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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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De la domination matriarcale
Le pouvoir de la Mère dans la jouissance des Pietà
Article mis en ligne le 15 septembre 2016

par F.G.


« Il n’y a pas de plus grande force idéologique contre-révolutionnaire que le christianisme sous toutes ses formes, si ce n’est l’islam ! »
Guy Debord, Correspondance, volume 3, 1965-1968, p. 40.


La révolte impossible contre la Mère

La révolte contre le Père – la dénonciation de son pouvoir – est devenue une sorte de lieu commun vulgarisé par la psychanalyse. Il est en effet entendu que cette révolte est salvatrice et nécessaire au développement de l’individu, et que sur le plan historique, elle participe d’un mouvement de libération qui joue une fonction évidente de levier dans un processus de déconstruction de l’ordre établi.

Le patriarcat a donné naissance, on le sait, à un mode de pouvoir dans lequel l’exercice de l’autorité se fait de façon brutale et violente. Il justifie sa domination au nom de la loi. La mère, au contraire, fonde sa domination sur sa bonté de mère aimante et dévouée, et sur une dette de vie qui ne peut pas être remboursée sur le plan symbolique. Or, il est assez curieux que le pouvoir de la Mère qui œuvre au sein du pouvoir politique du Père soit assez peu étudié. Les psychanalystes le savent et le disent, cette dimension n’est pas anodine, loin de là. Très souvent l’analysé bute sur la question de la mère, parfois pendant de longues années et elle devient ainsi le sujet central de l’analyse. La Mère est au cœur de la névrose. Et c’est le lieu où le pouvoir résiste le mieux à sa remise en cause. C’est aussi, et surtout, le lieu où l’intimité charnelle, entre le pouvoir et la mort est, de façon extrêmement hypocrite, immédiate et vivante. Il n’est donc pas saugrenu de s’interroger sur cette structure de domination dans un numéro qui met sur le gril le pouvoir et la mort [1] en tant qu’ils sont liés sur le plan symbolique et réel. Car le pouvoir de la mère, masqué et difficilement dénonçable (énonçable), trouve sa justification dans l’acte de donner la vie et, de ce fait, a donc partie liée avec la mort. La dette que contracte tout être vivant à l’endroit de sa mère ne peut être comblée en retour d’aucun don qui, si l’on peut dire, remettrait le compteur à zéro. Dans la symbolique chrétienne mise en scène dans sa propagande iconographique, offrir à sa mère son corps mort et lui permettre d’en jouir, après tant de sacrifices par elle consentis, est le moyen d’instituer le pouvoir de la Mère. D’autant qu’elle protège le nouveau-né, le nourrit, le soigne et l’éduque dans le respect de la soumission à la loi du Père. La Mère ou l’impossible potlatch ! Ainsi, le désir d’émancipation se transforme en culpabilité et enferme la pulsion de vie dans sa prison. Si se libérer de son père est chose relativement facile et commune, se libérer du pouvoir de la mère s’avère singulièrement plus complexe car entaché d’une sentimentalité culpabilisante. Le christianisme en tant qu’idéologie de la soumission a utilisé la figure de la Vierge à dessein.

De la Mère à La mère

La figure de la Vierge sous toutes ses formes tient une place particulière dans l’iconographie chrétienne. La nature idéologique de son image et de son culte mérite d’être considérée avec soin, car, à n’en pas douter, son retentissement dans l’inconscient occidental est considérable. De la Vierge à l’enfant aux Pietà se tisse, dans le cadre d’une représentation codée et normalisée, la trame d’un discours qui parle du pouvoir singulier de la bonté comme mode de servitude volontaire, désirable et désirée. On ne peut en ignorer la nature symbolique et partant en souligner l’efficience. Porter le corps mort de celui qui lui a échappé, le fils, le corps de celui qui fut la cause de sa soumission à un ordre des choses qui n’était ni plus ni moins que celui du Père, marque une ultime étape vers la déification de la Mère de Dieu et représente une sorte de revanche qui fait écho aux portraits douceâtres et ambigus des jeunes femmes tout juste pubères définitivement cloîtrées dans leur rôle de mère. De la gravité hiératique des Vierge à l’enfant se dégage une sorte de tristesse résignée dont Giovanni Bellini (1430-1516), entre autres, nous a transmis l’expression tragique et délicate. Philippe Borgeaud [2] souligne que « la Mère des dieux est aussi la Mère des hommes » et qu’elle garde, protège et pérennise la légitimité du pouvoir du Père. Son culte, comme l’explique l’auteur, trouve ses racines et puise sa vitalité dans les mythes ancestraux. Mais la spécificité de la Mère de Dieu tient dans la nature profondément perverse de son attitude aimante et protectrice et de la revanche que réalise le corps du fils mort, gisant sur les genoux, tel que les Pietà la représente. Le pouvoir de la Mère est arc-bouté sur un idéal de bonté qui la met à l’abri des attaques susceptibles d’en dénoncer l’extrême perversité. Faut-il rappeler que, dans le mythe chrétien, le père réel, Joseph, était un faible, un pauvre type [3] soumis qui bossait comme un dingue (homo faber) et n’avait droit à rien ? Dans certaines représentations [4], il est tout juste bon à servir de lutrin aux anges musiciens pendant que Marie et Jésus dorment profondément. Le Père idéalisé était pour Marie de nature incestueuse. Il ne s’agit pas d’une banale tragédie grecque dont Racine en son temps eût fait une belle histoire de lutte entre le Désir et le Pouvoir. Mais il s’agit bel et bien d’une structure idéologique qui organise le social d’un point de vue idéologique et, sans doute, pénètre l’intimité du sujet soumis au pouvoir plus trivial de La mère dans la banalité d’un schéma névrotique explicite. Le déplacement de la majuscule n’est pas un simple effet de pédantisme. Il n’aura pas échappé au lecteur que de la Mère à La mère, le changement de registre souligne un glissement symbolique qui, pour reprendre la formule de Freud [5], extrait « de l’inventaire psychique d’une civilisation », nous permet de montrer comment l’aliénation sociale passe par une soumission psychologique.

La bonté ou le pouvoir incontestable de la mère

Hannah Arendt souligne que le christianisme a substitué à l’idéal de sagesse, présente dans la doctrine de Socrate, un idéal de bonté [6]. Ainsi, fort de ce glissement sentimental, la communauté est appelée à régler ses affaires en termes de bonté, écrit-elle. Cette doctrine enferme désormais la sphère publique dans une relation personnelle d’homme à homme [7]. Elle rabat le politique sur une intimité étriquée au sein de laquelle prospère, sous couvert d’une culture du bon sentiment, la mauvaise conscience du sujet qui va verrouiller les relations de pouvoir et de dépendance de façon étroite et inextricable. Fumet névrotique qui sera exploré par les psychanalystes avec la pertinence que l’on sait. Cet idéal enferme le sujet dans un projet politique et social qui renforce le principe de domination fondé sur la soumission à un ordre des choses désormais impensable (au sens littéral du mot), un ordre dominé par l’émotion et dont la bonté sera la clé de voûte. Que le pouvoir soit bon, protecteur et charitable, et il inscrira sa légitimité dans un niveau de sentimentalité qui le mettra hors de portée de toute remise en cause, sauf bien sûr à devoir assumer, pour celui qui s’y risquerait de façon impudente, une mauvaise conscience dévastatrice. Le pouvoir de l’Église, sous l’impulsion de ses idéologues, Saint-Paul et Saint-Augustin, se construira précisément sur le principe de la mauvaise conscience. Paradigme aux multiples déclinaisons qu’ils établiront en dogme. « Ainsi la doctrine religieuse nous dit la vérité historique, bien que sous une forme transformée et déguisée » [8], nous rappelait en 1948 Sigmund Freud, tout aussi remonté sur la question qu’un Nietzsche pouvait l’être sur les méfaits du ressentiment. Cette charpente de la relation à soi et au monde sera présentée pendant des siècles par la propagande chrétienne comme le seul moyen possible de vivre en paix avec soi-même (donc avec l’ordre social dominant). Cette vision pénétra au plus profond des consciences et fit de tout désir d’émancipation une apostasie susceptible de justifier le bûcher. Mais heureusement, le repentir et son corollaire – le pardon d’un pouvoir empreint d’une inaltérable bonté structurelle – pouvaient arranger les choses dans une sorte de déluge de larmes et de contritions. Le spectacle de la pénitence individuelle ou collective ritualisait ce nécessaire retour à l’ordre. Chacun était ainsi remis à sa place et le jeu pouvait continuer de la sorte, indéfiniment. Par un effet de la bonté, le pardon et la rédemption articulaient cette machinerie somme toute assez simple, pour ne pas dire simpliste, mais terriblement efficace. Le pouvoir ecclésiastique qui contrôlait la pérennité d’un ordre social dont, par bonté d’âme, il avait accepté la garde, parvint à convaincre ses victimes qu’au fond, elles méritaient le sort auquel leur ambition déraisonnable les avait ainsi condamnées. Autrement dit, l’ordre social confiné dans la structure idéologique du christianisme est fondé sur l’impossibilité structurelle d’échapper à la culpabilité, car celui qui est la victime des méfaits de la bonté est aussi celui qui ne sera jamais assez reconnaissant de ses bienfaits. C’est pour ton bien mon fils que je te fais du mal et ta révolte qui me fait tant de mal ne te fait aucun bien, par conséquent désire le mal que je te fais, désire-le pour toi-même, tes fils et les fils de tes fils. Amen ! Schéma que le stalinisme, au contraire du nazisme, sut exploiter avec une certaine habileté. Et aussi le fascisme sanctifié par le Vatican !

L’art de la manipulation des sentiments et des opinions trouve dans l’idéologie de la bonté maternelle une consécration dans la mise en scène de la famille. Cette image de la Sainte-Famille communiant dans un désir commun de paix mortifère est devenue une figure de la propagande universelle et réunit politiciens démocrates et dictateurs dans un même usage. Edward Bernays [9] relève que prendre un bébé sur ses genoux devant les photographes et le cajoler n’a de sens et d’efficacité en termes de manipulation qu’à la condition que ce soit le signifiant d’un projet politique fondé sur les valeurs de la famille et, partant, de l’idéologie de la bonté suave en tant qu’elle représente l’alpha et l’oméga d’un ordre social fondé sur la soumission à l’image d’un amour dégoulinant de bon sentiment. Celui qui exerce son pouvoir au sein d’une relation enfermée dans la sentimentalité d’une émotivité primaire, l’exerce, de gré à gré, au nom de l’amour, de la protection et pour le bien de celui qu’il chosifie. Écraser son prochain de sa bonté est en effet un bon moyen de prendre le pouvoir. Le mythe de « l’amour gratuit de la mère » justifie à lui seul que l’on se prosterne devant sa figure emblématique. Dès lors qu’elle est présentée comme l’image de la foi, il est impossible de ne pas relier son culte à un projet plus vaste. Il n’est donc pas surprenant que le culte de la Mère apparaisse et se développe à chaque étape de la reprise en main du pouvoir de l’Église catholique sur une société qui lui résista malgré tout. Ainsi, le concile de Latran en 649 de notre ère proclame la virginité perpétuelle de Marie. Or, à cette époque, le pouvoir ecclésiastique romain est précisément en pleine crise. Il est traversé par des polémiques dogmatiques au retentissement géopolitique qui déchire l’Orient et l’Occident et menace directement sa légitimité politique. Pour répondre aux attaques de Luther et Calvin, quelques siècles plus tard, l’interminable concile de Trente (1545-1563) organisera la contre-réforme et ses canons baroques. Il semble évident que le culte marial, dans ses dogmes et ses représentations, est, au regard de l’histoire, un enjeu symbolique autour duquel se cristallise la relation de soumission que le fidèle doit établir avec ses maîtres grâce à l’intercession de la Vierge, jusque dans l’intimité de son quotidien.

Le culte marial ou l’exaltation de la soumission désirable

La dépendance affective de la victime vis-à-vis de son tortionnaire comme fondement d’un ordre totalitaire a trouvé dans la Vierge sa plus pertinente et sa plus efficace représentation. Il n’est certainement pas anodin de souligner que tous les régimes totalitaires de droite (alliance du sabre et du goupillon) s’emparèrent du culte marial avec une hystérie et une jubilation dont l’efficience ne s’est jamais démentie partout dans le monde chrétien (Espagne, Italie, Portugal, Amérique latine, etc.). En 1987, le très réactionnaire Jean-Paul II publie, dans le cadre d’une opération de reprise en main théologique, son encyclique dans lequel il relance le culte marial et développe un activisme quasi militant en la matière. Comme pour effacer les effets néfastes de Vatican II, il cherche avant tout à remettre, une fois de plus, le pouvoir romain sur les rails d’une tradition structurée idéologiquement par Pie IX (1792-1878). C’est d’ailleurs en 1854, dans un contexte historique où partout en Europe progressent les idéaux laïques et révolutionnaires (la date n’est donc pas anodine) qu’est proclamé par Pie IX le dogme de l’Immaculée Conception. Il s’en suivra une série d’apparitions miraculeuses [10] qui confortèrent la doctrine dans une sorte de délire mystique que l’on pourrait qualifier de bienvenu en la circonstance. Et, en 1870, c’est sous les auspices de la Vierge qu’est proclamé le dogme de l’infaillibilité pontificale. Ainsi, de façon évidente, le pape va organiser, sous le signe de la Vierge, la reconquête idéologique de l’Église dans une Europe où le mouvement ouvrier s’organise et gagne chaque jour de la force. Marie est l’arme de la reconquête. Elle signifie le réarmement moral du christianisme chaque fois que ses fondements politiques sont ébranlés. Dans le Paris ouvrier déchristianisé [11] de la fin du Second Empire, cette reconquête sera l’objectif fixé aux congrégations. La haine que l’Église vouera à la Commune doit aussi se comprendre selon la nature idéologique d’une institution qui frémit à l’idée que la société puisse renoncer à la considérer comme une organisation légitime et nécessaire au maintien de l’ordre, ordre reposant sur la hiérarchie immuable des hommes et des classes.

Pie IX a agi en termes de pouvoir, c’est évident. Il voulait relancer la foi populaire en usant du culte marial comme d’un levier. Il s’inscrivait dans une tradition culturelle qui avait déjà fait ses preuves au XVIe siècle lorsque le protestantisme fut sur le point de bousculer le catholicisme. Il s’agit de sacraliser la soumission de la Vierge en incitant les fidèles à imiter un modèle de bonté et de résignation. Pie IX était un véritable « pape-roi », son règne s’étendit de 1846 à 1878. Il sera béatifié par Jean-Paul II le 3 septembre 2000. Il avait toujours été un ennemi farouche des idées héritées du siècle des Lumières et donc de toutes formes de libéralisme politique (l’encyclique de 1864). Il passera d’ailleurs à la postérité pour avoir fait exécuter des patriotes italiens. Le 22 septembre 1870, les troupes françaises se retirèrent du dernier territoire encore contrôlé par les forces militaires du pape et, le 2 octobre, les soldats du jeune État italien entrèrent dans Rome. La ville fut alors proclamée capitale du royaume. C’en était donc définitivement fini des États pontificaux. Pour un pape qui avait érigé l’infaillibilité papale au rang de dogme, le coup était rude. Dès lors, il se considérera prisonnier dans le Vatican d’où il continua à vitupérer et à agir via ses puissants « réseaux d’influence » contre le vent de réformes qui soufflait sur l’Europe. Signalons simplement, en passant, qu’il faudra attendre les accords de Latran, le 11 février 1929, pour que soit rétabli l’État de la cité du Vatican. Grâce à Mussolini... En 1875, Pie IX lance également un mouvement de dévotion au Sacré-Cœur dont la construction – pour expier les crimes de la Commune – d’une basilique monumentale à Montmartre, commencée la même année, en est le symbole le plus écrasant, et sans doute le plus ignoble.

Le culte marial est donc une opération de mobilisation populaire simple et efficace dans la mesure où il joue uniquement sur le registre émotionnel et affectif ne nécessitant aucune exégèse et dispensant le fidèle d’un apprentissage long et fastidieux. C’est un culte à consommer sur place au milieu d’une foule de fidèles hystériques. Ce culte s’adresse aux pauvres et aux opprimés victimes d’un système social inique (valets de ferme) ou aux victimes du colonialisme. Ainsi à Guadalupe, en 1531, au plus fort des crimes coloniaux espagnols au Mexique, « un petit indien, pauvre et de condition modeste », récemment converti par endoctrinement dans une mission, verra apparaître la Vierge sur le tertre du Tepeyac. Elle lui dira : « Je suis ta Mère bienveillante et celle de tes semblables. » [12] Le Maréchal Pétain, quant à lui, établira la fête des mères. Et un bon fils va avec sa maman à la messe écouter les prêches réactionnaires d’un clergé fascisant, antisémite, homophobe, sexiste et anticommuniste ! La mère idéalisée ouvre les portes de l’intolérance dogmatique avec tant de douceur que les cris des suppliciés ressemblent aux chants des anges. C’est dans les caves des casernes chiliennes et uruguayennes que le catholicisme a trouvé une terre d’accueil digne de son idéal totalitaire.

L’icône de la mère et la perversité du pouvoir

Revenons à l’icône de la Vierge à l’enfant et à la valeur symbolique de son évocation dans le reflet des Pietà [13]. La défaite de cette très jeune femme est consommée dès lors qu’elle renonce à son désir de vivre une vie de femme et cède à celui du Père pour devenir une Mère. Désormais, pourvue d’un objet dépendant de ses soins et de son « amour », sa revanche sera étroitement liée au destin de l’objet symbole de perte (de liberté). Inscrite dans le registre de la perte, la dette contractée par l’enfant-objet sera rachetée dans sa mort qui verra le triomphe de sa mère. Que ne fut-elle Antigone ? Elle en avait l’âge. De Sophocle à Henry Bauchau [14], nous avons en effet matière à méditer sur ces femmes qui en conquérant leur liberté libèrent le monde d’une dette d’amour abusif et permettent à leur descendance de construire une histoire où le sujet devient acteur de sa propre vie. En devenant femmes aux destins singuliers, elles deviennent humaines, c’est-à-dire l’égale des hommes, et ainsi laissent une chance à leur descendance de se construire dans le cadre d’un échange possible, dans l’altérité. Georges Bataille n’est pas très loin, car Antigone parle aussi d’un temps où la fonction ne se confondait pas avec l’existence. À l’inverse, lorsque la fonction maternelle devient le sens de l’existence, le culte mortifère des Pietà devient une justification spectaculaire du sacrifice.

Car dans les textes des auteurs de tragédie, on parle de l’humain et de l’inhumain, de la liberté conquise, de la lutte à mort des consciences, en bref d’un lieu où l’autre serait une sorte d’absolu ravageur, mais en aucun cas un objet, symbole d’une dette d’amour et, partant, d’une domination sans autre issue que la mort du fils pour susciter la jouissance de la mère, comme les Pietà le symbolisent. L’enfant dans les bras de sa mère exprime cette destinée sans vie pour les deux figures (la jeune femme et son bébé). Parler de la femme, de la fille, sans magnifier, ni instituer la mère et son cortège de perversion est impossible dans le cadre de l’iconographie étudiée. Avec le christianisme institutionnel, le tragique est devenu une opération de manipulation des consciences dans le cadre d’un projet politique qui vise à la totalité dans sa formulation du sujet et dans sa relation au pouvoir.

Le pouvoir manipulateur de la mère se fonde sur son sacrifice qu’illustrent si bien les représentations de la Vierge à l’enfant de Giovani Bellini et, surtout, de Piero di Cosimo (1461-1522) dans son tableau exposé au Musée du Louvre à Paris, intitulé La Vierge et l’Enfant à la colombe (1490). Elle est le symbole de la très jeune femme sacrifiée à la maternité. Elle se trouve ainsi sacralisée et son malheur légitime le mal qu’en retour, elle dispensera à ceux qu’elle aime et qui l’aiment. L’iconographie des Pietà, dans une sorte d’accomplissement qui tient au retournement de la situation, nous la montre jouissant de son malheur. C’est bien là le plus tragique dans la fonction maternelle ; la mère jouit de tout ce qu’elle sacrifie mais de façon si tordue, si ambivalente que cela en devient un symptôme : une façon de dominer, et surtout un art névrotique d’inoculer son virus à l’objet de sa domination. Avec une maestria qui doit beaucoup à l’hystérie, elle en fait payer le prix fort, mais de façon insidieuse, par le biais, en attendant son heure. Elle trouve, dans ses larmes, sa posture de mater dolorosa et surtout, en parfaite hystérique, dans l’adoration qu’elle suscite, le moyen de jouir enfin de son désir sacrifié, écrasé par la volonté du Père. À propos de L’Extase de Sainte-Thérèse du Bernin [15], Jacques Lacan affirme qu’« elle jouit, cela ne fait pas de doute » [16]. « Ces jaculatoires mystiques, ajoute-t-il, ce n’est ni bavardages, ni du verbiage, c’est en somme ce qu’on peut lire de mieux. [17] » Et comment, dans ce registre, ne pas mettre en équivalence la Pietà de Michel-Ange (1498-1499), exposée dans la Basilique Saint-Pierre, au Vatican ? La Vierge éternellement jeune et désirable au regard équivoque tient sur ses genoux le corps souple et abandonné de l’enfant mort de fraîche date.

Les Pietà baroques font écho à la Vierge à l’enfant. Elles marquent le triomphe de la mère en tant qu’elle représente la consécration névrotique des passions tristes (Spinoza). Le thème iconographique de la Pietà apparaît dans la peinture italienne au milieu du XIVe siècle. Il est constitué de deux figures centrales : celles de la Vierge assise et du Christ mort couché sur ses genoux. Cette image s’est formée dans le cadre d’un culte mortifère. Avant ce tournant idéologique, les fidèles adoraient la croix vide et le Christ en Gloire. Désormais, c’est un corps souffrant et torturé à mort qu’ils contempleront. Le thème est donc tardif dans l’iconographie chrétienne. La représentation nous montre la Vierge sublime dans sa douleur recueillant entre ses bras le supplicié détaché du gibet. « Nous sommes en quelque sorte en face d’un enfant à qui la maman s’apprête à rendre ses soins ou qu’elle se met en devoir de consoler. [18] » L’objet redevient objet.

Le pouvoir de la mère,
symbole de l’accomplissement mortifère de tout pouvoir

Blaise Cendrars voit dans la mère (au sens symbolique du terme) une manifestation du masochisme érigé en système. Dans Moravagine, il écrit ceci : « Plus la femme enfante, plus elle engendre la mort. Plutôt que de la génération, la mère est le symbole de la destruction, et quelle est celle qui ne préférerait tuer et dévorer ses enfants, si elle était sûre par-là de s’attacher le mâle, de le garder, de s’en compénétrer, de l’absorber par en bas, de le digérer, de le faire macérer en elle, réduit à l’état de fœtus, et de le porter ainsi toute sa vie sur son sein ? [19] ». Telle la Pietà enfin récompensée de son désir sacrifié… S’il est la revanche de la femme sacrifiée, le règne de la mère est sans doute aussi terrible, aussi destructeur et in fine aussi redoutable que la domination patriarcale. La perversité en plus. Le don de la vie s’accompagne d’une perte pour la femme réduite à l’état fonctionnel de mère. Le don de la vie en retour est celui de l’enfant mort dans ses bras, et dans la position du départ, sur ses genoux. Lorsque la mère jouit, le fils est mort. Lorsque la femme accepte de n’être qu’une mère pour la société, le fils est déjà mort. Ce pouvoir fondé sur la bonté cache tant de douleur que la Mère en se rangeant du côté du pouvoir du Père donne au fascisme ordinaire une caution sans pareil. La force du père pour vaincre, l’amour sacrificiel de la mère pour convaincre ou l’alliance des phalanges franquistes et du clergé catholique.

Jean-Luc DEBRY
(2008)

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