient prometteurs. C’est d’ailleurs à tous les maquisards de cette guerre de neuf ans qu’Antonio Téllez Solà (1921-2005) rend hommage à travers la figure de Ponzán. Neuf ans, disons-nous, parce que, dans son cas, cette guerre avait débuté en terre d’Espagne, en juillet 1936, avec l’espoir qu’elle vaincrait non seulement le coup d’État militaire, mais aussi qu’elle ferait place nette à une société libertaire. Tour à tour, Ponzán y prit sa place comme membre du premier Conseil régional de défense de l’Aragon – où il avait la charge des transports et des communications –, comme milicien de la colonne « Roja y Negra », puis comme responsable du renseignement au sein du Service d’intelligence spécial périphérique (SIEP). Sa mission consistait, alors, à franchir les lignes ennemies pour exfiltrer les compagnons bloqués en zone franquiste, tâche dont il s’acquitta avec brio jusqu’à la fin de la guerre d’Espagne. Aux heures noires de la défaite, le Conseil général du mouvement libertaire (en exil) n’allait pas tarder à faire appel à Ponzán – dont la réputation était établie – pour mettre à profit sa connaissance du terrain afin de sortir d’Espagne des militants particulièrement menacés par la répression. Cette collaboration, pourtant fructueuse, n’allait pas durer, le vent de l’histoire emportant dans le maelström d’une guerre annoncée bien des velléités combattantes. Au déclenchement du second conflit mondial, en effet, le mouvement libertaire espagnol perdit littéralement pied. Ses structures ne résistèrent pas au sauve-qui-peut général ; ses principaux responsables considérèrent que le temps du repli avait sonné. Pour Ponzán – et Antonio Téllez Solà insiste bien sur ce point –, la guerre antifasciste marquait, au contraire, une occasion inespérée de regagner le terrain perdu. Pour ce faire, les libertaires espagnols n’avaient d’autre choix, pensait-il, que d’offrir leurs services et leurs compétences à qui, au vu de la place qu’occupait l’Espagne sur l’échiquier géostratégique international, en avait le plus besoin : les services secrets alliés, principalement britanniques. En Espagne, certains militants avaient déjà franchi le pas. La réponse des instances du mouvement libertaire espagnol fut sans appel : c’était entraîner l’anarchisme « sur des sentiers tortueux et obscurs ». À l’évidence, Antonio Téllez Solà est de l’avis contraire. Non tant parce qu’une implication prompte, massive et organisée aux côtés des alliés eût forcément changé la donne pour les libertaires espagnols, mais parce qu’elle était en cohérence avec leur passé. Comme était illogique, en une époque d’affrontement direct avec les forces de l’Axe, le repli sectaire sur des principes anarchistes que la guerre d’Espagne avait, elle-même, fait voler en éclats. C’est ainsi que Ponzán suivit sa route, s’impliquant sans compter dans l’organisation du réseau britannique, dit « Pat O’Leary », la plus importante filière d’évasion pyrénéenne de la guerre. Sans la participation des passeurs anarchistes, mis à disposition du réseau par Ponzán, elle n’eût pas pu exister. Antonio Téllez Solà décrit minutieusement les activités de la filière, mais il insiste sur un point d’importance : ce combat auprès d’hommes dont beaucoup ne partageaient aucune de ses convictions, Ponzán le mena sans états d’âme, mais en libertaire convaincu et déterminé. C’est ainsi que, parallèlement à ses tâches, dont il s’acquitta avec une remarquable efficacité, il sut réinvestir les moyens – importants – dont il disposait dans la seule cause qui l’intéressait vraiment : l’aide à ses compagnons cénétistes d’Espagne et le combat antifranquiste. Pat O’Leary, responsable du réseau, ne s’y trompa d’ailleurs pas quand il déclara : « Pour lui, l’échiquier principal était l’Espagne sous la domination de Franco. Rebelle contre le destin, impatient d’agir, portant ses lourds rêves d’anarchiste, [il] réclamait toujours des armes. » Des armes pour l’heure présente, mais aussi pour le lendemain. Car cette guerre de neuf ans, il imaginait pouvoir la poursuivre. Francisco Ponzán fut exécuté le 17 août 1944, à Buzet-sur-Tarn, et son cadavre fut brûlé par des nazis en déroute.
Il était juste qu’un livre rende hommage au parcours de ce combattant infatigable.

■ VALLE-INCLÁN, Javier del
BIOGRAFÍA DE « LA REVISTA BLANCA » 1898-1905
Préface de Manel Aisa
Barcelone, Editorial Sintra, 2008, 304 p.

La Revista Blanca constitue un cas unique dans l’histoire de la presse anarchiste espagnole. Par son caractère d’entreprise familiale, d’abord ; par sa longévité, ensuite, puisqu’elle couvrit, en deux époques, la période allant de 1898 à 1905, puis de 1923 à 1936. C’est à la première de ces deux périodes – dite madrilène – qu’est consacrée cette précieuse monographie. Né du couple formé par Joan Montseny (Federico Urales) et Teresa Mañé (Soledad Gustavo), le projet d’éditer La Revista Blanca – dont le titre est directement hérité de la parisienne Revue Blanche (1891-1903), dirigée par Alexandre Natanson – répondit au besoin de donner vie à l’Idée libertaire en contournant, tant que faire se pouvait, la loi scélérate du 12 septembre 1896 interdisant toute propagande anarchiste. Le biais choisi fut donc celui d’une revue de haut niveau où pussent s’exprimer représentants de la fine fleur de l’intelligentsia d’avant-garde et « intellectuels » de sensibilité libertaire ou très directement liés à l’anarchisme. Cultivant cette connivence et se définissant comme « publication bi-hebdomadaire de sociologie, de science et d’art », La Revista Blanca – qui atteignit tout de même un tirage de 8 000 exemplaires – constitua, sans doute, l’un des rares cas de rapprochement entre la sphère intellectuelle et le mouvement libertaire. Son succès lui permit, par ailleurs, et un an seulement après le lancement de la revue, de lui adjoindre un Suplemento a La Revista Blanca, qui reprendra, par la suite, le titre de Tierra y Libertad, que ladite loi de 1896 avait suspendu, comme tous les autres. Cela dit, pour d’évidentes raisons d’opportunité, La Revista Blanca demeura trop en marge des préoccupations ouvrières pour toucher le lectorat populaire habituel de la presse anarchiste. Elle occupait visiblement un autre espace que celui du combat social proprement dit. La revue cessa de paraître en 1905 à la suite, dit-on, de profondes incompatibilités entre les conceptions dirigistes du couple Montseny-Mañé et certains de leurs collaborateurs réguliers. Dix-huit ans plus tard et pour une seconde époque – barcelonaise, cette fois –, l’expérience de La Revista Blanca reprendra, toujours sous les auspices du couple Montseny-Mañé, mais augmenté, cette fois, de la forte présence de leur fille Federica, alors âgée de dix-huit ans. Comme quoi l’anarchisme peut aussi être une affaire familiale.Complété de notices sur les collaborateurs de la revuedont Azorín, Miguel de Unamuno, Francisco Giner de los Rios, Anselmo Lorenzo, Tarrida del Mármol, Fermín Salvochea, Ricardo Mella, pour n’en citer que quelques-uns –, l’ouvrage de Javier del Valle-Inclán se présente, dès à présent, comme le livre de référence sur la première époque de La Revista Blanca.

■ VÁZQUEZ PRADA, Ricardo
DANS UN VILLAGE D’ARAGON DONT JE NE VEUX PAS RAPPELER LE NOM…
Traduit du castillan par Françoise Blasco-Takali
Montreuil, L’Insomniaque, 2008, 192 p.

Journaliste de profession, Ricardo Vázquez Prada est l’auteur d’une œuvre littéraire variée, d’où émerge une prédilection pour le conte. Paru en 2005, Los inocentes de Ginel dont L’Insomniaque nous donne aujourd’hui une excellente traduction française – s’inscrit, quant à lui, dans un autre univers, celui du roman réaliste sur fond historique. Le cadre, ici, c’est l’Aragon de juillet 1936 séparé en deux zones par la ligne de front. Tout commence à Ginel [5], village semblable à cent autres, où l’arrivée des troupes franquistes va semer la terreur. Incarnée par un garde civil de petite pointure, Ramiro, que l’événement va promouvoir au rang de bourreau suprême, elle tombe, indistinctement, sur tout ce qui contrarie son bon vouloir. Plongée dans l’abjection, la tranquille bourgade devient, alors, le lieu même de la folie meurtrière. Au point que Ramiro – que les grands propriétaires terriens soutiennent activement dans sa tâche de nettoyage social en lui livrant les noms des supposés rouges du village – se voit déplacé par Cortés, militaire plus présentable. Comme quoi, une fois fait le sale boulot, les croisés de l’ordre national-catholique savaient se débarrasser de leurs incontrôlables. Parmi les victimes des tueurs, on compte don Pedro, menuisier aux forts penchants humanistes. Son seul tort : avoir un fils, Antonio, pourtant recruté dans l’armée nationaliste, qu’on accuse d’avoir eu des sympathies anarchistes. Pour l’épouse de don Pedro – doña María – et ses deux filles – Pilar et Jacinta –, il s’ensuit un périple en terre aragonaise où, précisément, de l’autre côté de la ligne de front, ces mêmes anarchistes tentent tout à la fois de déloger les fascistes et de construire une société libertaire. Alerte, le roman de Ricardo Vázquez Prada constitue un brillant exercice de remémoration de cette épopée. Entremêlant le destin – privé – de cette famille de Ginel et le destin – collectif – qu’incarnent Rafael et Martín, miliciens anarchistes, il plonge le lecteur au cœur d’une époque où tout vacille, en permanence, entre l’ancien et le nouveau, le pire ou le meilleur, l’ignoble ou le sublime. Mais, au-delà de l’histoire elle-même, celle que vivent les protagonistes du roman, Ricardo Vázquez Prada parvient à faire revivre celle des combattants de la colonne Durruti, et plus particulièrement de ses avant-postes – ces commandos qui se risquaient à pénétrer en territoire ennemi pour y attaquer des positions franquistes ou y exfiltrer des camarades. Ces « suicidaires », comme ils se désignent eux-mêmes, ont de l’époque une idée simple : un bon fasciste est un fasciste mort. L’autre avantage de ce roman parfaitement documenté, c’est de laisser poindre ce que ce double combat contre le fascisme et pour le communisme libertaire avait de difficile et combien il avait coagulé de forces hostiles à son endroit. Car, de page en page, le courage et la détermination de nos « suicidaires » sont toujours de peu face aux magouilles venant d’en haut, aux multiples changements de stratégie, aux diverses tentatives de remise au pas. Comme si rien d’autre ne comptait, en ces temps incertains, que de réduire à néant le bel enthousiasme qui, d’en bas, avait terrassé, en juillet 36, les prétentions d’une soldatesque convaincue d’en finir en trois jours avec la racaille. On sent, à lire ce roman qui n’est pourtant pas un livre à thèse, ce que cette histoire charria d’espoir et de rancœur, de passion et de douleur, de vérités et de mensonges. On le sent parce que, mêlés à la vie même de ses protagonistes, ces sentiments font toute la trame de cette multiple aventure humaine que fouette le vent de l’Histoire. Le reste est affaire de talent.

Freddy GOMEZ