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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Du scandale à la gloire, et vice versa :
actualité de Guy Debord
À contretemps, n° 40, mai 2011
Article mis en ligne le 13 octobre 2012
dernière modification le 22 mars 2015

par F.G.

■ Guy DEBORD
CORRESPONDANCE
Volume « 0 », septembre 1951 - juillet 1957

Complété des « lettres retrouvées » et de l’index général
Paris, Fayard, 2010, 448 p.

■ Guy DEBORD
ENREGISTREMENTS MAGNÉTIQUES (1952-1961)
Édition établie par Jean-Louis Rançon
Ouvrage accompagné de deux CD
Paris, Gallimard, NRF, 2010, 126 p.

■ INTERNATIONALE LETTRISTE
VISAGES DE L’AVANT-GARDE 1953
Édition établie et annotée par Jean-Louis Rançon
Paris, Jean-Paul Rocher Éditeur, 2010, 80 p.

Avec ce « volume 0 », qui revient sur la période allant de 1951 à 1957, mais intègre aussi des « lettres retrouvées » couvrant le long passage du temps allant de 1957 à 1989, le tout complété d’un indispensable « index des noms propres » (une centaine de pages), se clôt la Correspondance de Guy Debord, un patient labeur éditorial de plus de dix ans dont nous avons rendu régulièrement compte dans les pages de ce bulletin [1].

Aux premières heures de l’aventure, un avertissement signé Alice Debord indiquait : « Quelques refus dus à des dissensions demeurées vivaces, des réticences vagues plus ou moins justifiées, des destructions, mais aussi naturellement la perte pure et simple de ce type d’écrit, nous priveront parfois à jamais de lettres dont le nombre ne peut être a priori évalué. Ce manque est particulièrement tangible s’agissant des années les plus reculées par lesquelles nous avions envisagé de commencer cette publication. [2] » Il faut croire que rien ne se perd jamais tout à fait puisque, au bout du chemin, ce sont précisément les lettres correspondant à ces « années les plus reculées » qui, dans une sorte de chronologie inversée, font l’un des intérêts majeurs de cette ultime livraison de la Correspondance.

« Une certaine position de révolte »


Il y a toujours un risque à remonter le temps épistolaire. On peut, en effet, y éprouver, sous la braise des premiers mots, le sentiment d’une naturelle insuffisance, celle que le jeune âge confère naturellement aux révoltes abstraites. Dans le cas de Debord, et même si la pose n’est pas toujours absente de ses lettres de jeunesse, c’est autre chose qu’on ressent, la mise en place d’un savoir-faire, comme une sorte de prélude à ce qui viendra. Car, lesté de ses 23 ans, Debord est déjà sur la bonne voie : « Nous avons été des enfants terribles. Si nous parvenons à “l’âge d’homme”, nous serons des hommes dangereux » (lettre à Hervé Falcou, février 1953). Ou encore : « Les tendances parmi nous à la médiocrité désabusée m’inciteraient à donner des raisons d’agir. […] Je suis peut-être de nous le plus irréductiblement décidé à une certaine position de révolte […]. Tant que je vivrai, je ne veux pas me ranger » (lettre à Gil J. Wolman, juin 1953). Cette précocité dans l’idée qu’il faut de la constance en toutes choses, mais surtout en insoumission, s’accompagne, chez le jeune Debord, de quelques exercices d’admiration – Bossuet, Saint-Just, Cravan – et de quelques fortes convictions, comme celle qui, à l’âge où le doute est souvent ravageur, lui fait dire que « l’intelligence ne vaut rien isolée d’une morale et d’une façon de vivre » (lettre à Georges Goldfayn, fin 1953). On avouera que, dans le genre « je serai ce que je suis », l’homme avait déjà une idée précise de son devenir.

C’est peu dire que ce temps des naissantes années 1950 – sur lequel, l’âge venu, Debord reviendra avec une évidente nostalgie – aura beaucoup fait pour construire et sa réputation et sa légende. Car du fond des étranges et peu saisissables combats pour une nouvelle avant-garde poétique, ceux qu’engagèrent, contre toutes les autres, les radicaux du lettrisme, c’est autre chose qui se joue : le retour à une forme élaborée et sauvage de subversion des valeurs et, comme l’écrit Jean-Louis Rançon, « l’instant où Guy Debord fait son entrée dans le milieu des entrepreneurs de démolitions » [3]. Autrement dit, le début d’un voyage.

« Petit tapage dans l’au-delà restreint de la littérature »


Pour humer « le parfum [de cette] époque révolue » (Jean-Louis Rançon), très précieuse se révèle la lecture, en regard des lettres de Debord écrites entre 1951 et 1957, des deux textes parus en parallèle du dernier volume de sa Correspondance. Le premier – Enregistrements magnétiques (1952-1961), qu’on peut aussi écouter sur deux CD accompagnant l’ouvrage – livre quelques secrets sur la méthode lettriste, dont le plus essentiel demeure sûrement celui-ci : « Nous poursuivons notre petit tapage dans l’au-delà restreint de la littérature, et faute de mieux. C’est naturellement pour nous manifester que nous écrivons des manifestes. La désinvolture est une bien belle chose [4]. » Nul doute que, dans l’ordre du temps, ce temps immuable d’une après-guerre où la littérature tolérait toutes les incartades avant-gardistes à condition de n’en point contester l’exquis statut, ce « petit tapage » lettriste fit passer ses protagonistes pour des hurluberlus sans autre cause que le scandale. Mais au-delà de ce court jugement émis par la magistrature des lettres et la critique assise, quelques observateurs plus finauds, comme Max-Pol Fouchet, entrevirent, au contraire, dans l’émergence sauvage du lettrisme des origines, celui d’Isidore Isou, une possible « relève » de l’avant-garde poétique, notamment surréaliste. C’est précisément sur cette prudente prophétie du directeur de Fontaine – « L’avenir fera le tri, séparera la paille du grain, jugera, mais le présent, lui, exigeait qu’on se penchât, avant que les eaux n’imposent leur dessin, sur l’effervescence des sources » [5] – que s’ouvre Visages de l’avant-garde 1953, le second texte qui nous occupe ici.

Il y avait, chez les auteurs de ces Visages de l’avant-garde 1953 – l’aile radicale du lettrisme, autrement dit Serge Berna, Jean-Louis Brau, Gil J. Wolman et Guy Debord –, un évident sens de l’opportunité à reprendre l’avertissement de Max-Pol Fouchet en ouverture d’ouvrage, et ce d’autant que, de 1947 à 1953, beaucoup d’eau avait coulé sous le pont lettriste emportant avec elle le « pauvre Isou » et sa manie du bruitage. Resté inédit jusqu’à ce jour, ce document, savamment annoté par Jean-Louis Rançon, en dit beaucoup sur la ferveur critique de cette phalange iconoclaste qui, ayant réglé son compte à cet Isidore qui se serait plu à en être la figure de proue [6], s’attache à dépouiller le lettrisme de ses tics et de son toc pour n’en retenir que la passion négative qui l’anima, cette forme supérieure du mépris de l’existant. Objet de détestation par excellence, le surréalisme tel qu’il est devenu après avoir digéré l’anarchie Dada et s’être perdu dans « l’Art poétique », n’est plus, pour ces jeunes barbares, qu’« un fatras de mystico-pittoresque » destiné à divertir le bourgeois pensant. Quant à Michaux, Ponge, Prévert, Char et Saint-John Perse, le jugement de la petite bande les renvoie, sans emphase mais sans appel, à la catégorie des « poètes mineurs », autrement dit, ceux qui, à la différence de Breton réagissant à Tzara, n’ont poétiquement réagi à rien. On comprend que ce genre de jugement à l’emporte-pièce ait pu agacer, et pas seulement la critique, mais il faut bien savoir qu’il était précisément émis dans ce but. Le pendant de la charge, beaucoup plus affirmatif que négatif, ne retint pas, en revanche, l’attention des critiques, plus soucieux de sauver des réputations (et leur gagne-pain) que de saisir le sens d’une authentique fissure dans le jeu littéraire. Car s’il est un reproche qu’on ne peut pas faire aux auteurs de ces Visages de l’avant-garde 1953, c’est celui d’en être resté au dynamitage des valeurs du moment. Qu’on en juge : « Sur le plan idéologique, écrivaient-ils, nous assistons à une rupture définitive entre ceux qui veulent être des littérateurs sans plus et ceux qui veulent aller au-delà. La littérature ne nous passionne que dans la mesure où quelque chose aujourd’hui peut nous passionner. » Il y avait du culot, sans doute, à dire cela, mais il y avait surtout, dans l’air, de la surdité à ne pas entendre que, derrière ce mépris affiché pour la gloire, le scandale ne faisait que commencer.

Le sens d’une histoire


L’année 1954, qui vit la naissance de Potlach, bulletin d’information du groupe français de l’Internationaliste lettriste, fut aussi celle d’une alliance circonstancielle avec les surréalistes à l’occasion de la publication de Ça commence bien, tract dirigé contre la célébration officielle du centenaire de la naissance de Rimbaud à Charleville-Mézières. Alliance de courte durée, en fait, puisque, quinze jours plus tard, reprochant aux surréalistes de s’en tenir aux mots sans jamais passer à l’acte, les lettristes signeront un tract de rupture : Et ça finit mal, faussaires. L’occasion étant trop belle pour affirmer sa différence, l’Internationale lettriste, dans une lettre du 21 octobre 1954 signée Debord et Wolman et adressée au rédacteur en chef de Combat, affirmait sans ambages : « Nous ne souhaitons pas tenir le rôle d’amuseur dans les solennités, littéraires ou autres, de ce régime. Le Surréalisme, précisément, n’a que trop exploité cette veine. Nous ne goûtons plus guère les charmes du tapage inoffensif. » En revanche, et comme l’attestent les nombreuses (et laudatives) lettres écrites en cette époque par le jeune Debord à l’attention de Marcel Mariën [7], ce n’est pas tant le surréalisme qu’il voue aux gémonies, mais ses machins – l’écriture automatique, entre autres – et surtout la prétention de ses adeptes parisiens à y voir l’expression d’une indépassable avant-garde. Le temps prouvera que Debord n’avait pas tort, mais aussi que, une fois défait le mythe surréaliste et dissous le dernier carré des gardiens du temple, Breton, qu’il avait tant raillé, reprendra peu à peu, chez lui, une place de choix, celle qu’on accorde aux premiers inspirateurs [8].

Placée sous le signe de l’expérimentation sans limites (du potlach au détournement, de l’anti-livre à l’écran noir, de la dérive à l’ivresse, de la clandestinité à l’outrance), cette époque agitée et dissolue fut aussi celle des fortes affinités naissantes – Asger Jorn, André Frankin, Alexander Trocchi, Pinot Gallizio, Constant, Piero Simondo, Ralph Rumney –, celles qui assureront le passage, en 1957, de l’Internationale lettriste à l’Internationale situationniste première manière. Car, il faut en convenir, cette histoire avait un sens, comme l’atteste, au demeurant, cette conclusion suspensive au texte « Histoire de l’Internationale lettriste », publiée dans le numéro 28 de Potlach et enregistrée, le 6 décembre 1956, par l’ensemble des membres du groupe : « On a dû comprendre que notre affaire n’était pas une école littéraire, un renouveau de l’expression, un modernisme. Il s’agit d’une manière de vivre qui passera par bien des explorations et des formulations provisoires, qui tend elle-même à ne s’exercer que dans le provisoire. La nature de cette entreprise nous prescrit de travailler en groupe, et de nous manifester quelque peu : nous attendons beaucoup des gens, et des événements qui viendront. [9] » L’heure avait sonné de construire des situations.

Du spectacle du refus au refus du spectacle


Nombre de « lettres retrouvées » insérées dans ce dernier volume de la Correspondance se rapportent à ce temps du dépassement qui, de 1957 à 1968, fit de l’Internationale situationniste un objet volant mal identifié, mais particulièrement percutant. Si beaucoup a été dit ou écrit sur le sujet, même le pire [10], il n’en reste pas moins que les lettres de Debord demeurent, pour le curieux, une intarissable source de renseignements sur cette prise d’armes. C’est que l’homme mène sa barque épistolaire avec une belle sûreté de ce qui sera le coup d’après. Ainsi, cette missive à Uwe Lausen, situationniste de la section allemande, où, le 21 juillet 1961, il annonce : « Nous devons reprendre l’examen de l’esprit anarchiste – et même de ceux que l’on a appelés les socialistes utopiques (surtout le fouriérisme) –, et de toute la riche complexité qui a existé au moment du rassemblement de la Première Internationale. » On s’éloigne désormais de « l’opposition dans le seul domaine de l’art » (lettre aux rédacteurs de Notes critiques, 22 octobre 1962) pour aborder les rivages d’un renouveau critique dont le spectacle, conçu non plus comme l’expression d’un refus mais comme son objet même, sera la cible. Pas à pas, mais de manière assurément ferme, Debord fixe les axes d’intervention de cette brigade légère dont l’une des principales tâches demeure, à ses yeux, de se démarquer du « tout-venant de nos gauchistes mondains » (lettre à Daniel Guérin, 3 mai 1966) et de « contrôler au maximum ces gens douteux qui se donnaient publiquement pour nos partisans » (lettre à André Bertrand et Daniel Joubert, 22 janvier 1967).

On a beaucoup glosé sur le penchant de Debord pour l’exclusion, en y voyant, au mieux, la preuve d’un héritage aggravé d’une ancienne manie surréaliste, au pire, le signe d’une tendance personnelle, lourdement pathologique, à l’épuration. Il est vrai que les exclus de l’IS, qui furent nombreux au regard des faibles forces qu’elle rassembla, ne manquèrent pas d’accréditer l’une ou l’autre thèse, plutôt l’autre d’ailleurs, pour apaiser leur dépit d’en avoir été chassés. Reste que cette pratique de l’exclusion, sur laquelle Debord est revenu maintes fois sans manifester la moindre contrition, avait évidemment partie liée avec l’idée que les situationnistes, et lui le premier, se faisaient de leur « tâche d’extrême avant-garde ». Sur ce point, qui demeure l’un des aspects le plus sûrement reproché à l’IS par ces inguérissables « pro-situs » que Debord accabla de son mépris, plusieurs de ces « lettres retrouvées » permettent de saisir le continuum d’une démarche organisationnelle dont on peut naturellement contester le fondement avant-gardiste – ce que firent, par exemple, nombre d’anarchistes –, mais non l’implacable cohérence quand celle-ci se retourne contre qui, par faiblesse, ne l’avait pas perçue. C’est ainsi que, dans l’une de ces lettres, présentée comme « complément de dernière heure » – un long courrier à Robert Chasse, daté du 23 décembre 1967 –, Debord ne cache pas son jeu : « À ce stade, les individus dans l’IS doivent avoir tous assez de capacités pour être autonomes (par exemple pour ne pas être seulement “partisans” subordonnés de théories qu’ils ne seraient pas capables de développer et appliquer eux-mêmes). Et, simultanément, le petit nombre des individus qui se sont reconnus une participation égale à ce niveau de “cohérence” se trouve collectivement engagé par ce que chacun d’entre eux peut être contraint de décider immédiatement et seul, au nom de nos principes communs. » Cette minuscule société des égaux supposait, pour Debord, que ses membres manifestent, entre eux, « une confiance fondée sur une bonne connaissance des capacités prouvées par chacun dans son maniement de la rigueur théorique et pratique » (lettre à Robert Chasse, ibid). Dans un tel schéma, clairement défini et accepté par ses adeptes, il était évidemment naturel que la logique sélective (des égaux) s’appliquât aussi bien en amont (le recrutement) qu’en aval (l’exclusion). Ce qui, dit par Debord, s’énonce ainsi : « La pratique de l’exclusion me paraît absolument contraire à l’utilisation des gens : c’est bien plutôt les obliger à être libres seuls – en le restant soi-même – si on ne peut s’employer dans une liberté commune. Et j’ai refusé d’emblée un bon nombre de “fidèles disciples” sans leur laisser la possibilité d’entrer dans l’IS, ni par conséquent d’être exclus. [11] »

Auto-dissoute en 1972, l’IS entra dans la légende, celle que cultivent aujourd’hui encore quelques anciens ou nouveaux adorateurs d’une histoire vécue, à contretemps, dans le nostalgique ressassement de ses hauts faits. « Il est vrai qu’il y a, dans un côté du révolutionnarisme actuel, écrivait Debord à Daniel Denevert, le 26 février 1972, un aspect “regret de l’âge d’or”, qui n’est pas formellement énoncé, mais que l’on peut sentir – par exemple dans beaucoup de pages de Vaneigem. Il faut le critiquer, surtout si l’on estime que les conditions actuelles de vie – se détériorant – risquent de renforcer cette réaction affective. » La vérité, c’est que, le temps passant, il arriva aussi à Debord de céder au regret de ce temps d’avant la « perte de la vie », c’est-à-dire d’avant le Spectacle triomphant. En revanche, on peut être sûr qu’il ne regretta jamais d’avoir tout fait pour éviter, en cette époque où les thèses de l’IS étaient devenues fameuses, que celle-ci ne sombrât dans le piège mortifère de sa propre contemplation. Est-ce à dire que, ce faisant, Debord détourna à son seul profit la glorieuse renommée acquise par cette défunte société des égaux dont il avait lui-même établi les plans et défini les règles ? D’aucuns le pensent. Comme si Debord leur appartenait en propre pour avoir, en une courte unité de temps, su mettre des mots précis sur leurs vagues colères. Ceux-là, c’est certain, lui en voudront éternellement d’avoir fait le pari de la clandestinité en poussant le scandale jusqu’à en tirer gloire. On n’y voit rien à redire ; c’est une histoire de passion contrariée. Mais, vu d’ailleurs, le Debord que révèlent les huit volumes de cette Correspondance qui s’achève méritait, indiscutablement, qu’on s’y intéressât de près.

Freddy GOMEZ