Bandeau
A Contretemps, Bulletin bibliographique
Slogan du site
Descriptif du site
À l’intersection des voix :
Henri Calet et Georges Henein
Article mis en ligne le 12 août 2015

par F.G.

Quelques lignes d’intersection, rues de Paris frémissantes, ou rails qui se perdent dans les sables du désert…

Le sens de l’Histoire (ou l’âne élu maire)

L’Histoire s’écrit avec majuscule mais se fait avec des hommes ordinaires aux histoires minuscules. Elle est une dimension obsessionnelle de la vie des deux écrivains, une souffrance personnelle, et par empathie, une expérience démultipliée. Calet est confronté à des événements tragiques (à Andancette, en 1944), tandis que Henein n’en perçoit que l’écho diffus, une lointaine canonnade : c’est la « voix bleue, voix de temps de guerre… [1] » Calet développera un « patriotisme sans tambour » à travers quelques faits de résistance dont il fut le témoin, ou dans le récit de sa captivité. Pour Henein, la guerre est vécue en termes de blocus, et d’attente indéfinie de la sortie du tunnel.

Ce qui réunit les deux hommes, c’est au départ une commune révolte, devant conduire logiquement à la révolution. Qu’il s’agisse du Mérinos, ou du Rappel à l’ordure, pamphlet paru au Caire en 1935, sous la signature de Henein et de Jo Farna, une volonté d’agir à travers la littérature se perçoit, avec en outre l’aide concrète apportée par Calet aux réfugiés espagnols, ou la création au Caire en 1939 du groupe « Art et Liberté », dans le sillage de la FIARI de Breton et Trotsky.

Quand Henein lance les éditions Masses, on est en pleine guerre, et à partir de 1944, le souci s’élargit à la condition des hommes pris dans la guerre froide, au début de l’ère atomique. Calet éprouve le choc doux-amer de la Libération, et c’est la criante vérité des enquêtes réunies dans Contre l’oubli, ou le mémorial d’Une stèle pour la céramique.

Au fond, la plupart des livres de Calet sont un témoignage, partant de son vécu parfois romancé, parfois à nu. D’ailleurs, la bande qui entoure Le Mérinos, en 1937, reprend une phrase du cardinal de Retz : « Il y a des temps où il est impossible de rien faire ».

Au-delà de leurs engagements politiques nuancés (Henein préfère le cocher réactionnaire, mais qui promet d’être amusant, à l’homme de parti doctrinaire ou à l’âne élu maire de village par les fellahs), tous deux éprouvent une commune suspicion devant le monde politique et face à ceux qui gouvernent le monde. L’époque qui leur échoit ne pouvait pas être plus sinistre et plus décourageante. Reste à en dénoncer le burlesque et, toute croyance en une action politique directe déçue, à décrire les sujets d’accablement pour l’homme de l’après-guerre : la mainmise du parti sur l’homme, l’équilibre de la terreur, la fausse monnaie du discours idéologique. Henein s’y emploiera encore avec malice dans la Petite Encyclopédie politique, en 1969.

L’Histoire contemporaine, en apparence si peu présente dans les « nouvelles » de Henein, se diffracte en aphorismes, inscriptions à graver tout au fond de la caverne. En apparence, quoi de commun entre les « nouvelles » réunies sous le titre Notes sur un pays inutile, et celles de Trente à quarante ? Entre « America » et « Portrait partiel de Lil » ? Rien. En profondeur, tout. Si l’on veut bien considérer les fables de Henein comme des représentations de la destinée individuelle, souvent prisonnière de déterminations extérieures (la nation, donc potentiellement la guerre).

Réalisme de Calet, surréalisme de Henein

Lorsque Henein écrit à Calet, rien ou presque ne transparaît de son activité surréaliste dans les années 1930-1940. Deux mondes étanches se côtoient. Mais, à l’époque de Suite et fin (1934), ou du Rappel à l’ordure, quand il écrit dans le mensuel Un effort, Henein est un jeune écrivain révolté, prêt à couronner Ubu contre la société « constipée ». Qu’on se reporte aux cahiers de Maurice Wullens, Les Humbles, en décembre 1936, à « Et si on ne les pend pas », ou au « Chant des violents » : « Quand nous aurons enfin vidé de son lard le dernier bourgeois debout… » Sa révolte rencontre (avec un sérieux décalage) celle des jeunes surréalistes parisiens. Il rencontre un mouvement qui engrange les fruits de sa révolte. Un mouvement revenu de sa mise au service de la révolution, ou déjà trop nuancé pour s’accorder à une telle virulence. Mais sa manière d’écrire alors, ses thèmes, sont extrêmement proches de ceux de Calet écrivant Le Mérinos par exemple. Simplement, chacun est parti d’un point d’origine opposé.

Henein n’a pas la connaissance du petit peuple égyptien que pourrait avoir son ami Albert Cossery. Il appartient à la haute société cosmopolite du Caire, et c’est un observatoire instructif d’où il rapporte quelques pages sarcastiques publiées dans Un effort, entre 1933 et 1935, à propos des journalistes, des conférenciers, des mœurs du beau monde (« Le Bridge cairote », ou « L’Ordre règne »). Henein, le plus turbulent des « Essayistes », se fait une réputation de casseur d’assiettes.

On pense à ces chroniques du Paris mondain réunies sous le titre du Croquant indiscret. Le Tout-Paris inspire à Calet des réflexions mi-tendres mi-ironiques, jamais agressives ou brutales. Ainsi : « Je plaignais très sincèrement les riches qui se trouvaient devant l’alternative de pratiquer une philanthropie, en somme inopérante, ou de se dépouiller entièrement. [2] »

Question d’âge, qui nuancerait de tristesse l’humeur massacrante ? La Belle Lurette ou Fièvre des polders n’ont rien de tendre, mais la portée de l’attaque, indirecte, est peut-être plus efficace. Décrire les conditions de vie du peuple parisien, une situation sociale désespérée, Henein le fera dans un poème comme « Le sens de la vie », paru en 1938, dans Déraisons d’être, ou dans « Réveil » : « L’épouse flasque et connue / bouge / sous la main du matin / un bruit de pots renversés /descend des étages [3] » – des mots qui semblent issus de la trame tissée de fils noirs du Mérinos. Cela suffit amplement, sans qu’une attaque en règle contre les riches bourgeois soit nécessaire. Mieux, Henein élargit son propos à la condition générale de l’homme ordinaire, l’homme sans qualités du vingtième siècle.

Il prend une direction différente de celle de Calet, loin d’une littérature de témoignage, ou de mémoire, et notamment par l’invention de « l’Irréalisme » Il énonce un programme de création littéraire auquel il se tiendra avec une certaine rigueur et ceci avant même d’entrer en contact avec Breton, et d’assumer quelques responsabilités dans le groupe surréaliste : « Ecrire n’importe quoi qui vous soit advenu intérieurement et qui n’ait pas été provoqué par une cause extérieure et qui ne puisse pas se transporter ni s’utiliser dans le monde extérieur [4] ».

Henein illustrera cette découverte par une histoire du Noumène, ou bien par celle de la rencontre impossible d’un nonce à l’intérieur d’une oreille. On est fort loin des personnages de Calet, nés du redéploiement sans fin de ses tribulations dans l’existence, et même du temps d’avant sa naissance. Toutefois, Henein ne s’en tiendra pas strictement à l’Irréalisme. Nous l’avons vu, tous ses poèmes ne sont pas allumés au brasier des images surréalistes, qui brillent en particulier dans La Force de saluer, ou dans Le Signe le plus obscur.

On est en 1938, et Calet retient du premier recueil de son ami, essentiellement un poème engagé, « Non-intervention », et un autre, « Saint-Louis Blues », où il perçoit la « pulsation » du cœur. Il les aime parce que « tous deux criés avec un souffle chaud [5] ».

Calet et Henein se rejoignent par l’émotion qui peut naître en présence de l’infortune et des caprices de la destinée. La conscience qu’ils ont de l’insuffisance de la vie telle qu’elle se présente d’ordinaire, et du formidable rêve qui habite les êtres en apparence les plus démunis, les établit dans une proximité qui dépasse la divergence d’allure de leurs livres. D’ailleurs, peut-on prétendre que Calet est un pur réaliste (ou un naturaliste) ? Ses références au réel sont soigneusement choisies, et leur expression est loin de se vouloir mimétique. Non, ce serait un masque de trop pour l’écrivain nu. Certes, les deux amis ne sont pas loin de se retrouver frères dans la manie d’appeler un chat un chat. Un souci d’exactitude qui conduit tout droit dans la merde.

Henein loue Calet pour cela, d’être « du côté de la vie. Du côté de la merde », comme dans La Belle Lurette, où l’Egyptien lit « une image immédiate de notre destin dans ce qu’il a de plus sordide, et de plus humiliant [6] ». De fait, c’est bien de cela qu’il s’agit, en suivant le « chemin des pauvres » : « C’est vrai, on en était pleins jusqu’à la gorge. [7] »

D’où l’importance du cri. Il faut crier au travers de cela qui est la vie inacceptable. Ils perçoivent bien cette détresse commune, et savent, avec un style qui leur est propre, l’exprimer au plus près du cri. Henein connaît même la « pointure du cri ». De la misère humaine, Calet donne l’image, non la reproduction ; son œuvre vaut par la puissance de l’émotion qui la porte, et par ce qu’elle remue en nous de (mauvaise) conscience. Calet le Parisien et Henein l’Égyptien possèdent chacun un répertoire d’images déterminé où s’entendent en particulier les mots « blessure », « cicatrice » et – surtout chez Calet – « larmes », « cœur ».

Calet aimait parler de son enfance et de sa vie. Telle était sa prédilection. Henein répugnait à la confidence au point que sa vie intime demeure parfaitement opaque. L’un tient la bride courte à ses chagrins, quand l’autre s’épanche, et taquine la plaie, aiguisant son désespoir. Ainsi, d’une « nouvelle » de Henein, on peut retenir de son enfance ses seuls mots : « Une gouvernante fut engagée qui m’enseigna l’art de cacher les chagrins. » À l’écrivain s’oppose un ami qui affirme : « Je suis un sac de désespoir. [8] »

Non pas que Henein ne se sente pas parfois tourner au sac, mais, éducation ou stoïcisme aidant, il reste avare de confidences, même dans ses lettres, attribuant son ennui à un état de déliquescence général étendu au pays. Calet est fort ressemblant à cet ami devenu sac, lui dont l’une des dernières images (si pleinement merveilleuse et inattendue) sera : « C’est sur la peau de mon cœur que l’on trouverait des rides. Ne me secouez pas. Je suis plein de larmes. [9] »

Henri Calet, l’homme en verre, l’être fragile, ne pourrait-il transmuter le trésor de ses larmes en magie littéraire ? D’une sensibilité si grande, il a su faire une matrice d’images avec le chagrin et la souffrance, ce qui fait de lui le frère en cicatrice du bouquet d’héroïnes si pâles, fragiles, solitaires, que Henein a su composer. Le commun dénominateur des larmes, l’un montrant son cœur, l’autre, avec une pudeur excessive, désignant celui des autres.

Une littérature tendue

Mettons que Henein serait davantage du côté du retournement paradoxal, et qu’il manie le verbe comme un saboteur : « prière d’ouvrir : danger de vie », anticipation des boîtes-alertes qu’il invoque pour présenter le surréalisme à son auditoire cairote, en 1937.

Chacun de ses titres est un paradoxe : quelle peut bien être la vie lorsqu’elle est creuse ? Et quelle valeur associer au message s’il est opaque ? Au fil des pages, Henein insère des formules mémorables, énigmes qui tentent de cerner l’insoluble, ou bien contribuent à enfermer le lecteur dans un labyrinthe voisin des bibliothèques borgésiennes.

Henri Calet lui, en accord avec sa tendresse compulsive et généalogique, travaille moins la langue comme un piège du sens à construire que comme une épaisseur signifiante, qui sera à réactiver, dans un sens ironique (Le Bouquet), nostalgique et sensible (La Belle Lurette), ou qui suggère un étouffement (Les Deux Bouts). Cette œuvre revient avec une immense émotion sur chaque détail de la vie passée, et plutôt deux fois qu’une, ce qui ne va pas sans contradiction avec l’idée de concision et d’une économie de moyens propre à Calet. Ce dernier peut évoquer brièvement, mais un nombre de fois indéfini, certains événements de son existence. Le lecteur remarque une tendance naturelle à la répétition. Calet reprend le même passage, mais dans un contexte différent, indice de l’autonomie de ces « morceaux » de littérature, découpés puis réutilisés ailleurs. Henein, pour sa part, n’est pas étranger à de telles manipulations, passant avec aisance du billet journalistique au poème, puis au récit. Ainsi le poème « La Force de saluer » reprend des éléments du récit « Le Seuil interdit ».

Tous deux sont écrivains et journalistes. Deux registres donc, l’un servant l’autre, ou l’emportant sur l’autre, suivant les périodes. Et du fait qu’il s’agit d’un vécu (et rarement d’une fiction), écrire leur épargne l’embarras du choix d’incidents et de personnages. Au fond, un seul livre s’écrit qui est eux-mêmes, un autoportrait plus ou moins crypté.

Calet n’est-il pas l’auteur d’une œuvre plus volumineuse que celle de Henein, comprenant de nombreux romans ? Certes, mais s’agit-il vraiment de romans, ou bien ne se distinguent-ils pas avant tout par le commentaire de la vie, par la sensibilité vive qui s’exprime dans quelques notations brèves et remarquables ? En réalité, c’est un trajet de vie, dont le lecteur est minutieusement informé, qui aboutit à de telles réussites langagières. Tout semble fait pour aboutir à elles, et les méandres existentiels sont réduits à leur plus pure expression, pour atteindre à leur formulation définitive, un peu comme la fable « naturaliste » pongienne aboutit à la perle rhétorique. Calet fait cet aveu : « Je dirai encore que c’est par le seul moyen du langage – et non par la “fable” de l’intrigue – que je cherche à raccrocher le lecteur à chaque coin de phrase [10] ». L’absence au fond d’une réelle intrigue, et d’une fable qui structure, favoriserait chez Calet comme chez Henein l’attention à des formules brillantes, et donnerait à l’écriture en prose cette qualité de « diamant jeté au feu [11] ».

Henein répugne à la confidence, fût-elle allusive ; il le dit au moment même où il va parler de son ami. Il répugne à « marauder en terrain confidentiel [12] », mais cela n’est pas contradictoire avec le fait de parcourir sa propre vie dans ses « grandes largeurs », comme s’y emploie Henri Calet. Le refus de la fiction ne le fait pas tomber pour autant dans l’autobiographie complaisante. Henein aime que des pans entiers de la vie de son ami lui soient inconnus, notamment son voyage en Amérique du Sud. Mais qui en perçoit l’écho dans « America » ou dans Un grand voyage, en sera pour ses frais de curiosité. La vraie vie de Henri Calet reste, elle aussi, mystérieuse. Lire une nouvelle de Georges Henein aboutit à la même frustration que lorsque Calet évoque une aventure sentimentale, dans Les Grandes Largeurs : un petit roman avorté sur la banquette usée d’un café où il s’est arrêté au cours d’une promenade. Il n’y aura pas d’indiscrétion. Ce goût de l’ellipse, et les silences si nombreux qu’ils deviennent parfois un élément essentiel de l’action dramatique, s’expliquent de plusieurs manières. Il en est une, classique, qui appartient à Paul Morand, considérant que son siècle est celui de la vitesse, appelant le genre bref de la nouvelle. Mais, dans le cas de Henein et de Calet, il s’agit plutôt du « cœur à l’ouvrage », d’une force qui fait défaut. Et chacun de se reprocher sa paresse, sa fatigue, ou bien le manque de temps. La raison essentielle de leur brièveté expressive serait aussi à rechercher dans une commune déception devant l’histoire, déjà évoquée. Selon Henein, Calet n’attendait plus rien que « la confirmation du trop tard indélébile, inscrit dans son cœur [13] ». Tous deux se sentent enfermés dans l’histoire contemporaine, ou bien réduits à jouer avec l’actualité artistique, en marge d’une histoire décidément trop grave. Ce fut ainsi à Paris, en 1946, diverses chroniques non signées pour Juin, dans les rubriques « Variétés », « Petite monnaie des arts ». Ils taquinent le fait divers, et trouvent des mots qui font mouche, pleins d’une virulence à retardement.

L’époque est trop décourageante pour concevoir une œuvre au long cours. Surtout, il n’en est pas question, par devoir de lucidité, quand on a le sentiment si net que l’on ne « fera pas de vieux os », ainsi que le martèle Henri Calet dans sa correspondance avec Henein. On n’a guère le temps que de crier. La vie prend un visage si odieux que la « littérature » opposée à la merde, à la vie, « nous reste dans la gorge », écrit Henein au chroniqueur émouvant de Combat [14]. Pour Calet, comme pour Henein, là où l’œuvre littéraire prend un tournant avec la guerre, c’est dans la nécessité du cri : « C’est lorsque l’homme éprouve son désarroi qu’il se met à crier le plus fort, pour illusionner les autres, et lui-même. [15] »

Prenons ces œuvres dans leur nudité de cri. Henein crie, ou plutôt invente des incarnations pour ce cri. Des incarnations qui sont exactement dans leur situation de guetteurs, des êtres décalés comme lui, comme son ami Calet, et il faudrait ajouter : comme Stefano Terra. « Pareil à une sentinelle sur un chemin de ronde… [16] ». Une débâcle littéraire de grand art est saluée parce qu’elle est inévitable, dans la tension unique entre une sensibilité écorchée et une époque traduite par l’image de « pourrir par les pieds ».

Le Vrai Monde

Calet et Henein ont tout au moins su se ménager quelques belles échappées, loin de leur tâche ordinaire de creuser l’insoluble. Chacun à sa manière aura réinventé la nouvelle ambulatoire et permis de sentir comme rarement le plaisir de vivre la ville à fleur de peau, dans les nerfs. Plus encore, si Calet n’aime que Paris, et souffre de ses transformations, alors qu’il en garde l’image intacte dans sa mémoire, on peut supposer que c’est seulement lorsque la ville lui échappe – faute aussi de pouvoir l’arpenter comme naguère – qu’il perd pied dans la vie. Sinon, regarder la ville depuis la plate-forme d’un autobus, c’est « autant de gagné sur notre apocalypse en chambre [17] ».

Partir (souvent contraint), par exemple pour son enquête sur le Tout-Paris, c’est entrer dans un des possibles de l’existence humaine, s’élargir donc, en passant d’un quartier à l’autre. Le déplacement – avec une impression de liberté, un vertige – est une échappatoire. Sinon, on reste furieusement enfermé, cloisonné. Et Henein de fulminer contre ce déficit de liberté. Il connaît trop bien cet enracinement, lui qui, par un mouvement pendulaire et saisonnier, quitte son « Alcatraz » égyptien pour des rives de Seine confondues avec Calet. Le cadre de ses « nouvelles » se réduit souvent à une pièce. Et l’amenuisement de l’être, lequel se met à vivre à travers des bribes de paroles, un orgue mécanique qu’il reconnaît, une rumeur, devient participation sur le mode unanimiste. Même si c’est de manière plus allusive qu’Albert Cossery, Henein laisse filtrer la rumeur des rues cairotes. La décisive opposition de l’intérieur et de l’extérieur est fondatrice d’un rythme (du proche au lointain). L’imminence d’un événement brutal, qui informe bien des pages de Fièvre des polders et tant de récits de Henein où de nouveaux Tartares sont aux portes du désert intime, entoure l’espace nécessaire pour que se déploient des fragments de cantilènes, des voix qui se croisent en italiques.

Calet regarde Paris « de sa lucarne », de loin, puisqu’il connaît cette ville « par cœur », et les perceptions qu’il en retire sont d’une délicatesse parfaitement accordée à celle de Henein cherchant, à travers des histoires vagues, à apprivoiser le mystère d’une inconnue nommée « la pluie », ou « far away » : « … c’était […] une heure creuse (il pleuvait dedans). […] Tout se rouillait peu à peu. [18] »

« Rouille » ou « brouillard (qui a un goût de fumée), le lexique et l’atmosphère sont absolument identiques, avec en plus, chez Henein, un approfondissement inattendu de l’unanimisme. Il fait d’ailleurs l’éloge de son inventeur qui a su « percevoir le devenir perpétuel d’une grande ville [19] ». Ne s’en tenant pas là, Henein écrira de remarquables évocations unanimistes, comme « Vie de la rue », dont le héros est un chien assorti de quelques lampadaires, ou « Midi », qui évoque la sortie des bureaux de façon extraordinairement neuve.

L’accord essentiel entre les deux écrivains, qui ne s’interrompt qu’avec la mort de Calet, repose sans aucun doute sur une vision commune de la littérature et du rôle qu’ils lui assignent dans leur vie. En effet, si chacun part d’une conception relativement militante, et entend rendre le verbe tranchant, tous deux évoluent progressivement, sans se départir de leur indifférence vis-à-vis du public. « Qu’attendez-vous donc du public, monsieur ? [20] » demande Henein à Calet. Le public le leur rend bien. Mais la littérature se légitime peu à peu, en tant qu’activité compensatoire au désarroi de l’existence, et comme un lieu préservé où se mettre à l’abri des bourrasques de l’histoire. Parnassiens ? Non, certes, mais deux ciseleurs de tendresse, selon l’expression de Jean-Pierre Baril, goûtant l’un à un « chez-soi assez agréable », à la littérature comme à sa « seule île [21] », l’autre à une vacance bien méritée : « C’est comme un congé que je m’accorderais, un congé de cet abominable lieu, de cet abominable temps. [22] »

Henri Calet emploie même le mot « salut » : « Se créer un monde et y vivre : oublier l’autre, le vrai. [23] » C’est le « blount » de Francis Ponge, la fermeture du coquillage. Il entre dans cet enfermement une part de vertu. Mais ce faisant, jamais Calet ni Henein ne perdent leur raison d’être : transmettre au lecteur l’émouvante fragilité de ce qui va se perdre.

Marc KOBER
Europe, novembre-décembre 2002, pp. 101-111.


Dans la même rubrique