Bandeau
A Contretemps, Bulletin bibliographique
Slogan du site
Descriptif du site
Revues des livres
À contretemps, n° 26, avril 2007
Article mis en ligne le 19 février 2008
dernière modification le 29 novembre 2014

par .

Les enfants perdus de Budapest

Phil CASOAR et Eszter BALÁZS
LES HÉROS DE BUDAPEST
Paris, Les Arènes, 2006, 252 p., 22,5 x 30, ill.

Il arrive qu’une photo capte la vérité d’un instant jusque dans ses moindres recoins de rage, de bonheur et de doute. Ce faisant, elle en fixe pour toujours la légende, cette légende qu’aucun mensonge d’Etat ne parviendra jamais à recouvrir tout à fait. « Si l’image n’est pas bonne, disait Robert Capa, c’est que le photographe n’est pas assez près de l’événement. » À jamais, celle de son milicien fauché par une balle franquiste restera emblématique de cette guerre d’Espagne qu’il photographia de front en front. Qu’elle fût prise sur le vif ou mise en scène, comme on l’a dit, ne change rien à l’affaire : sa force réside dans la prémonition de la chute.

C’est d’une photo, tout aussi emblématique, que sont partis Phil Casoar [1] et Eszter Balázs pour nous raconter, à leur manière, résolument originale, davantage que l’insurrection hongroise d’octobre 1956, l’entrelacs d’humaines passions, d’espoirs meurtris et de vraies déveines que vécurent ses combattants les plus déterminés, mais aussi les plus fragiles, ces jeunes émeutiers prolétaires et sous-prolétaires de Budapest armés de peu pour s’opposer aux blindés de l’Armée rouge. Cette photo – faussement attribuée à Jean-Pierre Pedrazzini, reporter photographe gravement touché au cours des combats et qui devait mourir, le 6 novembre 1956, à Paris, des suites de ses blessures – fut publiée, avec d’autres, dans le Paris-Match du 10 novembre de la même année, sous le titre : « Les héros de Budapest ». Un jeune garçon, armé d’une mitraillette russe PPSH-41, et une jeune fille, coiffée d’un béret et portant un pansement sur la joue droite, fixent l’objectif avec, dans le regard, cet air de défi tranquille qui donne aux insurgés cette beauté si particulière ; derrière eux, un moustachu en imper mastic tenant pistolet jette un trouble, comme une figure du malheur planant sur un rêve de liberté conquise.

Cette photo, montrée telle quelle ou recadrée, est devenue, au gré du temps, une icône de l’Octobre hongrois. Elle servit autant à saluer la jeunesse et la fougue de ses combattants qu’à les assimiler à la « pègre », quand les plumitifs kadariens s’en servirent pour illustrer leur prose policière. Dans un cas comme dans l’autre, la photo disait ce qu’on voulait lui faire dire de cet instant convulsif où Budapest et la Hongrie crevèrent, du seul fait de se lever, la bulle du mensonge post-stalinien réincarné dans le khrouchtchévisme.

Il fallait une bonne dose de folie à nos auteurs pour se lancer – « d’abord en dilettantes », puis « avec un acharnement grandissant » – sur la trace des personnages de cette photo mythique. Six ans d’un travail obstiné, à défaire le vrai du faux, à contourner les obstacles, à éviter les fausses pistes, à traquer l’hypothétique, à résister à l’emballement comme au découragement. Six ans à arpenter cinq pays et trois continents pour percevoir, enfin, derrière ces silhouettes figées dans la pellicule, ce qui les poussa à agir, ce qui les anima de l’ardent désir de vaincre, mais aussi ce qu’elles devinrent. Six ans d’une enquête minutieuse et épuisante, en somme, pour rendre à cette image son poids d’histoire, collective et privée, celle-là même que les livres du genre, redondants de savoir mort, peinent tant à restituer.

On ne dira rien de plus de cette incroyable enquête. Pour la simple raison que tout le plaisir de la lecture réside dans la découverte, et qu’on espère bien, par ces lignes, inciter le lecteur à se plonger dans cette « aventure épatante et véridique » de ces deux « héros de Budapest » portés par le vent de l’histoire, puis abandonnés au jusant des défaites. On ne dira que leurs prénoms. Le jeune garçon à la belle gueule de loustic des rues s’appelait Gyuri ; la jeune fille à l’air crâne, Jutka. Ils étaient à peine sortis de l’adolescence ; ils avaient faim de liberté. On ajoutera que la photo qui les immortalisa n’était pas de Jean-Pierre Pedrazzini, mais de Russ Melcher, un photographe free lance américain définitivement dépourvu du sens de la propriété. On précisera, enfin, que tout cela est peu de chose comparé à ce que nous donne à comprendre et à penser ce livre inclassable, aussi riche par la qualité de son texte que par son iconographie et son graphisme.

En ces temps de commémoration, l’Octobre hongrois – l’autre Octobre – stimule, à travers livres et revues, la quête interprétative. De cette littérature, où l’intéressant côtoie l’anecdotique, un sujet demeure, pourtant, largement absent : le petit peuple des insurgés, ces prolétaires sans chefs ni programme de transition, agités du seul désir de bouter l’occupant hors des murs et de vivre un peu mieux. Révolution nationale, démocratique, sociale ? L’insurrection hongroise de 1956 fut, sans doute, de tout un peu, mais elle fut surtout une authentique explosion libertaire, et elle le fut parce que, douze jours durant, des émeutiers – qualifiés de « fascistes » par les staliniens du monde entier [2] – tinrent la rue, les armes à la main et contre toute évidence.

C’est l’immense mérite des Héros de Budapest de nous le rappeler, sans chercher, par ailleurs, à faire de ces combattants le nec plus ultra d’une conscience de classe enfin débarrassée de ses faux nez. Ils ne furent, en somme, que ce qu’ils pouvaient être, mais ils le furent pleinement, ces émeutiers de Budapest, dont la jeunesse fait immanquablement penser à celle des gavroches du Paris communard, dont l’histoire peine, là encore, à se souvenir, et qui avaient choisi de s’appeler « Les Vengeurs de Flourens », « Les Turcos de la Commune » ou « Les Enfants perdus du XIIe ».

D’une insurrection à l’autre, ces enfants perdus-là payèrent le prix fort. Grâce à Phil Casoar et à Eszter Balázs, ceux de Budapest sont enfin tirés de l’oubli.

Freddy GOMEZ
* Cette recension a été publiée dans Le Monde libertaire, n° 1 456, 23-29 novembre 2006.

Une vision parcellaire et fascinée de Victor Serge

Susan Weissman
DISSIDENT DANS LA RÉVOLUTION
Victor Serge, une biographie politique

Paris, Éditions Syllepse, 2006, 484 p., ill.

Plus qu’une biographie politique générale, Dissident dans la révolution s’intéresse surtout aux rapports que Victor Serge entretint avec le bolchevisme triomphant de l’après-Octobre et, par la suite, avec le trotskisme en formation.

Pour Susan Weissman, Serge eut, en effet, l’insigne mérite de se défaire de son anarchisme de jeunesse pour rejoindre, à temps, un bolchevisme qui incarnait, désormais, l’idée même de révolution. Ce bolchevisme antistalinien, poursuit-elle, Serge le fera sien jusqu’à la fin de sa vie, sans cesser d’en interroger les préceptes et les concepts, y compris contre Trotski – et davantage encore contre ses épigones. Ainsi posé, le portrait du grand homme correspond aux propres questionnements de sa biographe, dont le trotskisme a visiblement été déçu par les pratiques de ses sectateurs, mais qui demeure étrangement fascinée par la grande lueur d’Octobre et la figure tutélaire du « Vieux ».

C’est donc un Serge passé au tamis de l’admiration parcellaire de S. Weissman qui s’anime sous la plume. Un Serge certes possible, mais un Serge simplifié, amputé d’une partie de son histoire, et par là même privé de sa complexité. Car si Serge fut sûrement bolchevik, le temps d’une révolution trahie, il ne le fut jamais sans états d’âme – états d’âme dont se gaussèrent ses propres camarades de parti et que lui reprochèrent, non sans raison, les anarchistes de Russie, victimes, sous Lénine, d’une impitoyable répression. Placé du côté des bourreaux à la faveur de l’Histoire (avec une grande H, disait Perec), Serge fut un bolchevik à la conscience d’autant plus malheureuse qu’il avait immanquablement gardé de son passage chez les libertaires l’esprit suffisamment critique pour saisir somme toute assez vite la logique exterminatrice dont était porteur le Parti, auquel il adhéra en mars 1919 et dont il fut exclu en 1928. Pour le reste, le vrai désir de révolution qui l’animait et la croyance – récemment acquise – que l’Histoire avait un sens lui permirent, un temps, de tenir le doute à distance, comme on tient la bête en cage. L’énigme Serge est, finalement, entièrement contenue dans cette schizophrénie politique, que S. Weissman ignore complètement et qui fera de Serge un faux bolchevik pour ses pairs – y compris Trostki – et un vrai rallié au communisme d’Etat pour ses anciens camarades libertaires.

Les quelques pages que S. Weissman consacre, en début d’ouvrage, au Kibaltchitch anarchiste laissent, à dire vrai, pantois tant elles sont lacunaires. La biographe aurait pourtant pu déceler dans cette période de genèse bien des signes annonciateurs du caractère de Serge. Ses rapports avec la bande à Bonnot, par exemple – dont il ne fit pas partie, contrairement à ce qu’elle écrit – indiquent assez que le sens du devoir pouvait déjà aller chez lui jusqu’au refus de la dissociation. Au risque même de la prison et sans sympathie aucune pour la cause qui l’y avait conduit. Sur un autre plan, sa période catalane, qui marque, chez Serge, le passage de l’individualisme à l’anarchisme social – incarné par la Confédération nationale du travail, et non « des travailleurs », comme écrit S. Weissman – méritait que la biographe s’y arrêtât avec la même attention que le fit Serge lui-même dans Naissance de notre force. Elle y aurait peut-être saisi ce que cette expérience de fraternité libertaire combattante apporta de définitif à Serge.

Autant dire que, pour S. Weissman, Serge n’existe qu’à partir du moment où il arrive en Russie. Que son ralliement au bolchevisme ait été celui d’un éternel « en-dehors » – trop informé de ses dangers pour en épouser complètement la cause, mais aussi trop solidaire de ses militants pour s’en dissocier publiquement – indique assez que son caractère et son sens du devoir n’avaient pas fondamentalement changé depuis ses années de jeunesse. Cette sensibilité libertaire à fleur de peau est, en effet, constitutive du personnage. Elle ne l’empêcha sûrement pas de sombrer dans la chimère, mais elle lui maintint sûrement la tête hors de l’eau. On peut, comme le fait S. Weissman, s’inventer un Serge marxiste humaniste de type inconnu, mais on n’explique pas, ce faisant, cette conscience malheureuse et cette schizophrénie politique déjà évoquées, que la répression de l’insurrection de Cronstadt, en mars 1921, poussa jusqu’à ses ultimes limites.

Cette date marque bien, pour Serge, un point de non-retour, et ce malgré les apparences. Car s’il soutint in fine le Parti contre les insurgés, ce fut du bout des lèvres et finalement convaincu que tout était perdu, y compris l’honneur d’une révolution transmuée en machine de terreur. À lire S. Weissman, on ne perçoit pas ce que cet événement remit profondément en cause chez Serge. À long terme, s’entend. Et pourtant, c’est Cronstadt qui marque la césure entre le ralliement au bolchevisme et la désillusion. C’est encore Cronstadt qui nuance son adhésion à l’Opposition de gauche, dont il sera, là encore, un « en-dehors », convaincu que ses héros portaient leur part de responsabilité historique pour avoir trop méthodiquement tracé, du temps de leur puissance, la ligne de partage – et de tir – entre révolution et contre-révolution. C’est enfin Cronstadt qui le mène, bien plus tard et entre autres raisons, à rompre avec Trotski.

Trop enfermée dans des catégories idéologiques réductrices, S. Weissman passe, nous semble-t-il, assez largement à côté de cette singularité sergienne : esprit trop libre pour se plier au cadre imposé par ses engagements partisans, le personnage ne coïncide jamais tout à fait avec l’idée qu’on se fait de lui. En anarchiste, d’abord ; en bolchevik, ensuite ; en opposant de gauche, encore ; en porteur de flamme et en exilé définitif, enfin. Toujours, il recule la frontière de la norme et de l’admis pour élargir son champ. Comme si, par-delà même la contingence politique du moment, il tenait avant tout, et en tout lieu, à se situer le plus près possible de cette marge où les hommes libres se refusent à n’être que des pions en devenir ou en déroute. Alors, ce goût pour l’insaisissable définirait cette singularité que, sa vie durant, il cultiva et qui lui venait en droite ligne d’une jeunesse où, romantique en diable, il posait, en nietzschéen anti-autoritaire, dans les colonnes de L’Anarchie sous la signature du « Rétif ».

Rétif, Serge ne cessa de l’être, y compris lorsque, marxiste convaincu, il s’entêta à chercher, en dehors des chemins balisés par les orthodoxies d’un siècle qui en fut fertile, une autre voie possible vers un socialisme libertaire du lendemain. Ses écrits et ses fâcheries de Mexico le prouvent assez. En le ramenant à une seule dimension, celle d’un marxiste révolutionnaire fidèle à l’esprit d’Octobre et épris d’humanisme, S. Weissman l’annexe à sa propre cause, mais l’ampute de l’essentiel, cette irréductible dissidence dont elle prétend faire le tour.

Marcel LEGLOU

Ludimus effigiem belli [3]

Guy DEBORD
CORRESPONDANCE
(Volume 6, janvier 1979 - décembre 1987)

Fayard, 2006, 496 p.

LE SIXIÈME VOLUME de la correspondance de Guy Debord couvre neuf années d’un état de guerre prolongée, où furent livrées deux batailles essentielles à ses yeux : l’une en faveur des « autonomes » emprisonnés à Ségovie (Espagne) et l’autre contre une presse particulièrement haineuse à son égard au lendemain du mystérieux assassinat de Gérard Lebovici, son éditeur et ami. « De ces années pleines de bruit et de fureur en tout genre, écrit Alice Debord en présentant sobrement ces lettres, beaucoup de choses vont être retenues et analysées qui alimenteront les prochains Commentaires sur la société du spectacle.  » La guerre, donc, comme jeu réel et comme réalité jouée, avec, cela va sans dire, ses périodes de trêve – les « jours tranquilles » – où, de notes de lecture en traductions, de conseils en publications, de lettre en lettre, Debord prend le pouls d’une détestable époque, dont nous vivons, aujourd’hui, les sinistres prolongements.


APRÈS L’ITALIE d’avant « la Brigade rouge » et du « pseudo-terrorisme », celle qu’il avait tant aimée au temps de la belle connivence avec Gianfranco Sanguinetti, c’est l’Espagne qui prend le pas, cette Espagne qui transite – sans chaos majeur, mais non sans hoquets – vers la démocratie représentative de marché. En cette terre d’Espagne où se font encore entendre, quoique faiblement, les échos d’un ancien refus, Debord entreprend de nombreux voyages d’ « affaires » – conspiratrices et amoureuses. Il a, pour ce peuple et pour sa langue, un attachement qui lui vient de loin, d’une histoire alimentée au feu du mythe émancipateur et admise, dans l’ « encyclopédie de [ses] révolutions », comme supérieure à toutes les autres. « Notre guerre recommence », écrit-il le 3 mai 1981, à Denise Cheype, avant d’admettre, le 24 mai de la même année, dans une lettre à Antonia Lopez-Pintor – qui en est la cause – que son « cœur s’est perdu avec une Andalouse ». Éloge des passions, toujours.

Cette guerre qui « recommence » n’est, bien sûr, que son simulacre. Qui pouvait, en effet, croire un seul instant que ce peuple lobotomisé par trente-cinq ans de franquisme et soudainement aveuglé par les lumières de la movida démocratique fût capable de retrouver, de but en blanc, ses réflexes insurrectionnels ? Personne, surtout pas Debord. Il n’empêche qu’il se prend au jeu de la réactivation de la vieille cause et trouve, sur sa route, quelques « enfants perdus » décidés à passer à l’acte. Avec de piètres résultats, bien sûr : au jeu de la fausse guerre, l’État tape encore pour de vrai. Quelques « autonomes » paieront pour voir, et assez cher.

D’aucuns observateurs et biographes ont décelé, dans cette parenthèse ibérique, une étrangeté. Pourquoi Debord, dont la condamnation de « la Brigade rouge » fut sans appel, s’est-il laissé aller à cautionner une lutte armée espagnole ? C’est sans doute que le caractère ultra-libertaire des « autonomes » n’avait rien à voir avec la rigidité militariste du terrorisme italien, manipulé de surcroît, ou encore avec celle des GRAPO et de l’ETA, mais c’est aussi qu’il y percevait des réminiscences de la légende, celle de Durruti et d’Ascaso – dont il cherche, parallèlement, à faire éditer les articles et discours par Champ libre –, ou celle des « incontrôlés » d’une guerre civile qui, à l’évidence, le fascinait. L’aventure sera de courte durée et Debord s’emploiera surtout à organiser – avec efficacité – la défense des emprisonnés de Ségovie. Il en restera un texte – brillamment écrit et largement diffusé en Espagne même, A los libertarios –, quelques chansons détournées et un succès : la libération, « faute de preuve », en novembre 1980, de six inculpés.

Au-delà de cet engagement espagnol et des conflits interpersonnels qui s’ensuivirent – et qui occupent beaucoup (trop) de place dans la correspondance de cette époque –, celle-ci révèle quelques hardiesses d’analyse, notamment sur le « pronunciamiento masqué » de Tejero, en février 1981. De Séville, alors que courent les bruits d’un autre coup d’État, Debord écrit à Jean-François Martos, le 21 octobre 1982 : « Jusqu’à ce jour, je dois dire que je n’ai pas vu le plus petit signe d’une intention de contre-attaquer, ni même, dans les quartiers ou tavernes les plus populaires, la moindre apparence de préoccupation. De ce côté, c’est ici le pur contraire de 1936. » Six mois plus tôt, le 6 mars 1982, il reconnaissait, dans une lettre à Jaap Kloosterman, « qu’il n’y a[vait] rien à tenter en Espagne avec [des] forces si réduites », en ajoutant : « Le prolétariat, justement dégoûté des constitutionnalistes, et ne pouvant que vomir les militaires, ne dit encore rien par lui-même, regardant ou non cette bataille d’ombres vaines. » C’était penser qu’il finirait par le dire un jour, en oubliant qu’il n’en avait plus les moyens. La « pauvre péninsule » pouvait, désormais, marcher d’un pas tranquille vers son néant démocratiquement modernisé.


« NOUS SOMMES PARTIS pour une guerre longue », écrit Debord à Paolo Salvadori, le 11 décembre 1984. De fait, cette nouvelle guerre est entamée depuis six mois déjà. Elle a commencé au lendemain de l’assassinat de Gérard Lebovici, le 5 mars de cette année-là.

À propos de l’éditeur disparu, il poursuit, dans la même lettre : « Ses qualités étaient si grandes que j’estime très probable que, si nous nous étions rencontrés cinq ou dix ans plus tôt, il aurait pu devenir situ, et assurément il aurait été l’un des meilleurs. » L’aveu, qui vaut déjà fraternelle reconnaissance, se prolonge par ces mots : « Nous étions devenus, lui et moi, de plus en plus amis. Nous avons longuement parlé d’à peu près tout, avec sincérité et plaisir. »

Pour le journaliste normalement constitué d’une époque anormalement policière, les liens qui unissaient Debord à Lebovici ne pouvaient être que de sournoise manipulation et d’admirative dépendance. C’est sur ce thème, et sans jamais prouver aucune de ses assertions, que la presse broda de multiples variations faisant toutes de Debord, sinon l’assassin de Lebovici, du moins le responsable indirect de sa mort.

Dans une lettre écrite le 9 mai 1984 à Christian Sébastiani et Jaime Semprun, Debord explique pourquoi il a décidé de poursuivre : « Les journaux ont toujours pu impunément tout dire à mon propos, et ils avaient là comme une sorte de rente. Mais on ne m’avait encore jamais accusé de faire abattre mes amis dans des guet-apens. À temps nouveaux, nouveaux moyens, même légaux ! La simple annonce des poursuites les a tous fait taire. » Il gagnera ses procès contre Le Journal du dimanche, Minute et Paris-Match et publiera, coup sur coup, Tout sur le personnage, en novembre 1984, et Considérations sur l’assassinat de Gérard Lebovici, en février 1985.

Outre cette bataille menée contre les falsificateurs et pour la mémoire de son ami, Debord s’emploie également, en ces temps difficiles, à soutenir, par ses conseils, Floriana Lebovici, sa veuve, dans la difficile tâche de poursuivre le travail des Éditions Champ libre, devenues Éditions Gérard Lebovici, en novembre 1984. C’est sans doute un des aspects les plus intéressants de ce sixième volume de la correspondance de Debord que de montrer avec quelle détermination le personnage s’impliqua, par son travail, dans le devenir d’une maison qui honora, en cette basse époque, l’édition française. « Pas plus qu’avant le crime, écrit-il à Floriana Lebovici, le 4 juin 1986, je ne dois laisser croire à qui que ce soit que j’aurais dans les Éditions Lebovici un pouvoir de décision. » Il s’agit, pour lui, d’en être, dans l’ombre, le serviteur critique et la cheville ouvrière, position qu’il tiendra jusqu’au bout et sans faillir, jusqu’à la mort de Floriana Lebovici.


D’AUTRES ASPECTS de ce sixième volume mériteraient, si la place le permettait, d’être développés ici. On en retiendra deux. Le premier, déjà évoqué, a trait au sérieux que met Debord dans toutes ses entreprises, sérieux qui transparaît particulièrement dans ses commentaires critiques sur ses lectures et ses travaux de relecture et de traduction. L’autre aspect tient au déplacement progressif de perspective qui s’opère pendant ces années 1979-1987, s’ouvrant sur la publication de Préface à la quatrième édition italienne de « La Société du spectacle » (Champ libre, 1979) et préludant à celle des Commentaires sur la société du spectacle (Champ libre, 1988). « Il y a des époques, écrit-il en septembre 1985, où mentir est presque sans danger parce que la vérité n’a plus d’amis. » Mais celle-ci est certainement la pire de toutes parce qu’elle a fait du faux sans réplique et du mensonge sans limite les données de base d’un monde où « toute distance critique se trouve éliminée par le spectacle présent » (lettre à Jaime Semprun du 13 février 1986).

Désormais, l’ennemi s’avance masqué, tout occupé à sa tâche : faire en sorte que, de négation en imposture, l’idée même de révolution quitte la scène de l’histoire.

Freddy GOMEZ


Dans la même rubrique