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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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De la place des Fêtes à la place défaite
Article mis en ligne le 16 juillet 2015

par F.G.

■ En complément de cette recension de Huit quartiers de roture, on trouvera, dans la rubrique « Pépites et raretés », trois textes se rapportant à ce drôle de type que fut Raymond Théodore Barthelmess, alias Henri Calet : le premier – « Henri Calet pour mémoire » (1964) – est de Georges Henein, son surréaliste ami cairote de toujours ; le deuxième – « Henri Calet dans les grandes largeurs » –, de Patrice Delbourg, est extrait du livre Les Désemparés. Cinquante-trois portraits d’écrivains (1996) ; le troisième, de Calet lui-même – « Un devoir sacré : l’aide aux réfugiés espagnols » –, a été publié le 27 janvier 1939, aux heures froides de la Retirada.

■ Henri CALET
HUIT QUARTIERS DE ROTURE
(Petit guide des dix-neuvième et vingtième arrondissements)

Édition établie, présentée et annotée par Jean-Pierre Baril
Avec un CD (INA, 1952) comprenant des extraits de la version radiophonique du texte
Paris, Le Dilettante, 2015, 224 p.


La nouvelle est excellente pour les amateurs de lectures fortes ! Après les récentes rééditions de livres de (ou sur) Jean Meckert et Panaït Istrati [1], c’est au tour d’Henri Calet (1904-1956) de retrouver le chemin des librairies et, d’un même mouvement, celui de nos tables de chevet. Avec ces Huit quartiers de roture, l’occasion nous est offerte – il ne faut pas la perdre ! – de redécouvrir l’authentique et singulier talent littéraire de cet auteur prolixe mais quelque peu oublié.

De Calet, on a beaucoup retenu (et pas toujours très bien) la phrase finale, devenue célébrissime, de Peau d’ours, son dernier roman (inachevé) : « Ne me secouez pas. Je suis plein de larmes » [2]. Une autre citation nous vient pour introduire ces Huit quartiers de roture, « randonnée intime et érudite au cœur historique des dix-neuvième et vingtième arrondissements de Paris » : « Sans le vouloir, je me suis beaucoup éloigné de la Seine. » [3]. Et il lui fallut bien s’éloigner de la Seine pour arpenter ces gris territoires excentrés de l’Est parisien qui étaient aussi – et avant tout – ceux de son passé.

C’est à Jean-Pierre Baril, grand connaisseur de la vie et de l’œuvre de Calet [4], que nous devons la présente version – commentée et annotée avec grand soin – de cet inédit de 1949, version établie sur la base d’une étude comparative de quatre tapuscrits retrouvés à la bibliothèque Jacques-Doucet. Ce livre, pour la publication duquel Calet tenta de multiples démarches, entre 1950 et 1955, se heurta aux aléas éditoriaux (et économiques) de son temps. Sa seule matérialisation fut radiophonique et connut un estimable succès d’écoute : huit émissions adaptées par Calet pour le Programme parisien en 1952, dont cette livraison du Dilettante nous offre, sur un CD accompagnant le livre, de beaux extraits.

« Ce qui donne tout son prix à l’ouvrage, à mes yeux, écrit Jean-Pierre Baril en présentation d’ouvrage, c’est la qualité de sa voix, de son alliage secret. Le pittoresque n’intéresse pas Calet – pas vraiment. Ce qu’il aime avant tout, semble-t-il, c’est se mettre à l’écoute de lui-même, de ses sensations, et du bruit de son pas sur l’asphalte. C’est le bruissement de la ville, c’est son cœur, c’est son battement secret qui intéresse Calet. ». Cette déambulation dans le Paris populaire d’autrefois, celui d’un après-guerre apparemment enchanteur – celui, en fait, d’avant le temps où, quelque quinze ans plus tard, l’on expérimentera, dans ces mêmes quartiers de l’Est, une politique de destruction urbaine d’une rare intensité – ne manque ni de charme ni de nostalgie. Elle se laisse savourer en douceur comme on le faisait, jadis, d’un œuf dur, au bistrot du coin, en songeant au poème de Jacques Prévert – « Il est terrible/le petit bruit de l’œuf dur cassé sur un comptoir d’étain/il est terrible ce bruit/quand il remue dans la mémoire de l’homme qui a faim… » [5] – tout en fixant l’annonce du pauvre hôtel meublé d’en face proposant au chaland qui passait « une chambre à la journée, à la semaine, au mois » ou, ailleurs, sur telle façade décrépite, une affiche promettant le « confort moderne » : « Maison salubre, tout à l’égout ».

Parisien de naissance – « Mon père y est né, mon grand-père y est mort. J’y ai vécu. Et je viens d’en faire le tour. J’ai respiré son air et son parfum ; ses couleurs sont les miennes. » –, Calet, biffin de son propre passé, nous entraîne, en effet, à son rythme d’arpenteur de bitume, au gré des rues et des places de ces nobles « quartiers de roture » où – de la Villette au Père-Lachaise et de Ménilmontant [6] à Charonne – les gens de peu ou de rien ont fait, pour leur part (belle part) et depuis belle lurette, l’histoire hasardeuse ou subversive d’un Paris qu’il explora de livre en livre – et notamment dans son incomparable roman Le Tout sur le tout. Au gré de ses humeurs, le chemineau des collines de l’Est, rétif aux « lieux communs » qui firent de la « ville lumière » un mythe romantique à l’usage des Rastignac de pacotille, arpente les sombres recoins de ses anciens villages en y décelant, ici ou là, les stigmates d’une tradition populaire – émeutière aussi – encore prégnante. Une périphérie du pouvoir, en marge de son ostentation – des faubourgs jusqu’aux « fortifs » d’où, assis sur leurs glacis, l’on peut contempler l’horizon ténébreux d’une industrialisation effrénée et l’entassement, à ses portes, d’une population impitoyablement soumise à ses impératifs productivistes. « À la nuit, écrit-il, la banlieue s’allume ; les cheminées crachent le feu, les nuages prennent des tonalités sulfureuses qui annoncent un violent orage. Il y a de l’orage tous les soirs, par là, mais un orage qui vient d’en bas. » Un espace de relégation riche encore du souvenir des temps de révolution, où les traces de la Commune restent visibles, ou presque, en vrai ou en version muséifiée, du Père-Lachaise – « un rendez-vous irrémissible et de la plus haute importance » – à la rue Haxo.

Les maraudes de Monsieur Henri s’inscrivent, de facto, dans les traces de Léon-Paul Fargue, « piéton de Paris » s’il en fût, en ravivant aussi la prédisposition à l’errance d’un Charles Baudelaire, le goût de l’aventure urbaine des surréalistes, l’infinie quête marcheuse d’un Walter Benjamin, autant de pratiques physico-sensibles que prolongeront les « dérives » situationnistes d’une « psycho-géographie » des émotions dont seul peut percevoir l’ineffable portée le promeneur musardant, au gré de ses intentions secrètes, sans but ni raison précise. C’est ainsi que Calet se – et nous – balade, sans ordre ni raison, au gré de ses impulsions imaginaires et au risque de l’égarement. « Il ne me déplaît pas, en marchant, écrit-il, de me perdre un peu, de sortir du temps. » Avant d’y revenir, subrepticement ou après un détour, pour s’intéresser « à ce qui se passe derrière les façades », celles du temps, celles de la vie, banale et brève : « C’est généralement très épais, très substantiel. » Tout Calet est là, comme une manière unique d’être au monde et à l’écriture, dans un mélange assumé de nostalgie et de fantaisie, de gravité et de légèreté, de noirceur et d’humour, dans cette capacité qui fut la sienne, de chronique en chronique, à saisir, à la paresseuse et en croquant indiscret, le tout sur le tout d’un Paris rêvé d’avant la déroute. Ici, dans ces « quartiers de roture », cette « ville à part (…) sans Seine ni rivière, que les étrangers ne vont pas voir, où il n’y a rien à voir, ville sans palais ni cathédrales, sans monuments et presque sans souvenirs, ville sans parure, ville usinière, populacière, où l’on peut tout juste exister, dans le sens de ne pas mourir », Calet est chez lui. Nulle part ailleurs, sans doute, il ne se sentirait, comme ici, dans ses terres, et c’est probablement pourquoi « l’écrivain des petits matins, des vies indécises et râpées, des mauvais comptes de l’âme » [7] y laisse filer, au plus près de sa météorologie intime, notations sensibles et descriptifs insolites, évocations de faits divers récents ou passés et considérations érudites sur l’histoire du territoire et la vie de ses habitants.

Cette histoire – et ce qu’elle charria d’espoirs, de massacres et au final de désillusions un peu tristes que l’on nomme, pour ne pas avoir à en expliquer les causes, « fatalité » – est présente, et encore vivante parfois, au détour d’une rue, d’une place, d’une cour, d’un passage. Car la tradition populaire, têtue et entêtante, la fait vivre – celle de la Commune notamment – en marge d’un « roman national » que le pouvoir réinvente selon les besoins du moment et célèbre sous les dorures d’une République devenue depuis longtemps connivente de ses maîtres. « Nous sommes les enfants gâtés de la catastrophe », dit Calet en se rappelant les drames dont les scories hantent encore la géographie urbaine. Il est là, toujours palpable, jamais très loin, le tragique de la condition humaine éprouvée dans ces « quartiers de roture ». Reste à ne pas s’y complaire et, moins encore, s’y laisser happer par une sorte d’exaltation romantique. Le risque, pour Calet, c’est toujours la pesanteur, le pathos, le misérabilisme. S’il est là, et bien là, ce malheur social, il l’est, chez Calet, comme dans l’œuvre réaliste poétique du Carné-Prévert du Jour se lève (1938) et des Portes de la nuit (1946), non comme objet de contemplation ou de voyeurisme, mais comme substrat d’un imaginaire propre aux quartiers de misère. Le malheur social, il déborde de chaque carrefour, de la rue de Pantin aux Grands Moulins de la porte de la Villette, mais la vie s’y vit dans les plis des petits riens qui la façonnent. Le malheur social, il s’échappe des fumées d’usine et de locomotive lâchant leur suie sous les fenêtres des façades décrépites derrière lesquelles des enfants espèrent un ailleurs meilleur – alors que tout semble indiquer qu’il leur fera défaut, mais on ne sait jamais. Il est encore là, ce malheur social, comme humeur sombre, dans cette loge de concierge de la rue de Flandre suintant l’humidité où la « voix dure » d’un homme visiblement épuisé par la maladie brise d’un coup le désir de Calet d’être renseigné sur le meilleur moyen de visiter un cimetière juif oublié de tous, mais qui existe bien comme existent les proscrits dans les quartiers de misère [8].

« J’aime ces faubourgs pauvres, écrit Calet, où il n’y rien à voir. On croise le minimum de gens, on se sent presque seul, on s’enfonce dans une agréable mélancolie, au risque d’y perdre pied, insensiblement. » Entre le boulevard de La Chapelle et les gazomètres de la porte d’Aubervilliers, entre Bagnolet et Charonne, entre la place des Fêtes et la Rotonde de la Villette, s’étiolent des vies livrées à des conditions d’existence et d’hygiène souvent déplorables. « Avant de partir à la découverte des dix-neuvième et vingtième arrondissements, note-t-il en ouverture d’ouvrage, je crus devoir étudier longuement un plan général de Paris en couleurs. Le XIXe est teinté en lilas ; le XXe en bleu ciel ; ce sont des tons plutôt gais qui ne leur vont pas ; un gris uniforme eût mieux valu à mon avis. » Ce gris, c’est celui de l’âme, un gris qui teinte d’anciennes douleurs que le passage du temps a tout juste délavées, mais c’est un gris qu’une simple tombée de lumière peut éclairer. Il suffit d’ouvrir l’œil. À chaque instant et en chaque recoin. Il serait trop simple – et si malvenu pour Calet – de se morfondre. Sa démarche – et le mot convient bien – exclut toute commisération. Il évolue souvent de la tendresse au désespoir, mais il ne reste jamais en place cloué au sentiment du moment. Sa chance, c’est que son corps et son esprit sont perpétuellement en mouvement et que ce détour infini relève d’une méthode, celle des pas perdus. C’est ainsi que le piéton inspiré avance dans le gris des jours traversés, des visages croisés, des paysages empruntés, mais qu’il avance toujours doté de la même prédisposition à déceler l’irruption du merveilleux, de l’insolite, de l’inattendu d’un souvenir ou d’un fait. Et il lui suffit de croiser, rue de la Chine, une veille de mi-carême, un gamin « à tête de veau » – mais pourquoi se déguiser en tête de veau ? – pour que le gris de l’âme se teinte de rouge à l’évocation des flamboyances des carnavals d’antan, mais aussi – car, ce jour-là, Calet marche vers le « quartier des morts » (le Père-Lachaise) – du souvenir de son père, antimilitariste, anticlérical et vaguement illégaliste, faisant le coup de poing, dans sa jeunesse, contre les sergots, lors d’une montée au Mur (des fédérés). Ailleurs, un autre jour, en d’autres lieux de hasard – « Les paysages réputés ne m’ont jamais mis en appétit », précise Calet –, ce sera la ressouvenance d’un ancien béguin de jeunesse d’avant-guerre, une jeune juive polonaise rapidement perdue de vue, qui remontera, rue Botzaris, alors qu’il vague vers les montueuses Buttes-Chaumont, avec, en creux, le souhait qu’elle aura réussi, la belle, « à traverser ces années pendant lesquelles, ici, l’on chassait les juifs, comme ailleurs l’on traque les fauves ». C’est cette musique que nous fait entendre, sotto voce, Calet, quand la tristesse pointe, ou mezza voce, quand, du côté de Charonne, montent, dans sa mémoire, une fragrance de guinguet et des airs de guinguettes, dont celui d’Aristide Bruant : « On l’app’lait Toto Laripette/À la Villette ». Laripette, c’était le surnom que lui donnait sa mère « lorsqu’elle était de bonne humeur ».



Il en va de certains livres rares comme de certains êtres. Le passage du temps les anoblit. Huit quartiers de roture en est l’exemple même. Ce qui était une chronique talentueuse d’un passé-présent s’est désormais muée, et pour toujours, en témoignage d’une époque, d’un ressenti, d’une manière de vivre aujourd’hui disparus. « C’était à Paris, écrit Guy Debord, une ville qui était alors si belle que bien des gens ont préféré y être pauvres, plutôt que riches n’importe où ailleurs. Qui pourrait, à présent qu’il n’en reste rien, comprendre cela ; hormis ceux qui se souviennent de cette gloire ? Qui d’autre pourrait savoir les fatigues et les plaisirs que nous avons connus dans ces lieux où tout est devenu si mauvais ? [9] » Quelque dix ans plus tôt, Louis Chevalier nous annonçait « l’assassinat de Paris » dans un livre d’une telle puissance évocatrice qu’il tomba dans le trou des Halles et fut enfoui sous les pelleteuses de l’avenir radieux [10].

Depuis, le crime est allé au bout de sa logique. Au-delà même. Dans ces anciens « quartiers de roture » qui ont tout, aujourd’hui, d’un décor où s’agitent des clones aussi moyens que les aspirations de leur petite classe, dans cet Est parisien « packagé », virtualisé, « gentrifié » [11] où la seule aventure admise consiste à consommer, les nuits de veilles festives, un folklore à la scénographie aussi désincarnée qu’aseptisée, rien ne permet, désormais, d’imaginer la trouble séduction qui se dégageait de ces lieux d’infortune d’avant l’assassinat.

Reste la caresse d’un regard rêveur de lecteur solitaire sur ces pages que Calet, l’admirable, nous laissa pour mémoire. Et l’idée, secrètement subversive, que la place des Fêtes devait être si belle avant de devenir la place défaite. Et elle l’était...

Jean-Luc DEBRY


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