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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Pour une gilet-jaunisation du mouvement social
Article mis en ligne le 28 janvier 2020
dernière modification le 29 janvier 2020

par F.G.

■ Repris d’Acta-Zone, ce texte d’analyse du mouvement social en cours nous semble ouvrir des pistes de réflexions critiques pertinentes et utiles pour que cette levée de masse contre le scélérat projet macronard de contre-réforme des retraites puisse déboucher, comme ce fut précédemment le cas pour celui des Gilets jaunes, sur une dynamique de dépassement capable de reconfigurer – et elles sont porteuses – toutes ses potentialités d’intervention. Car, si ce qui se construit depuis plusieurs années déjà, c’est une autre manière – horizontale, inventive, diffuse, offensive et imprévisible – de penser et d’expérimenter l’affrontement avec les maîtres, les Gilets jaunes et le mouvement en cours ont eu, chacun dans sa propre temporalité et avec ses propres méthodes, cet indiscutable avantage de le faire, dans la durée et sur un champ plus vaste, de manière particulièrement déterminée. Il semble que nous soyons désormais entrés dans une nouvelle phase de lutte collective qui, à la vue de ce qui éclot déjà et à grande vitesse, s’apparenterait à une guerre de guérillas prolongée apte à fédérer, à partir du bas, les diverses et nombreuses conflictualités qui traversent ce nouveau monde d’Ancien Régime de Macronie très largement perçu comme invivable par celles et ceux qui, même privés de tout et à défaut de faire classe, font peuple actif. Après la belle révolte des bases syndicales contre leurs si pitoyables directions, après l’énorme élan de solidarité qui a nourri les caisses de grève, après le bal des toges et la java des blouses blanches, après Le Lac des cygnes offert à la multitude, après les foules n’en revenant pas d’être nassées pour réclamer leurs droits, après les lycéens et leurs profs en colère, après cette multitude qui s’est mélangée dans la fraternisation des piquets de grève de l’aube et des diverses occupations faites ensemble, comment penser que le retour à la normale serait possible. Ce qui vient c’est encore l’inattendu. La colère sociale le sous-tend, l’alimente, et elle est vaste, immense, chaque fois plus conjugable. – À contretemps.


Depuis le 5 décembre, le mouvement social contre la réforme des retraites mobilise de nombreux secteurs professionnels, portant en lui l’espoir de freiner la broyeuse néolibérale. Ce mouvement de masse a été l’occasion de l’amorce d’une rencontre entre le monde syndical et celui des Gilets jaunes – rencontre à la fois productrice de contradictions et prometteuse pour les luttes à venir.

L’hypothèse d’une grève générale en mesure d’accentuer les pertes pour les capitalistes et de faire plier le bloc au pouvoir s’éloigne alors que la grève totale reconduite à la SNCF et à la RATP depuis maintenant un mois et demi est sur le déclin. Les grévistes constatent avec amertume, et nous avec eux, que la majorité des secteurs professionnels ne les a pas rejoints. Il est pourtant nécessaire d’analyser de manière pragmatique la situation et d’en tirer un premier bilan pour en souligner les effets positifs.

De nombreux liens se sont tissés, au sein des secteurs en lutte, entre différents secteurs, ainsi qu’avec les Gilets Jaunes, notamment lors des blocages de dépôts de bus et par l’opposition conjointe aux intrusions et aux agressions policières dans le cortège de tête. Ils ne sont sans doute pas encore suffisants. Une base de Gilets jaunes était en effet présente en tête des manifestations intersyndicales du mardi et du jeudi, mais on ne peut plus en compter que quelques centaines, quand ils étaient des dizaines de milliers au cours des multiples Actes qui ont chamboulé le pays l’année dernière. Dans l’autre sens, on a aussi pu observer une timide jonction avec les syndicats lors des samedis de mobilisation gilet-jaune, que l’intersyndicale a appelé à rejoindre à trois reprises et qui ont été, à chaque fois, le théâtre d’une conflictualité et d’un débordement retrouvés.

S’il faut se réjouir de ces liaisons, il est toutefois nécessaire de formuler des propositions tactiques quant à leur devenir. Arrivés à ce point du mouvement, l’enjeu est d’enraciner la lutte contre la réforme des retraites dans la durée. Les Gilets jaunes ont démontré qu’un conflit ne peut se gagner qu’en s’attaquant à l’ensemble de la reproduction sociale et qu’il est essentiel de s’en prendre en même temps à la nature politique du régime.

[bleu marine]Liaisons et pratiques[/bleu marine]

Faire une analyse concrète suppose de partir de la réalité de l’intervention politique aujourd’hui : à savoir une somme de pratiques politiques et conflictuelles se refusant à la médiation réformiste.

Blocages

D’un mouvement à l’autre, les blocages constituent les espaces où se rencontrent les subjectivités les plus déterminées, celles qui souhaitent agir, rapidement et efficacement.

Depuis 2016, blocages et occupations ont irrigué les mobilisations et ont souvent permis d’en intensifier la conflictualité. Mais on ne peut postuler une continuité fluide entre, par exemple, la nature et la fonction d’un blocage de rond-point d’une part, et le blocage d’un dépôt de bus d’autre part. Il est donc essentiel de saisir les spécificités politiques et organisationnelles de chaque forme de lutte.

Les occupations de ronds-points pratiquées par les Gilets jaunes en 2018 et 2019 n’avaient pas pour seul objectif de bloquer les flux – contrairement aux multiples envahissements de centres commerciaux qui témoignaient explicitement d’une opposition farouche à la sphère de la consommation –, mais aussi de générer des espaces de rencontre, de discussion : bref, la volonté de se réapproprier un lieu de passage et d’atomisation sociale pour en faire un lieu politique.

D’un autre côté, l’occupation et le blocage des dépôts de bus, des plateformes logistiques (notamment de l’énergie) et des raffineries qui ont caractérisé ces dernières semaines de lutte ont renoué avec un syndicalisme d’action directe que le réformisme pantouflard et le sacro-saint « dialogue social » promu par les centrales nous aurait presque fait oublier, ciblant l’espace antagonique traditionnel par excellence : celui du travail.

En Île-de-France, ces initiatives avaient un double enjeu. D’une part, elles permettaient d’accentuer les effets réels de la grève par le blocage ou le retardement des transports. D’autre part, des centaines de personnes se sont retrouvées tous les matins, à 4 h 30, aux quatre coins de la région, pour soutenir les grévistes et nouer des alliances autour de pratiques politiques communes, ce qui peut faire écho à la socialisation générée par l’occupation des ronds-points l’année passée.

Il n’est certes pas anodin que des personnes extérieures à une entreprise répondent à un appel à la solidarité, face à la répression administrative des patrons, ou prennent l’initiative de bloquer des points stratégiques pour le fonctionnement de la société.

Néanmoins, il faut admettre que le retour relatif aux pratiques offensives du syndicalisme de la fin du XIXe siècle/début du XXe siècle ne suffit pas. Le monde du travail s’est restructuré tandis que le syndicalisme est plus déstructuré que jamais. La précarité diffuse se concentre en plusieurs points de la société, selon différents statuts professionnels atomisés, dont les logiques et les intérêts ont été séparés les uns des autres.

Le mouvement des Gilets jaunes a été une réponse populaire face à l’échec des mobilisations traditionnelles et à la décomposition des corps intermédiaires, en permettant de rassembler tous ceux qui étaient touchés de plein fouet par cette déstructuration de l’organisation du travail : habitants des périphéries urbaines et des campagnes, salariés à mi-temps, chômeurs, mères célibataires, indépendants précaires, etc.

Le mouvement actuel, pour sa part, s’est largement organisé autour de pôles salariés dans des grandes entreprises publiques et semi-publiques de la région parisienne, c’est-à-dire dans les derniers grands bastions d’un syndicalisme essoufflé. Pourtant, force est de constater que la grève n’a tenu que par la capacité de s’organiser à la base, au-delà des directions syndicales qui maintiennent la mobilisation dans le strict cadre d’une légalité inoffensive et dont certaines ont même appelé à mettre fin aux grèves. Néanmoins, ce constat positif ne peut négliger le fait que les centrales syndicales n’ont pas été totalement débordées par leur base et qu’elles préservent encore une influence considérable et un rôle de pacification de la conflictualité sociale, du fait de leur promotion exclusive du dialogue social contre le combat de classe.

Manifestations

De même : alors que l’évolution du maintien de l’ordre avec l’apparition des Brigades de répression de l’action violente (BRAV) semblait avoir asphyxié le cortège de tête lors des premières manifestations contre la réforme des retraites, l’ingéniosité et la détermination des Gilets jaunes ont permis de rompre l’apathie : comme, par exemple, lors des manifestations intersyndicales du samedi au moment des fêtes de Noël (auxquelles les Gilets jaunes se sont ralliés), le samedi 11 janvier (jonction entre la manifestation GJ et la manifestation syndicale) ainsi que samedi 18 janvier pour l’acte 62, rejoint en retour par plusieurs bases syndicales et le syndicat Solidaires.

La tête de cortège s’est alors vêtue de chasubles jaunes, déjouant le mode opératoire habituel des forces de répression dans le cadre des manifestations syndicales. Les k-ways noirs réunis dans un bloc homogène – qui servait de point de repère sur lequel se concentraient immédiatement les FDO, percutant le cortège, blessant les corps et produisant un sentiment partagé de frayeur – se sont ainsi dispersés au sein d’un cortège épars et hétérogène. L’hostilité à l’égard de la police, en plusieurs points du cortège de tête, a surpris la préfecture. Elle n’a pas vu venir ce fait que la diffusion pouvait prévaloir sur la centralisation en un bloc.

L’intelligence des Gilets jaunes aura été d’être comme l’eau, fluides et insaisissables, permettant de réintroduire de la combativité et de trouver les moyens pratiques d’un débordement du nouveau cadre des manifestations – sans pour autant, il est vrai, faire réellement imploser le dispositif policier.

Toutefois, on ne peut faire l’impasse du constat suivant : l’intensité de l’antagonisme que portaient le cortège de tête en 2016 ou les révoltes de Gilets jaunes l’année dernière a perdu de sa vigueur. Il ne s’agit pas de distribuer des bons et des mauvais points, mais plutôt d’en tirer des conclusions concrètes.

La gilet-jaunisation de la manifestation ne s’estime pas en fonction du nombre de Gilets jaunes qui s’y rendent, mais bien en fonction des procédés qui déterminent son organisation. Ainsi, la déclaration des manifestations et lieux de rassemblement en préfecture, l’imposition d’un parcours anticipé et quadrillé par les forces de répression, la fixation hebdomadaire des mobilisations le mardi ou le jeudi, conditionnée par le pari risqué d’un large suivi de la grève – tout cela est devenu bien trop prévisible.

Les prémisses d’une gilet-jaunisation des manifestations et d’une radicalisation de la grève ne peuvent donc suffire. Il s’agit d’opérer un saut qualitatif en élargissant la gilet-jaunisation au mouvement social lui-même : à ses mots d’ordre et à son offensivité. Faire en sorte de déjouer le retour à la normale et accentuer la conflictualité, la rendre permanente, endémique.

[bleu marine]Ancrer la grève dans la durée[/bleu marine]

La grève générale est toujours considérée comme un horizon maximal pour augmenter le niveau du conflit et obtenir gain de cause sur une somme de revendications, bien souvent établies par les centrales syndicales. Elle serait une carte déterminante qu’il suffirait de sortir au bon moment, à même de faire perdre suffisamment d’argent aux capitalistes pour que le pôle de commandement qu’est l’État soit contraint de faire marche arrière.

Un an après le soulèvement des Gilets jaunes, cette position ne tient plus. D’abord parce que la grève ne se généralise pas, et ne représente pas en l’état un coût financier suffisant pour faire plier le capital, ni un prix politique suffisant pour faire plier le gouvernement.

Ensuite, parce que quelques milliers de personnes ont obtenu plus en quelques week-ends de lutte que des centaines de milliers de syndicalistes en grève depuis bientôt deux mois, alors que ces derniers ont porté un coup bien plus dur à l’économie.

La conflictualité ne peut pas se résumer à l’impact économique. Envahir les Champs-Élysées, cibler les lieux du pouvoir, menacer directement les institutions du régime – voilà ce qui a fait trembler l’État l’hiver dernier.

Ainsi, il nous semble que pour ancrer réellement la grève dans la durée, il faut accentuer son caractère politique, c’est-à-dire lier des revendications immédiates comme le retrait de la réforme (et tant d’autres selon les secteurs) avec une critique plus fondamentale du régime capitaliste (et de son enveloppe « démocratique »), ainsi que l’affirmation d’une voie stratégique alternative.

Ancrer ce processus dans un imaginaire et des espaces rejoignables. Pour cela, il est nécessaire de défaire la dichotomie ruineuse entre lutte économique et lutte politique, en posant la question des débouchés sous un autre angle que celui des élections ou des revendications. Autrement dit, il est nécessaire de produire un trait d’union entre la tactique et la stratégie, de manière à se donner les moyens de penser la lutte comme l’élaboration immédiate d’un autre rapport social, où le conflit entre eux et nous ne pourra plus être soluble dans un quelconque réajustement car l’expérience d’appartenir à une autre communauté sera plus forte que le reste.

C’est ce qui nous amène à formuler l’hypothèse d’une gilet-jaunisation du mouvement social. Si les protagonistes de ce mouvement sont toujours là un an après, c’est bel et bien qu’ils ont flirté avec la victoire et qu’ils ont construit un réseau de solidarités et d’amitiés conséquent.

Gilet-jauner le mouvement social c’est, d’une part, maintenir la pression en soutenant des grèves ponctuelles sur le temps long, mais également poursuivre l’investissement conflictuel du lieu de travail et tenter de convaincre les travailleurs de tous les secteurs et sous tous les statuts de mener des actions pour atteindre le fonctionnement normal de leur cadre professionnel, s’organiser dans leur sphère d’activité, organiser des lieux de débat et de décision, etc.

C’est aussi se contraindre à l’invention tactique et l’imprévisibilité :

– multiplier les journées de mobilisation protéiformes sur des temporalités alternatives à celles de la grève traditionnelle (en soir et le week-end par exemple) tout en maintenant la fréquence des manifestations syndicales lors des journées de grève ponctuelles ;

– ne pas se contenter des manifestations traditionnelles et organiser de nouveau des rendez-vous imprévisibles, non déposés, dans les quartiers où se concentre le pouvoir économique et politique ;

– multiplier les points de tension en dehors des cadres de manifestation et des espaces du travail, en poursuivant et en intensifiant ce qui est déjà fait, afin de rassembler au-delà du monde du travail.

De ce point de vue, plusieurs pistes sont à creuser :

– des actions d’envergure qui rassemblent plusieurs secteurs en lutte, professionnels ou non, à l’image des blocages de Géodis, de l’invasion de la Station F avec des cheminots, des étudiants et des militants en 2018, du marché de Rungis et des multiples blocages en 2019, ou encore des plateformes logistiques et de dépôts ces dernières semaines ;

– des actions coups de poing ou plus spontanées comme l’envahissement du local de la CFDT ou du théâtre des Bouffes du Nord dans lequel se divertissait tranquillement Emmanuel Macron il y a quelques soirs : ne pas restreindre notre colère au blocage purement économique, mais nous inviter dans les lieux où le pouvoir se rend, afin d’augmenter la pression qui pèse sur lui, et montrer notre détermination face à ses tentatives d’étouffement (à l’image de 2016 et de « l’apéro chez Valls ») ;

– la réémergence des actions de sabotage, comme certains secteurs d’activité s’y sont déjà employés (pensons aux syndicalistes du secteur de l’énergie qui ont coupé le courant à certains commissariats, à la CFDT, etc., pensons aux sabotages de lignes de tramways ou de transports type bus par les grévistes de la RATP…) – en renouant avec son origine toute syndicale, dont Émile Pouget, secrétaire adjoint de la CGT au début du XXe siècle est un emblème frappant.

C’est par la multiplication des formes d’intervention politique et l’intelligence collective que nous pourrons gagner.

Les grévistes de la RATP, par leur ténacité et leur audace, ont démontré que la grève n’appartenait qu’à eux, tout comme les Gilets jaunes ont démontré que le mouvement était irréductible aux formes traditionnelles de la représentation. Il est donc possible d’échapper aux captures institutionnelles et de mener une bataille interne à notre camp pour contraindre les dirigeants réformistes à accepter que la grève ne s’arrêtera pas, du moins qu’elle continuera sous une forme différente et conflictuelle. Nous pouvons dire que l’urgence tient à la façon de penser autrement la temporalité du mouvement social contre la réforme des retraites, de s’en servir comme d’un point d’appui pour transformer le cadre de la grève, de la même manière que le cortège de tête et les Gilets jaunes ont l’un comme l’autre transformé le cadre des manifestations.

[bleu marine]Perspectives[/bleu marine]

L’espoir d’un autre monde nous rassemble toujours plus largement, et la chute de celui-ci forme le motif d’une trajectoire commune. Mais elle ne viendra pas spontanément et ne se réduira pas à des pratiques antagoniques, telles que le blocage ou les affrontements avec la police. Nous manquons cruellement d’espaces d’élaboration commune dans lesquels avancer et inventer ensemble, former des hypothèses partagées, à travers et malgré les contradictions qui nous traversent.

Il nous faut ainsi prendre en compte l’urgence d’une solidarité qui dépasse le cadre de l’entre-soi professionnel (bien que celui-ci soit nécessaire). Voilà qui a également marqué le mouvement des Gilets jaunes : une solidarité grandissante face à la répression, aux mutilations, aux comparutions immédiates et aux peines de prison.

Nous devons d’une part approfondir les pratiques de solidarité face à la répression policière et au contrôle social (administration des entreprises, sanctions professionnelles) – pour ne prendre qu’un seul exemple : pensons à Adama Cissé, cet éboueur licencié pour avoir fait une sieste, dont la vidéo est devenue virale, et qui a bénéficié d’une vague immédiate de soutien.

Il est d’autre part nécessaire que cette solidarité déborde le cadre des corporations professionnelles, à l’heure de la parcellisation du travail en différents secteurs avec des logiques contradictoires et des précarités hétérogènes. Il n’est plus possible de faire du travail le seul élément centralisateur : nous devons élargir la solidarité entre les secteurs (ce qui, l’exemple de la non-généralisation de la grève actuelle le montre, n’est pas encore le cas), mais surtout l’étendre au camp d’ensemble qui, aujourd’hui, porte une opposition déterminée à l’ordre social existant.

C’était d’ailleurs la grande force des Gilets jaunes que d’avoir créé des zones de sociabilité (qui étaient indistinctement des espaces de lutte) dépassant le seul cadre du travail et auxquelles pouvaient se joindre des franges plus larges de la population. C’est à ce type de solidarités transversales que nous appelle la séquence qui vient.

Au fond, les deux camps sont identifiés. D’un côté, il y a l’État, sa police, ses supplétifs fascisants, les capitalistes et leurs fondés de pouvoir. De l’autre, il y a une composition sociale hétérogène : Gilets jaunes, bases syndicales déterminées, travailleurs et précaires, chômeurs, habitants des quartiers populaires, étudiants et lycéens, militants de la gauche extra-parlementaire ou non. Malheureusement, toutes ces réalités ne communiquent pas ou rarement. Elles ne se croisent qu’en manifestation ou en action, quand elles ne se contentent pas de rejoindre les mêmes événements Facebook ou de partager l’espace de plus en plus distendu qu’est le cortège de tête. À n’en pas douter, nous sommes nombreux à penser que cela n’est pas suffisant et que pour faire plus la discussion est nécessaire.

Loin de nous l’idée de sacraliser les discussions collectives, encore moins les assemblées, mais il s’agit tout de même de cibler les limites de l’agora numérique qu’offre Internet. Elle ne suffit pas pour passer un cap. Si les Gilets jaunes ont tenu aussi longtemps, c’est que la plupart se sont organisés de manière ouverte à la fois sur Internet et matériellement au quotidien. Ne nous y trompons pas, les assemblées de base et sur les lieux de travail sont indispensables – les décisions sur la manière de mener la grève leur appartiennent –, mais elles sont insuffisantes. Depuis 2016, le constat partagé autour de la nécessité de se retrouver est évident. Souvent, nous avons gâché ces possibilités en ne prenant pas soin des occupations ou des espaces qui s’offrent à nous. Or, aujourd’hui, la situation tend à ouvrir une séquence où la crise de la représentation et la séparation d’avec l’ordre dominant sont si fortes que la possibilité de s’unir autour de mots d’ordre communs devient possible.


Soyons clairs : penser que le mouvement des Gilets jaunes conserve aujourd’hui l’intensité insurrectionnelle qu’il avait il y a un an relève de l’illusion analytique grossière et ne peut aboutir qu’à des impasses politiques. La conscience du reflux est un préalable nécessaire.

De là que le mot d’ordre de la gilet-jaunisation ne se rapporte pas tant (ou pas seulement) aux Gilets jaunes en tant que tels, mais plutôt à l’esprit dont ils ont été porteurs : à leurs formes d’action, à leurs manières de lutter, à leur audace et leur esprit d’initiative, à leur capacité à compter sur leurs propres forces. C’est cet esprit qui doit aujourd’hui irriguer le mouvement social dans son ensemble, que doivent se réapproprier tous les autres foyers de lutte.

ACTA-ZONE, le 22 janvier 2020.


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