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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Mai 37 et l’Alma Mater : du néo-mandarinat stalino-libéral
À contretemps, n° 32, octobre 2008
Article mis en ligne le 27 septembre 2009
dernière modification le 7 décembre 2014

par F.G.

■ Ferran GALLEGO
BARCELONA, MAYO DE 1937
Barcelone, Debate, 2007, 628 p.

■ Ángel VIÑAS
EL ESCUDO DE LA REPUBLICA
Barcelone, Crítica, 2007, 736 p.

Le temps a passé – et comment ! – depuis que, de retour d’Espagne, George Orwell ne donne des « troubles » de Mai 37, à Barcelone, l’éclairage qu’on connaît : au-delà de l’élimination (facile) du seul POUM, l’attaque de la coalition stalino-libérale – sous tutelle soviétique – visait à inverser irrémédiablement le rapport des forces à l’intérieur du camp républicain en mettant la CNT-FAI, véritable objet de l’offensive contre-révolutionnaire, en demeure de choisir la guerre ou la révolution. Le résultat est connu : le POUM fut définitivement liquidé et, au nom des intérêts supérieurs de l’antifascisme, les instances de la CNT-FAI abandonnèrent, à partir de Mai 37, toute perspective révolutionnaire. Autrement dit, la coalition stalino-libérale, résolument soutenue, conseillée et armée par l’Union soviétique, avait gagné sur toute la ligne.

La lecture de cet événement majeur de la révolution espagnole – son point de chute, en somme – délimita deux interprétations diamétralement opposées : l’une justifiant, avec des nuances, la mise au pas de la dynamique révolutionnaire au nom de la nécessaire reconstruction de l’État républicain ; l’autre dénonçant le coup de poignard porté à la révolution espagnole par le stalinisme et son alliée de l’heure : la bourgeoisie républicaine. D’un côté de cette ligne interprétative, on trouvait, au format libéral ou stalinien, tous les laudateurs de l’ordre républicain ; de l’autre, des défenseurs de la spécificité révolutionnaire espagnole, des analystes antistaliniens de diverses écoles et quelques observateurs dotés de simple bon sens. Ce clivage marqua, des décennies durant, la bataille historiographique autour de la guerre d’Espagne.

Les mandarins contre les va-nu-pieds

Dans un texte célèbre publié à la fin des années 1960 [1], Noam Chomsky s’intéressait à ce qu’il appelait la « subordination contre-révolutionnaire  » des « mandarins » dans l’interprétation historique du conflit espagnol. Plus précisément, examinant en détail les thèses émises par l’historien libéral Gabriel Jackson dans un ouvrage alors fort vanté [2], il notait que celles-ci étaient empreintes d’un tel « parti pris contre la révolution sociale  » et d’une si évidente « adhésion aux valeurs et à l’ordre social de la démocratie bourgeoise » qu’elles tendaient naturellement « à présenter sous un jour faux des événements d’une importance capitale et à négliger des courants historiques majeurs ».

Au-delà du cas Jackson, le grand mérite de Chomsky fut sans doute de pointer, alors, cette étrange convergence d’analyse entre une grande partie de l’historiographie libérale anglo-saxonne et l’historiographie directement sous influence stalinienne. Et de signifier que, sur le terrain de l’histoire, s’opérait, de facto, la même alliance qui avait coalisé, en Mai 37, sur le terrain des opérations cette fois, un front stalino-libéral partageant un objectif commun : rétablir l’ordre républicain bourgeois pour en finir avec les « excès » révolutionnaires de ses va-nu-pieds.

À travers l’historiographie récente, celle qui s’imposa au lendemain de la « transition démocratique » [3] et qui domine aujourd’hui, un même imaginaire fondé sur la raison d’État continue de privilégier une lecture légitimiste de Mai 37. Bien sûr, les temps ont suffisamment changé pour que l’assassinat d’Andreu Nin soit, désormais, unanimement condamné, mais le fond de l’argumentaire demeure identique : il fallait, d’une façon ou d’une autre, mettre fin au désordre révolutionnaire pour rétablir toutes les prérogatives de l’État républicain.

Récemment édités, deux ouvrages tout à fait représentatifs de cette « subordination contre-révolutionnaire » du néo-mandarinat universitaire occupent, en ces temps, le devant de la scène éditoriale et médiatique espagnole. Glosés ici et là par les divers échotiers des pages culturelles des gazettes du consentement, l’un et l’autre de ces deux titres font désormais figure, en matière historiographique, de nec plus ultra. Le premier – Barcelona, Mayo de 1937 – émane de Ferran Gallego, professeur d’histoire contemporaine à l’université autonome de Barcelone et spécialiste du fascisme ; le second – El escudo de la República – constitue le deuxième volume d’une trilogie sur l’histoire de la République espagnole [4], dont l’auteur est Ángel Viñas, docteur en sciences économiques, ex-diplomate et ancien fonctionnaire au Fonds monétaire international.

Une vision post-stalinienne de Mai 37

Pour Ferran Gallego, la messe est dite dès les premières pages de son lourd pensum. Il n’y aurait jamais eu de situation de double pouvoir en Catalogne, et moins encore de perspective réellement révolutionnaire. En se rangeant elle-même du côté de l’antifascisme institutionnel au lendemain du 19 juillet 1936, la CNT-FAI aurait, nous dit-il, très rapidement compris que la révolution telle qu’elle l’entendait – l’instauration du communisme libertaire – n’était pas viable. Dès lors, Mai 37 n’aurait rien d’une contre-révolution opposant les révolutionnaires aux partisans de l’ordre institutionnel, mais tiendrait du choc frontal entre des adeptes d’une impossible révolution – dont le POUM, que Ferran Gallego fusille page après page – et des antifascistes responsables et conséquents. Prises dans cet affrontement, les instances de la CNT-FAI auraient intelligemment joué la voie de la conciliation pour préserver l’essentiel : leur maintien, en bonne place, dans le bloc antifasciste. Pour le reste, la dénonciation du POUM comme « gestapiste » serait condamnable, mais pas moins – sans rire – que la qualification de « contre-révolutionnaires » adressée aux communistes par les « poumistes ». Mœurs d’une autre époque, nous dit Ferran Gallego, visiblement satisfait de vivre dans un contexte autrement plus civilisé où, loin de lui valoir une volée de bois vert, le colportage d’anciennes infamies lui procure félicitations confraternelles et génuflexions médiatiques.

L’intérêt principal de cet ouvrage joufflu – 628 pages, tout de même ! – ne réside pas, contrairement à ce qu’a prétendu une critique généralement assez ignorante, dans le regard novateur que son auteur porterait sur Mai 37 – et encore moins dans les informations inédites qu’il renfermerait –, il tient surtout à la manière dont un éminent représentant de l’Alma Mater – par ailleurs toujours proche du PSUC (le parti communiste catalan) ou de ce qu’il en reste – analyse un événement, dont la principale caractéristique fut tout de même la participation active des bases de la CNT-FAI aux combats de rue, à partir du seul point de vue – supposé – de ses dirigeants. Quant à la façon dont il le fait, elle est proprement infondée. C’est une bêtise – ou une calomnie – de laisser penser, par exemple, comme le fait Ferran Gallego, que la direction de la CNT-FAI se serait alors située, idéologiquement, dans le camp des défenseurs de l’ordre républicain. S’il est indéniable qu’elle n’eut de cesse, durant les troubles, d’apaiser ses bases, cette stratégie de pacification reposait sur l’intime conviction que la bataille de Barcelone pouvait certes être gagnée localement, mais que cette victoire aboutirait à un désastre, à l’échelle nationale. La seule logique qui anima alors la direction de la CNT-FAI était d’ordre purement bureaucratique et la seule tâche qu’elle s’attribua – avec succès, d’ailleurs – consista à faire en sorte que ses bases, qu’elle savait prêtes à tout pour défendre les conquêtes révolutionnaires, ne s’aventurent pas au-delà d’une certaine limite, qu’elle percevait comme un point de non-retour. Ce qui ne saurait induire qu’elle s’était ralliée au bloc antifasciste, mais simplement qu’elle ne se sentait pas en état de prendre, devant l’histoire, la responsabilité de son éclatement. Maints témoignages prouvent, pourtant, que les sphères d’influence de la CNT-FAI catalane perçurent très vite l’enjeu de cet affrontement, qu’elles le sentirent venir et que, dans les semaines qui le précédèrent, elles s’y préparèrent avec constance [5].

Ferran Gallego, dont la démonstration repose sur une volonté de dissocier une CNT-FAI responsable d’un POUM aventuriste, fait évidemment l’impasse sur tous les éléments qui indiquent que la CNT-FAI a maintenu, pour l’occasion, plusieurs fers au feu. C’est une vue de l’esprit que de laisser penser, par exemple, que la haine que la CNT-FAI aurait vouée au POUM expliquerait qu’elle l’aurait si facilement laissé tomber. Quiconque a étudié les ressorts psychologico-politiques de la CNT-FAI catalane de cette époque, sait que, sûre d’elle et dominatrice, elle développait un évident syndrome de supériorité à l’égard de tous les partis ouvriers – dont le POUM, lui-même grand donneur de leçons. Que cette prégnance absolue de l’anarcho-syndicalisme sur la classe ouvrière de Catalogne l’ait prédisposé à un certain mépris pour le POUM, nul ne peut le nier. De là à en tirer les conclusions de Ferran Gallego – dont tout l’ouvrage, répétons-le, est une charge, directement héritée du stalinisme, contre le POUM –, il y a une marge. Au fond, la CNT – que Nin avait voulu embarquer, au tournant des années 1920, dans les eaux troubles du léninisme – n’accordait aucun crédit au POUM, ce qui ne l’empêcha pas d’accueillir ses militants quand le PSUC, si cher à Ferran Gallego, les traqua comme chiens galeux.

Quant au rôle de l’Union soviétique dans cette affaire, il est, conformément à la tendance dominante de la moderne historiographie, systématiquement minimisé. Comme si, in fine, le Komintern n’avait été, en terre d’Espagne, qu’une simple agence de recrutement de courageux combattants antifascistes. Là encore, l’histoire se mord la queue, tant le poncif est éculé. Autant que le stalinisme, dont la version post que nous livre Ferran Gallego n’est qu’une tortueuse resucée [6].

Au pied, les damnés de la terre !

C’est dans une toute autre sphère que se meut le très honoré Ángel Viñas, homme d’ordre et de rigueur, dont la conception de l’histoire, somme toute classique, n’est pas dépourvue d’une bonne dose de condescendance pour le petit peuple, forcément ignare en stratégie politique. Armé de son savoir et de sa déjà longue expérience en matière de gestion des conflits – le sieur fut diplomate, rappelons-le –, c’est donc à une leçon ex cathedra que se livre cet expert soucieux d’en finir, dit-il, avec « certains mythes » révolutionnaires de la guerre d’Espagne.

On admettra aisément que l’entreprise monumentale d’Ángel Viñas – deux copieux volumes de plus de 700 pages déjà parus et le troisième quasiment sous presse – a de quoi impressionner. Au poids, s’entend. Sur le fond, en revanche, l’effet est vite dissipé tant les assertions de l’auteur s’inscrivent dans la parfaite continuité d’une historiographie guidée par l’idée de base – fondamentalement bourgeoise – qu’il fallait que s’effondrent les « rêves révolutionnaires » pour que la République puisse faire efficacement la guerre. Le problème, c’est que, sans ces rêves émancipateurs, la République se serait volatilisée en quelques jours et que, débarrassée de ces rêves mobilisateurs, elle ne pouvait, bien évidemment, que perdre la guerre. Ce qui lui arriva. C’est qu’il eût fallu, nous dit le suffisant spécialiste, que les « exaltations libertaires » fussent plus rapidement mises au pas pour que la République recouvrât cette nécessaire « rationalité politique et économique » incarnée, après Mai 37 – c’est-à-dire bien trop tard, d’après lui –, par son grand homme, Juan Negrín, principal ordonnateur de la répression contre les révolutionnaires et chef d’orchestre du démantèlement des collectivités d’Aragon.

Il était donc du devoir de la belle République, poursuit son apologiste, de dresser son bouclier – escudo – contre ses ennemis de l’intérieur pour en finir avec leurs outrances et leurs penchants subversifs. Car, sous ses airs exquis, cet Ángel Viñas sait aussi chausser le casque idéologique et armer le mousqueton conceptuel pour tirer sur la racaille. Pour s’en convaincre, il suffit de lire le treizième chapitre de son ouvrage, consacré aux journées de Mai 37 et fondé, pour l’essentiel, sur le dépouillement des archives d’Antonov Ovseenko, consul soviétique à Barcelone. On y trouvera, en effet, une analyse des événements strictement conforme aux pires canons propagandistes staliniens, où il apparaît que le « vecteur soviétique » ne joua aucun rôle dans l’affaire et que les communistes espagnols définissaient seuls leur ligne politique. Sur ces deux points, le subtil expert en géopolitique internationale – un rien fasciné par Staline, ce « maître en tactique en stratégie » – s’en tient à contester frénétiquement les arguments avancés, il y a plus de trente ans, par Burnett Bolloten [7], sa vraie bête noire, mais sans y apporter le moindre démenti probant.

Au vu de la sévère charge contre les insurgés de Barcelone que constitue ce chapitre sur Mai 37 [8], la production du professeur Viñas s’inscrit en droite ligne et en bonne place dans cette lignée historiographique de « subordination contre-révolutionnaire » pointée, jadis, par Chomsky. Qualification qui ne l’offusquera pas, pour sûr. Reste que, au-delà de l’imaginaire banalement bourgeois que révèle cette interprétation de Mai 37, le lecteur doté d’un minimum d’aptitude à la générosité ne pourra qu’être frappé par la parfaite insensibilité que son auteur manifeste à l’égard des victimes de la répression stalino-libérale qui, à peine levées les barricades, s’abattit méthodiquement sur tout ce que Barcelone comptait de dissidents de la République d’ordre. Ainsi, évoquant les démarches de l’ancien menchevik Raphael Abramovitch pour s’enquérir du sort de Marc Rein, son fils disparu à Barcelone, Ángel Viñas s’épanche davantage sur le sort de Negrín, « assommé » par les incessantes réclamations d’Abramovitch, que sur celui de Marc Rein [9]. De la même façon et suivant une identique prédisposition, la prison privée d’Alcala de Henares où fut torturé Nin devient, sous sa plume de l’expert, un « petit hôtel ». Quant à son interrogatoire musclé, on apprend, à lire le très pointilleux Viñas, qu’il ne dura pas plusieurs semaines, comme le prétendent certains historiens, mais « quelques jours seulement ». Tout tient évidemment dans ce « seulement ». Pour ce qui est de la souffrance que Nin put éprouver durant ces « quelques jours seulement » qui précédèrent son exécution, le lecteur repassera. Le grand libéral qu’est Ángel Viñas ne s’arrête pas à ce genre de détail. Il compte, il classe et il répertorie. Avec méthode. Comme un fonctionnaire de police, en somme.

De l’ordre comme valeur suprême

On l’aura compris, chez Ferran Gallego comme chez Ángel Viñas, ces deux archétypes du néo-mandarinat universitaire, c’est l’ordre qui compte, celui des galonnés de l’Armée populaire traquant les irréductibles du refus de la militarisation, celui des tueurs de Lister détruisant les collectivités d’Aragon, celui de la petite propriété rétablie, celui des prisons républicaines remplies d’antifascistes, celui du pouvoir, de l’État triomphant, de l’économie rendue au marché, de l’écrasement de tout projet émancipateur conséquent. Qu’importe, après tout, que cette République d’ordre ait failli de bout en bout, cassé l’enthousiasme populaire, créé la pénurie, accru les inégalités, perdu la guerre, l’important c’est qu’elle ait écrasé la révolution.

Pour un post-stalinien et un néo-libéral d’aujourd’hui, c’est encore et toujours l’ordre qui compte, celui qui remet à l’envers ce qu’une révolution libertaire avait tenté de mettre à l’endroit, celui qui restitue au pouvoir ses attributs piétinés par la piétaille, celui qui replace sur le devant de la scène des politiciens débordant d’incompétence, celui qui renvoie au néant toute perspective de libération authentique des exploités. C’est là, précisément là, que se situe le point de convergence entre les héritiers de l’historiographie bourgeoise, comme Ángel Viñas, et ceux de tradition stalinienne, comme Ferran Gallego, dans une même aversion pour le processus révolutionnaire de grande ampleur qui accompagna, de juillet 36 à mai 37, la résistance au coup d’État fasciste.

Il est permis de penser que Chomsky n’avait pas tort quand il laissait entendre que l’histoire pourrait n’être, au fond, qu’une manière de rejouer, sur un mode mineur et sans risque, les partitions qui résonnèrent sur d’anciens champs de bataille. Dans cette hypothèse, Ferran Gallego et Ángel Viñas – que bien des choses séparent, au demeurant – ont clairement choisi le camp de l’ordre, autrement dit celui qui, il y a quelque soixante-dix ans, subordonna sa propre défaite – celle de la République – à l’écrasement préalable de la révolution.

Dominante, cette approche historiographique « contre-révolutionnaire » de la guerre civile semble avoir, désormais, valeur de vérité objective. Comme quoi les charlataneries révisionnistes de l’histrion Pío Moa et de ses compères [10] avaient bien, comme on pouvait le supputer, une utilité, celle de faire lever contre l’imposture néo-franquiste la phalange républicaine des néo-mandarins de l’Alma Mater. Au bout du compte, et sans victimes notoires, le fantôme de Negrín terrassa le spectre du Caudillo. Quant aux révolutionnaires, ils étaient déjà morts depuis longtemps, fusillés par les deux camps.

José FERGO