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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Le congrès d’Amiens vu par Pierre Monatte
À contretemps, n° 37, mai 2010
Article mis en ligne le 10 mai 2011
dernière modification le 17 janvier 2015

par F.G.

[À NOTER : Les astérisques (*) renvoient aux notices biographiques de fin de texte. Par ailleurs, toutes les notes de bas de page sont de Miguel Chueca, à l’exception des notes 5 et 7, expressément suivies de l’indication « N.d.A. », qui sont de Pierre Monatte.]




On avait prévu – assez généralement – que ce congrès serait passionné, que la lutte des idées y serait violente. Il n’en a rien été. La discussion a été loin d’atteindre le degré d’ardeur auquel on s’attendait ; certes, elle a été parfois vive ; il y a eu opposition tranchante des deux manières de concevoir le syndicat. Mais il manquait à ces deux conceptions d’avoir une force à peu près égale ; il manquait aux partisans de la proposition du Textile cette confiance qu’au cours de la discussion ils pourraient conquérir la majorité du congrès, de même qu’il manquait aux syndicalistes le sentiment qu’ils avaient devant eux et contre eux un adversaire sérieux et redoutable. Il n’est pas besoin de grands efforts pour enfoncer une porte ouverte. Ainsi l’on peut dire qu’il n’y a pas eu grand peine à écraser ces pauvres guesdistes du Nord. D’autant plus qu’ils avaient, par leur simple façon de discuter, déjà créé dès l’exposé de leur pensée un fort courant d’hostilité contre leur esprit, qui venait s’ajouter à l’hostilité, cependant suffisante, qui accueillit leur proposition.

L’effort considérable déployé par la fraction guesdiste pour constituer au moins une forte minorité en faveur des rapports avec le parti a donné le plus misérable résultat. C’est en vain que le citoyen Cachin* a parcouru, en sa qualité de secrétaire du Parti socialiste, la moitié de la France. En vain aussi que les députés Ghesquière*, Betoulle* et Vilm (sic) [1] ont voyagé beaucoup. Quant à la tournée d’enrôlement qu’avait commencée le citoyen Saint-Venant [2], secrétaire de la Fédération des syndicats de Lille, elle avait dû être interrompue, à mi-chemin, que dis-je à mi-chemin, au quart de chemin, devant l’insuccès le plus pénible. Le mot d’ordre socialiste, lancé de tous côtés, n’aura pas eu d’autre résultat que de montrer la vérité de cette affirmation que nous avions faite ici : que les militants ouvriers socialistes ne sont pas, dans notre pays, de tempérament à obéir au doigt et à l’œil à des dirigeants socialistes. Et il y a là, ma foi, dans cette marque indiscutable d’esprit d’indépendance, une constatation profondément agréable pour tous les révolutionnaires véritables.

L’on pouvait, dès le lundi, dans cette première journée du congrès employée à la vérification des mandats, se rendre compte, par les échanges de vues avec les délégués de province, que la proposition du Textile serait écrasée. La province est trop souvent une énigme ; nous prévoyions bien qu’elle serait dans une forte majorité défavorable au rapprochement et aux rapports avec le parti.

Mais ce n’était surtout qu’une forte impression. La voix de la province, qui se fait si rarement entendre ou à qui notre centralisme permet si rarement de s’exprimer, n’avait pas été entendue claire et nette comme à cette première journée de congrès. Pour tous, c’était le mandat ferme de s’en tenir à l’autonomie présente, au syndicat, organisme de lutte quotidienne et de transformation sociale. Naturellement, les guesdistes étaient déçus ; ignorants jusqu’à ce jour de l’esprit des syndicats pour la bonne raison qu’ils n’ont jamais été mêlés à leur vie générale et à leurs efforts [3], ils avaient cru pouvoir manœuvrer dans ce milieu comme dans un congrès du parti. Ils apercevaient alors avec une stupeur douloureuse que leurs camarades socialistes, loin de venir grossir leur petit noyau, étaient aussi résolus que les syndicalistes, étiquetés à tort ou à raison anarchistes, à repousser toute tentative de subordination du syndicat au groupe électoral. C’est que maintenant il n’est guère de coin de province qui, depuis que le socialisme est entré dans les ministères et à la vice-présidence de la Chambre, n’ait eu son candidat socialiste ; et ce candidat, qui a si souvent ses grandes et petites entrées à la préfecture et à la sous-préfecture, étonne un peu, sinon beaucoup, le militant socialiste ouvrier qui croit à la lutte de classes et qui, jusqu’ici, était plutôt considéré comme un criminel et comme un fou. Les ouvriers socialistes clairvoyants n’en reviennent pas de s’être vus subitement tant d’amis dévoués dans la classe bourgeoise et dans les milieux administratifs au lendemain de la participation effective ou occulte de chefs socialistes au gouvernement. Plus exactement, ils sont revenus de leur étonnement, ils voient à peu près clair aujourd’hui. Espérons qu’un bon ministère, où Viviani* apportera son coup de main socialiste à Briand* et Clemenceau, les aidera à voir complètement clair.

Ils furent un peu étonnés quand, à propos de l’ordre du jour de flétrissure visant Le Réveil du Nord  [4], ils virent le citoyen Inghels*, de Lille, demander les circonstances atténuantes en faveur de ce journal [5].

Pas une voix, autre que celles des guesdistes, ne s’éleva pour défendre Le Réveil du Nord. Les syndicaux réformistes s’associèrent à la mesure de justice ouvrière prise à l’immense majorité du congrès contre un homme et contre un journal pour qui la diffamation la plus outrageante constitue un aliment courant de polémique.

Le congrès d’Amiens a été moins passionné qu’on ne l’espérait. On pouvait encore, au début du congrès, croire cependant à la réédition du corps à corps – oh ! théorique – de Bourges [6]. L’Union des mécaniciens de la Seine avait distribué une réponse indignée à un passage du rapport du Comité confédéral. Dans cette réponse ornée du titre : « Une infamie », l’Union des mécaniciens accusait Griffuelhes* d’avoir, à propos des grèves parisiennes du 1er Mai, fait la louange des non-syndiqués aux dépens moraux des syndiqués. Mais la réponse de Griffuelhes amena, dès les premiers mots, une baisse soudaine du ton de la discussion. Le secrétaire de la fédération des Mécaniciens, Coupat* lui-même, intervenait pour déplorer le gros mot prononcé par les représentants d’un des syndicats de sa fédération. Et la tâche de Griffuelhes était aisée sur ce point. N’ayant pas péché, quel besoin y avait-il de lui infliger une pénitence si amère ?

La discussion se continuait, sur ce ton radouci ; toujours à propos du rapport confédéral, Keufer* venait accomplir l’austère devoir de reprocher au Comité confédéral la décision de ne pas participer à la conférence organisée à Amsterdam, en 1905, par le Secrétariat syndical international.

La CGT, en qualité d’organisation nationale affiliée au Secrétariat international, avait demandé l’inscription à l’ordre du jour de la conférence des centres syndicaux, de trois questions : la journée de huit heures, l’antimilitarisme, la grève générale ; la CGT avait fait de la mise en discussion de ces questions la condition formelle de sa présence. Elle n’assista pas à la conférence d’Amsterdam. C’est contre quoi Keufer s’élevait, reprochant au syndicalisme français de se mettre hors de la famille mondiale ouvrière.

Griffuelhes lui répondit en retraçant les travaux insignifiants accomplis par les deux conférences précédentes, celles de Stuttgart et de Dublin [7].

Le congrès fit sienne une motion Delesalle-Pouget*, invitant la CGT à poser à nouveau ces questions aux organisations syndicales étrangères, dût-on, pour le faire, passer par-dessus la tête du Bureau international.

L’examen des critiques élevées contre les rapports confédéraux terminé, et ces rapports approuvés par de puissantes majorités, le congrès avait à aborder son interminable ordre du jour. Deux questions, de suite, en étaient détachées comme méritant une discussion particulièrement profonde : celle des rapports avec le parti, puis l’antimilitarisme. Cette dernière devait malheureusement ne pas être discutée, la proposition du Textile ayant accaparé la plus grosse partie du temps du congrès.

Enfin, on discute la proposition du Textile ! C’est Renard*, le secrétaire de la fédération, qui l’expose. Il le fait avec une habileté, avec une maîtrise inattendues. La proposition n’est que douceur, les coins en sont rognés.

Il commence d’abord par esquisser à traits légers sa conception du syndicat : pas d’antimilitarisme ni d’antipatriotisme, qui sont de la politique.

Le syndicat n’est pas autre chose que ce que la loi a voulu qu’il fût : un organe qui doit défendre les salaires, la dignité des travailleurs, les conditions de vie, etc.

Cette bonne petite « impasse syndicale » ne peut naturellement être de quelque utilité que si elle s’appuie sur une législation sociale, défendue devant les Parlements par le parti socialiste. D’où nécessité indispensable de marcher la main dans la main avec l’action politique. D’ailleurs, voyez la région du Nord et admirez les résultats obtenus par la méthode que nous vous demandons d’adopter. Nous sommes dans le Nord 315 syndicats, 76 000 syndiqués, 300 groupes, nous avons de nombreux conseillers municipaux, 8 députés et 105 000 électeurs.

Prenez notre méthode, et d’ici peu vous connaîtrez les mêmes splendeurs. Vous aurez, vous aussi, vos cathédrales.

Notre camarade Dooghe*, le premier, donne un coup de pied dans la cathédrale du Nord. Il s’attache particulièrement à montrer que nulle part que dans le Nord et dans le textile on a oublié de donner à la classe ouvrière cette foi dans sa force, dans son rôle, qui est indispensable non seulement pour les luttes décisives et dernières, mais pour l’effort quotidien. Il montre avec vigueur que tout ce qui n’exerce pas l’initiative ouvrière est funeste au prolétariat. Or qu’a fait le Nord, à ce point de vue ? La cathédrale n’a connu que des dévots et non des croyants.

Dooghe demande en outre au congrès ce que devront faire les organisations de la fédération du Textile qui ne veulent pas de l’entente avec le parti, décidée au congrès fédéral de Tourcoing.

Puis vient le grand, le long discours de Niel*, si vaste que les quelques bonnes choses qui s’y trouvent y sont totalement perdues.

D’ailleurs ces bonnes choses sont minimes ; elles ne sont rien à côté de sa pensée essentielle : l’action syndicale ne peut se suffire à elle-même.



Je n’ai fait que signaler hâtivement, la semaine dernière, l’intervention de Niel dans la discussion des rapports des syndicats avec le parti socialiste. Une impression que m’a produite son discours me paraît cependant utile à mentionner. En écoutant Niel, il me semblait entendre non pas un homme qui vit l’action syndicale, mais un homme qui est un spectateur de ce mouvement et qui ne comprend pas, ou comprend mal, qu’à le vivre, à s’y donner de toute son énergie, on est obligé, quand on accomplit un acte ou prononce un jugement, de faire intervenir dans la formation de ce jugement et dans l’exécution de cet acte et la froide raison et la chaude et vivifiante passion. Les deux éléments peuvent faire bon ménage ensemble. Mais exclure la passion et ne compter que sur la raison de la vertu critique pour édifier une œuvre humaine, c’est risquer fort de ne pas construire grand-chose. Aussi la plupart des critiques faites par Niel aux anarchistes qui militent dans les syndicats me paraissent-elles assez mal fondées.

Les anarchistes n’ont certes pas créé le mouvement syndicaliste actuel qui fait la force de la classe ouvrière française, mais ils y ont collaboré dans une part honorable. Et ce n’est pas d’eux que les syndicalistes purs ont à craindre une influence déviatrice. Est-il dans nos visées de subordonner le syndicat à une autre action ? Non pas. À quoi d’ailleurs chercherions-nous à le subordonner ? Notre ambition et notre espoir, c’est de faire donner aux syndicats et aux individualités un maximum d’efforts. De notre énergie, nous ne faisons pas deux parts, une réservée à l’action politique et l’autre à l’action syndicale. Tous nos efforts sont acquis au mouvement syndicaliste que nous voudrions voir progresser et se développer vers une telle puissance que l’action autonome de la classe ouvrière soit largement suffisante pour toutes les luttes et que bien des concours douteux puissent être remerciés. Le syndicalisme, qui est encore à ses premières années de vie réelle, a ses faiblesses et comporte ses illogismes. Je n’en veux pour exemple, parmi plusieurs, que les subventions acceptées et considérées comme nécessaires trop généralement encore. Il faut accroître l’autonomie des organismes de la classe ouvrière, et pour cela il est nécessaire de pouvoir compter sur des dévouements réels. Quelle catégorie d’hommes possède plus de dévouements que le socialisme antiparlementaire ? On n’agit pas en vue d’utiliser le syndicat pour parvenir à une situation électorale, comme c’est trop souvent à craindre pour beaucoup de militants socialistes. Et par-là les anarchistes sont dans une meilleure posture que les socialistes vis-à-vis de la classe ouvrière, tellement dupée qu’elle est obligée à chaque instant de se demander : « Est-ce que c’en est encore un qui veut avoir ma voix ? »

Et c’est ce qui explique la part qu’ont prise les anarchistes à la gestion tant des syndicats que des organismes centraux, part qui a d’ailleurs été singulièrement exagérée par les adversaires afin d’effrayer les milieux mal renseignés ou indifférents.

La meilleure arme de nos adversaires, c’est encore le mensonge, et c’est de cette arme surtout que se servent les socialistes du Nord pour combattre le syndicalisme dans leur région. Les syndicalistes sont des anarchistes, certains honteux, d’autres cyniques. Ils sont vendus au patronat ou tout prêts à se faire acheter. Ils préconisent le cambriolage comme moyen d’existence. À moitié fous, ils espèrent faire la révolution demain matin avec une demi-douzaine de bombes. Aujourd’hui, ils se contentent en fait de propagande de préconiser le sabotage, et le sabotage, pour les socialistes du Nord, ce n’est pas autre chose que du verre pilé dans le pain ou des histoires de ce genre, les mêmes à peu près que sortent les patrons.

La probité dans la discussion n’est pas le fort des socialistes du Nord. Renard en a donné une nouvelle preuve au congrès, on peut dire deux preuves si l’on compte la façon dont il a dénaturé l’article de Kropotkine, paru ici même [8], pendant la semaine du congrès.

Renard, au cours de son exposition des raisons qui parlent en faveur de la proposition du Textile, avait indiqué les résultats merveilleux atteints par l’organisation syndicale dans son département. Il avait brandi les 315 syndicats et les 76 000 syndiqués du Nord.

Le camarade Merrheim*, qui est lui aussi du Nord, où il a milité pendant de nombreuses années avant d’être appelé à occuper l’un des emplois de secrétaire de l’Union fédérale de la métallurgie, a sur sa région une opinion différente de celle de Renard. Il a montré au congrès ce que valaient les chiffres apportés par le secrétaire du Textile. Il en a fait éclater le mensonge. Renard avait eu l’assurance de compter dans son chiffre de syndicats les syndicats jaunes eux-mêmes. Ils représentaient, eux aussi, selon les lumières guesdistes, la classe ouvrière consciemment organisée pour la lutte et la suppression du patronat. Que l’on ne croie pas que ces syndicats jaunes ne forment dans le Nord qu’un chiffre infime. Il y en avait environ 110 sur les 315 signalés par Renard. Et que l’on ne suppose pas non plus que ces syndicats sont fictifs ou fantômes.

Le Nord est la seule région où les syndicats jaunes possèdent une force réelle, la seule région où ces syndicats trouvent une atmosphère qui ne les étouffe pas. Merrheim en a cité plusieurs qui groupent à Roubaix, à Lille, à Armentières, plusieurs milliers d’adhérents. N’est-il pas naturel, d’ailleurs, que la jaunisse fleurisse dans un pays où le patron apparaît surtout un adversaire non pas à l’atelier, mais devant l’urne de vote ? Est-ce de quelque importance ce qui se passe à la fabrique, à l’usine, à l’atelier, quand on a le moyen infaillible, si commode et si peu dangereux, du bulletin de vote ? C’est presque secondaire et ne vaut pas la peine qu’on se démanche pour l’accomplir. Pas besoin de frotter le dos aux premiers qui sentent la trahison ; on peut supporter de travailler coude à coude avec eux.

Renard avait triomphé non moins bruyamment des huit députés socialistes et des 100 000 voix socialistes de son département. Merrheim, sur ce point encore, fit pleuvoir quelques chiffres qui douchèrent durement la prétention guesdiste. Il signala la région de Valenciennes qui possède trois députés socialistes ayant obtenu plus de 25 000 voix dites socialistes. Cette région compte à peine un millier de syndiqués. 1 000 syndiqués sur 25 000 électeurs socialistes, c’est vraiment dérisoire dans une région industrielle comme celle de Valenciennes, qui comprend des centres importants de métallurgie, de verrerie, tout un bassin houiller populeux sur le dos duquel quelques familles comme les Casimir-Perier [9] ont réalisé de scandaleuses fortunes.

Le Nord, présenté en exemple aux délégués des syndicats de France, sort bien décoré des discussions du congrès d’Amiens. Si la politique socialiste y a fleuri, il devient éclatant, par contre, que les organisations syndicales, qui seules représentent exactement le degré de conscience et de puissance d’une population ouvrière, y sont à l’état inexistant, et cela parce qu’on les a subordonnées à l’action parlementaire socialiste. Elles n’acquerront de la vigueur, là comme ailleurs, que si elles se constituent en dehors du parti socialiste, hors de sa tutelle, hors de sa mainmise. Cette démonstration constitue la critique la plus vigoureuse de la proposition du Textile. C’est ce que sentit tout le congrès.

Aussi restait-il à Griffuelhes, après Merrheim, Broutchoux* et Latapie*, peu de choses à dire. La plupart des critiques à dresser contre l’idée de tout rapprochement et de tous rapports avec le parti socialiste avaient été exposées ou esquissées.

Il s’attacha spécialement à montrer comment s’était constituée cette force qu’est présentement la Confédération. Relevant le désir exprimé par Keufer de voir s’établir l’unité morale de la classe ouvrière, il montra combien cette unité était illusoire. La lutte qui existe au sein des organisations ouvrières, d’où provient-elle ? N’est-elle pas due aux tentatives du pouvoir pour établir son influence dans les syndicats ouvriers et les dériver de leur voie ? L’unité morale est-elle possible avec les hommes qui acceptent de se faire les agents du gouvernement ? Tant qu’il y aura des hommes dans les syndicats pour faire cette besogne – et rien ne permet de prévoir le jour où il n’y en aura plus –, l’unité morale sera chose irréalisable. Remontant au ministère Millerand, Griffuelhes rappelait quelques faits significatifs de cette tentative du pouvoir pour engluer et corrompre les militants afin d’étouffer le révolutionnarisme naissant des syndicats. Il citait l’exemple des mineurs et des travailleurs municipaux. Est-ce les anarchistes qui ont divisé ces corporations et non pas le pouvoir qui avait voulu et avait réussi à émasculer ces organisations et à ne les faire agir que lorsqu’il n’y avait aucune gêne pour lui ?

Ce sont ces tentatives du pouvoir qui ont amené les militants révolutionnaires de toutes écoles à se resserrer, à former un bloc qui a su répondre comme il convenait aux manœuvres ministérielles, comme il saura répondre demain aux manœuvres de M. Viviani, espérons-le.

Le congrès s’est prononcé. Il a dit très haut qu’il entendait que les syndicats demeurent sur le terrain qui a déjà donné tant de preuves de sa fécondité. Les syndicats et la Confédération n’ont pas à se préoccuper, ils doivent ignorer les partis politiques, le parti socialiste comme les autres, parce que, si les organes économiques se rapprochaient du parti socialiste, ils se rapprocheraient du gouvernement, ils ouvriraient leurs portes aux préoccupations d’ordre gouvernemental.

La formidable majorité [10] qui s’est rencontrée pour repousser la proposition du Textile ne comprenait pas que des syndicalistes révolutionnaires. Les syndicaux réformistes se sont ralliés à eux. Et cela prouve que c’en est fini, bien fini, de toute possibilité et de toute crainte de subordination du mouvement syndical au mouvement politique.

Certain socialiste [11] a voulu remarquer qu’une prétendue scission s’était manifestée au cours du congrès entre les syndicalistes anarchistes et les syndicalistes tout court. Regardez de plus près, citoyen André, et vous verrez que de scission il n’y en a pas, il n’y en a jamais eu que dans votre imagination ou dans votre désir. L’inaction pourrait délier les efforts ; mais, tant qu’il y aura action dans le sens indiqué par le congrès d’Amiens après le congrès de Bourges, tant qu’il y aura lutte contre toutes les formes d’exploitation et d’oppression, tant matérielles que morales, c’est-à-dire contre le patronat et contre l’État, les syndicalistes anarchistes ne bouderont pas à la tâche.



Nous espérions que le congrès, après avoir liquidé la question des rapports avec le parti socialiste, trouverait le temps d’examiner la question de l’antimilitarisme et de la grève générale. Mais il n’en faut cependant pas déduire que la propagande antimilitariste préoccupera moins les organisations syndicales.

C’est l’expérience fournie par les grèves, les grèves violentes spécialement, qui a engagé les syndicats à faire la propagande éducative antimilitariste . Loin de se raréfier, les grèves ne font que suivre la progression remarquable de ces dernières années. La propagande des huit heures a remué des régions et des corporations qui sommeillaient. Ces régions et ces corporations n’étaient pas prêtes au 1er Mai dernier ; elles en étaient encore à se frotter les yeux. Ces yeux sont ouverts aujourd’hui.

Et le gouvernement aura beau profiter de son hiver pour fabriquer quelques muselières, il n’empêchera pas le printemps prochain de nous apporter des grèves nombreuses. Ni le gouvernement de M. Clemenceau ni les groupements constitués par les patrons n’ont les moyens d’empêcher un orage d’éclater.

La propagande antimilitariste, qui n’est et ne peut être qu’une part de la propagande syndicale générale, se trouvera stimulée par chacune de ces grèves mieux que par le vote dans un congrès de la plus énergiques des résolutions. Certes, les organisations et les hommes qui ne comprennent la grève que comme un procès, où des avocats ouvriers discutent et disputent contre les avocats patronaux les intérêts de leur clientèle, ne peuvent admettre que la propagande antimilitariste soit utile, indispensable, et qu’elle soit du ressort du syndicat.

Mais ils peuvent s’apercevoir, Coupat comme Keufer, que, dans leurs corporations, la grève tend de moins en moins à être tranchée par la discussion.

Les dernières grèves du Livre, à Paris, en particulier, ont permis aux typos de voir que la grève n’était pas une question de droit, mais une question de force. Les patrons n’accordent pas des améliorations parce qu’ils se laissent convaincre du bien-fondé de ces réclamations ; ils n’accordent et ils ne cèdent que contre la force, souvent contre la violence. Cette conception de la grève, qui est celle des syndicalistes révolutionnaires, pénètre les milieux syndicaux réformistes ; elle enfoncera avec elle l’antimilitarisme. Ne désespérons pas de voir, un jour, plus ou moins prochain, Keufer comparaître aux côtés d’Yvetot*, pour crime d’antimilitarisme, devant la justice radicale de notre pays. Si ce n’est pas Keufer, ce seront d’autres typos.

Il n’y eut pas discussion à Amiens sur l’antimilitarisme. Il n’y eut que des affirmations répondant à d’autres affirmations et créant une animation houleuse. Deux propositions antimilitaristes furent déposées, l’une par le camarade Gauthier*, de Saint-Nazaire, confirmant, d’une façon terne, les décisions formelles de congrès confédéraux antérieurs, et l’autre du camarade Yvetot joignant l’antipatriotisme à l’antimilitarisme. La première proposition ne fut pas mise aux voix. Quant à la deuxième, tout en obtenant une majorité importante, elle ne rallia pas tous les partisans de l’antimilitarisme et de l’antipatriotisme. Elle avait, au point de vue syndicaliste, un grave défaut.

Le syndicalisme s’est préoccupé jusqu’à maintenant de s’affirmer positivement, il a indiqué ses moyens et son but, ses méthodes particulières se sont vulgarisées à travers les travailleurs ; il s’est attaqué résolument à l’État et au patronat, mais, tenant compte des nécessités de son développement, il ne s’est pas attaqué à des adversaires d’ordre secondaire, aux théories qui prétendent dresser aussi contre le patronat et en préparer la disparition. Le syndicalisme a fait œuvre positive, il s’est montré tel qu’il est ; il n’a pas encore fait œuvre négative, il n’a pas encore dit avec assez de force ce qu’il n’est pas. Sa conduite rappelle un peu la réponse légendaire de Laplace à Napoléon devant qui il venait d’exposer ses théories sur la formation des mondes. Napoléon ayant dit au savant : « Mais vous n’avez pas dit un mot de Dieu », le savant lui aurait répondu : « C’est une hypothèse dont je n’ai pas besoin. »

Le syndicalisme me paraît avoir agi à peu près de même à l’égard du socialisme parlementaire. Il ne l’a pas attaqué. Il a paru l’ignorer. Cette attitude a été caractérisée par la motion Griffuelhes sur la question des rapports avec le parti au congrès d’Amiens. À la déclaration de guerre des socialistes du Nord contre les syndicalistes, ceux-ci répondaient par un refus des hostilités et une proclamation de neutralité.

Le défaut circonstanciel de la motion Yvetot sur l’antimilitarisme résidait dans son dernier paragraphe qui contenait une attaque directe contre le socialisme parlementaire : « C’est pourquoi le XVe congrès approuve et préconise toute action de propagande antimilitariste et antipatriotique, qui peut seule compromettre la situation des arrivés et des arrivistes de toutes classes et de toutes écoles politiques. »

Cette motion sortait de la neutralité affirmée la veille. C’est pourquoi beaucoup de syndicalistes révolutionnaires, et des anarchistes, ne voulant pas se déjuger, s’abstinrent de voter [12].

En d’autres circonstances, la motion Yvetot, qui groupait une forte majorité, en aurait rallié une imposante.

Il est bien probable, par exemple que, si le congrès d’Amiens ne s’était tenu qu’après le congrès socialiste de Limoges [13], où une si considérable minorité socialiste – qui ne désarmera pas – a déclaré la guerre à la Confédération, il est bien probable que les résolutions prises auraient eu un cachet différent et que les organisations syndicales auraient relevé comme elles le méritent les prétentions bouffonnes du parti.

Elles auraient renvoyé à son auteur le plan de travail établi pour les syndicats par le citoyen Guesde*. Elles lui auraient demandé si le mot d’ordre doit partir de Limoges ou des travailleurs intéressés, et aussi l’auraient invité à se mêler de ce qui le regarde.

Nous avons été résolument partisan de la neutralité syndicale qui avait l’avantage de permettre à la Confédération de grandir et de se développer. Mais nous ne sommes pas fâchés de voir le parti socialiste entrer en lutte ouverte avec le syndicalisme. Celui-ci sera contraint de répondre. En répondant, il complétera son action positive de construction par une action négative, il dira ce qu’il n’est pas, après avoir dit ce qu’il est. Ceux de nos camarades qui sont à la fois parlementaires et syndicalistes pourront gémir sur cette situation ; mais ils n’auront à s’en prendre qu’à leurs amis du parti qui l’auront créée.

La propagande en faveur des huit heures va continuer. Il n’a pas été fixé de date pour un mouvement général. La lassitude ressentie par certaines corporations inhabituées à lutter en est la cause.

Est-il très fâcheux que cette date n’ait pas été fixée ? Seule l’expérience nous renseignera.

On sait, par le rapport de notre camarade Delesalle, dont les conclusions ont été publiées ici la semaine dernière [14], dans quelles conditions va se poursuivre la propagande pour les huit heures.

Une commission des huit heures et de la grève générale sera nommée par le Comité confédéral pour s’occuper de l’organisation de la propagande sur ces points précis. D’ici quelque temps, quand cette propagande produira ses effets moraux, une conférence des délégués des fédérations et des Bourses du travail sera réunie et examinera de quelle façon s’engagera le mouvement.

Que chacun se mette à l’action pour les huit heures ; que la propagande s’exerce avec une ardeur nouvelle ; que tous les militants, réconfortés par les résultats moraux donnés par le mouvement dernier, reprennent la besogne. Ils savent que, si l’on peut parfois ne pas récolter après avoir semé, il n’arrive jamais de récolter sans avoir semé. Nous voulons des résultats, préparons-les.

Pierre MONATTE
Les Temps nouveaux, numéros 26, 27 et 28
(27 octobre, 3 et 10 novembre 1906)





Notices biographiques

Betoulle, Léon (1871-1956). Homme politique. Conseiller municipal, adjoint au maire, il devait conquérir la mairie de Limoges en 1912. Quelques années auparavant, aux élections du 5 mai 1906, il avait été élu député de la Haute-Vienne sous le sigle SFIO.

Briand, Aristide (1862-1932). Avocat et journaliste, socialiste au début de sa très longue carrière politique, il fut un des tout premiers propagandistes français de la grève générale, avec son ami Fernand Pelloutier. Élu député de la Loire en 1902, il multiplia dès lors les postes politiques. Rapporteur sur le projet de loi de séparation des Églises et de l’État, votée en 1905, il obtint un an plus tard son premier portefeuille ministériel, celui de l’Instruction publique et des Cultes. S’éloignant définitivement du mouvement socialiste, il succédait en 1909 à Clemenceau à la présidence du Conseil.

Broutchoux, Benoît (1879-1944). Mineur, puis cafetier, anarchiste, originaire de la Saône-et-Loire, il s’était installé dans le Pas-de-Calais. Il s’opposa, à partir de 1902, à la direction du syndicat des mineurs des réformistes Émile Basly et Arthur Lamendin, le « vieux syndicat », et anima dès lors la Fédération syndicale des mineurs du Pas-de-Calais (le « jeune syndicat »), créé à l’origine par des militants guesdistes contraires à l’orientation du syndicat de Basly. Emprisonné en 1905, il fut remplacé quelques mois par Monatte à la direction de l’hebdomadaire du « jeune syndicat », L’Action syndicale. Libéré la même année, il fut l’organisateur de la grève des mineurs consécutive à la catastrophe de Courrières (avril 1906). Présent à Amiens, il présida la séance du 10 octobre au soir, puis fit une ardente intervention, le soir du 12 octobre, au nom de la tendance révolutionnaire opposée à l’établissement de relations de la CGT avec la SFIO. Il y exprima sans ambages ses convictions libertaires en déclarant que les « si tous les travailleurs doivent s’entendre pour réclamer des améliorations, ils doivent aussi faire la guerre à tous les parasites », parmi lesquels il rangeait « le curé, les magistrats qui sont de cette catégorie ». Rappelant que le syndicalisme « doit se dresser contre l’État qui est destiné à maintenir la balance actuelle entre les classes », il défendit contre les réformistes confédéraux la légitimité de l’activité antimilitariste dans les syndicats. Une année plus tard, il serait présent au congrès international anarchiste d’Amsterdam.

Cachin, Marcel (1869-1958). Professeur de philosophie, adhérent dès 1891 du Parti ouvrier de France (POF) de Jules Guesde, il participa au congrès de l’unification socialiste tenu à Paris en 1905. Député de la Seine en 1914 (et jusqu’en 1932), il se rallia à la politique d’union sacrée pendant la Première Guerre mondiale. En 1920, lors du congrès de Tours, il sera l’un des fondateurs du Parti communiste français.

Coupat, Pierre (1860- ?), ouvrier mécanicien, militant socialiste dans la région stéphanoise dès les années 1880, il fut nommé secrétaire de la Fédération des ouvriers mécaniciens en 1901. Très lié à Millerand, et bien qu’étant un des principaux représentants du courant réformiste de la CGT, il se rallierait cependant à la motion du Comité confédéral, après avoir signé l’ordre du jour présenté par A. Keufer.

Dooghe ou Dhooghe , Charles (1878-1962). Ouvrier tisseur, anarchiste, secrétaire du syndicat du Textile de Reims et membre du Comité confédéral de la CGT en 1906. Il était présent à Amiens en tant que délégué de l’industrie textile de Fourmies, de l’Union des travailleurs du textile de Reims et des apprêteurs d’étoffe de Roanne. Avant le congrès d’Amiens, il avait publié, en réaction à la proposition de V. Renard, une circulaire intitulée « Aux travailleurs de l’industrie textile ». Dans ce document, lu par lui à la séance du soir du 11 octobre, il affirmait que s’il y avait, dans la Fédération du textile, des « syndicats politiciens », il en était d’autres « qui veulent rester “syndicalistes” et indépendants de toute secte comme de tout parti », une formule reprise par Pouget, le 8 septembre 1906, dans L’Humanité puis dans la motion présentée par Griffuelhes au congrès d’Amiens, à la séance du 13 octobre au matin.

Gauthier, Henri (1868-1925) [Gautier dans le Maitron]. Ouvrier chaudronnier, syndicaliste révolutionnaire venu du Parti ouvrier socialiste révolutionnaire (POSR), dit « allemaniste », secrétaire de la Bourse du travail de Saint-Nazaire de 1902 à 1921, élu conseiller municipal SFIO de cette ville en 1919. Représentant à Amiens les ouvriers métallurgistes de Saint-Nazaire, il était au nombre des signataires d’une des deux motions présentées le 11 octobre au soir contre la discussion de la proposition du Textile, la considérant « préjudiciable aux intérêts de classe du prolétariat organisé ». Il n’en signera pas moins l’ordre du jour présenté par Griffuelhes, aux côtés d’une quarantaine de membres du Comité confédéral.

Ghesquière, Henri (1863-1918). Ouvrier, colporteur de journaux, puis patron d’un estaminet. Militant socialiste (guesdiste) du Nord, il fut élu conseiller municipal en 1896, puis député, de 1906 à sa mort.

Griffuelhes, Victor (1874-1922). Ouvrier cordonnier, venu des rangs du blanquisme, il fut nommé secrétaire de l’Union des syndicats de la Seine en 1899, puis secrétaire de la Fédération des cuirs et peaux de la CGT, en 1900. Il fut appelé, en septembre 1901, au secrétariat de la Confédération, où il succédait à Eugène Guérard, le dirigeant du Syndicat des chemins de fer. Son accession au secrétariat de la CGT marqua le début de l’élan syndicaliste révolutionnaire au sein de l’organisation ouvrière française. Il fut l’auteur, avec Émile Pouget, de la motion présentée à l’issue du congrès d’Amiens au nom du courant révolutionnaire de la Confédération, en réaction à la motion des guesdistes mais aussi contre celle du Livre, qui, dit-il, « voudrait limiter l’action au rayon purement corporatif et nous ramener au trade-unionisme anglais », ce qui serait « rétrécir le cadre de l’action syndicale et lui enlever toute affirmation de transformation sociale ». Emprisonné avec les principaux dirigeants de la CGT après les événements sanglants de Villeneuve-Saint-Georges (juillet 1908), puis mis en cause pour sa gestion financière dans l’affaire de la Maison des Fédérations, il quittera son poste de secrétaire de la CGT en 1909, sans cesser pour autant d’inspirer la politique de l’organisation syndicale par l’influence qu’il exerçait sur Léon Jouhaux.

Guesde, Jules (1845-1922). Pseudonyme de Jules Bazile. Journaliste et politicien professionnel, ex-anarchiste. Il est le fondateur, avec Paul Lafargue, du Parti ouvrier de France (POF), le premier parti qui se soit réclamé en France de l’enseignement de Karl Marx. Partisan tout d’abord de la solution insurrectionnelle, il se convertit, à partir des premiers succès électoraux de sa formation, à la tactique parlementaire et à la conquête des pouvoirs publics par le moyen du bulletin de vote. Député du Nord en 1893, il l’est à nouveau en 1906, sous l’étiquette SFIO. Adversaire déclaré du syndicalisme révolutionnaire, qu’il qualifie pour sa part de « syndicalisme anarchiste », il est en retour une des cibles choisies des propagandistes du syndicalisme, dont les intellectuels du Mouvement socialiste ou Émile Pouget, qui consacre dès 1897 une brochure aux palinodies de son parti : Variations guesdistes.

Inghels, Albert (1872-1941). Ouvrier du textile dès son plus jeune âge, il ouvrit un café après son service militaire, puis devint employé de mairie. Secrétaire du syndicat du Textile de Lille à partir de 1897, il représentait le syndicat du Textile de Beauvois-Fontaine au congrès d’Amiens. Militant du POF de Jules Guesde, il s’était présenté, sans succès, aux élections législatives de 1902 dans le département de la Marne puis, sous l’étiquette de la SFIO, à celles de 1906, dans la 8e circonscription de Lille. Il serait élu député en 1914 dans cette même circonscription.

Keufer, Auguste (1851-1924). Ouvrier typographe, adepte de l’école positiviste, secrétaire général de la Fédération française des travailleurs du livre (FFTL) de 1884 à 1920. Présent au congrès de fondation de la CGT, il en fut le premier trésorier de 1895 à 1896. Partisan d’un syndicalisme strictement réformiste, opposé à la transformation de la CGT en un « parti anarchiste », il fut un des principaux défenseurs de l’idée de la représentation proportionnelle au sein de l’organisme syndical. Également contraire à la motion des guesdistes, il proposa à Amiens une motion favorable à la neutralité syndicale de la CGT qui n’aurait pas plus à devenir « un instrument d’agitation anarchiste et antiparlementaire qu’à établir des rapports [...] avec quelque parti politique ou philosophique que ce soit ». Mais, craignant sans doute de rallier trop peu de suffrages, les partisans de A. Keufer n’affrontèrent pas le scrutin et acceptèrent in extremis de voter la motion Griffuelhes, en faisant cependant des réserves sur sa référence à la grève générale.

Latapie, Jean. Syndicaliste révolutionnaire, secrétaire de la Fédération de la Métallurgie, aux côtés de A. Merrheim et Galantus, à partir de 1902. La même année, il succéda à Girard, prématurément décédé, au secrétariat du Comité de la grève générale. Membre du Comité confédéral de la CGT en 1906, il fut, avec B. Broutchoux et A. Merrheim, un des trois orateurs désignés pour exprimer la position du courant majoritaire de la Confédération. S’exprimant le 13 octobre au matin, il déclara que « le syndicat doit lutter contre toutes les puissances : puissance religieuse, puissance de l’État, puissance du militarisme, puissance de la magistrature » tout en concédant aux syndiqués le droit « de faire individuellement ce qui leur convient ». Il conclut sur la nécessité pour les congressistes de se prononcer pour la première fois sur la « doctrine nouvelle : le syndicalisme », une théorie qu’il situe « entre les théories anarchistes et socialistes ». Lié à A. Briand, et probablement corrompu, il évoluera ensuite vers des positions réformistes, et mènera l’offensive contre Griffuelhes au moment de l’affaire de la Maison des Fédérations, en 1909.

Merrheim, Alphonse (1871-1925). Ouvrier chaudronnier en cuivre, syndicaliste révolutionnaire après un bref passage par les rangs du POF de Guesde, puis du POSR, il devint secrétaire de la Fédération du cuivre, en 1904. Il travaillera dès lors à la fusion des fédérations métallurgistes en une Fédération des ouvriers en métaux, constituée quelques années plus tard, en 1909. En 1907, il sera poursuivi pour l’affiche « Gouvernement d’assassins », placardée après la fusillade de Narbonne (juin 1907). Membre du Comité confédéral de la CGT, il assista au congrès d’Amiens, où il représentait plusieurs syndicats métallurgistes, dont ceux des Forges d’Hennebont, dans le Morbihan, qui venaient de mener une longue grève de 115 jours, du mois d’avril au mois d’août. Désigné, avec B. Broutchoux et J. Latapie, pour parler au nom de la tendance syndicaliste révolutionnaire, il mit l’occasion à profit pour se livrer à une rigoureuse critique du discours de V. Renard (dont il avait déjà livré la substance dans un article de La Voix du Peuple, paru avant le congrès). Auparavant, il avait fait une longue intervention contre les lois ouvrières en projet, dénoncées comme des tentatives d’étranglement du syndicalisme. Proche de P. Monatte, il participa, en 1909, à la fondation de la revue syndicaliste La Vie ouvrière. En 1913, il cosignait, avec Francis Delaisi, l’ouvrage La Métallurgie, son origine et son développement.

Niel, Louis (1872-1952). Garçon de café, puis typographe. Secrétaire de la Bourse du travail de Montpellier et militant de la Fédération des agricoles du Midi, il fut un des acteurs principaux de l’ « union ouvrière » de 1902, autrement dit la fusion entre la CGT et la Fédération des Bourses du travail. Venu de l’anarchisme, il évolua vers des positions réformistes à partir de 1906. En février 1909, après la démission de Griffuelhes, il fut nommé secrétaire général de la CGT. Mais, élu dans des circonstances très confuses, il fut la cible de nombreuses critiques et dut démissionner, dès le mois de mai 1909, après l’échec de la grève des postiers. Quittant définitivement la Confédération, il tenta ensuite d’entamer une carrière politique sous les couleurs socialistes, mais sans plus de succès. Il semble qu’il ait eu à pâtir à cette époque d’un certain nombre de bruits concernant de possibles accointances avec le ministère de l’Intérieur.

Pouget, Émile (1860-1931). Propagandiste libertaire, créateur du Père Peinard en 1889, il s’engagea résolument dans le mouvement syndical naissant. En 1897, au congrès de Toulouse de la CGT, il inspira le rapport sur le boycottage et le sabotage, lu par P. Delesalle. Au congrès de Paris (1900), il fut nommé à la commission journal de la Confédération et devint, peu après, le principal responsable de l’hebdomadaire de la CGT La Voix du Peuple, dont le premier numéro parut en décembre 1900. En 1902, il fut nommé secrétaire de la section des fédérations, devenant de ce fait une des trois « têtes » de la CGT avec le secrétaire général V. Griffuelhes et le secrétaire de la section des Bourses du travail, G. Yvetot. Il sera, les années suivantes, le propagandiste attitré de la CGT, rédigeant plusieurs brochures sur la doctrine syndicaliste et animant les grandes campagnes de la Confédération. Présent à Amiens, il participa activement à la rédaction de la résolution qui sera présentée par V. Griffuelhes au nom du Comité confédéral. Quelques semaines plus tard, il donna un long compte rendu du congrès d’Amiens à la revue Le Mouvement socialiste, qui, sous la direction de H. Lagardelle, s’était faite le porte-parole intellectuel du syndicalisme révolutionnaire. Emprisonné avec quelques membres du Comité confédéral de la CGT à la suite du choc sanglant de Villeneuve-Saint-Georges, il renonça peu après sa libération à tous ses postes de responsabilité au sein de la Confédération. En février 1909, il tenta sans grand succès de lancer un quotidien syndicaliste intitulé La Révolution. Après la fin prématurée de cette tentative, il continua d’écrire pour certaines publications, dont La Guerre sociale de Gustave Hervé, tout en travaillant à la réédition de certaines de ses brochures ou à la rédaction de nouvelles études comme L’Action directe (1910) ou L’Organisation du surmenage (1914), une brochure consacrée au taylorisme.

Renard, Victor (1864- ?). Ouvrier du textile dès l’âge de 11 ans, marchand ambulant, puis employé de la mairie socialiste de Lille. Entré dans le monde syndical à 16 ans, il fut de presque tous les congrès syndicaux nationaux de 1890 à 1914. Socialiste de la faction guesdiste, il participe également aux activités du POF, puis du Parti socialiste de France (le PsdF, qui rassemblait les partisans d’Édouard Vaillant et de Jules Guesde) et enfin de la SFIO. En 1903, il fut élu secrétaire de la Fédération du textile, affiliée à la CGT. Son nom reste lié à la motion présentée par lui au congrès d’Amiens visant à établir des relations régulières entre le parti socialiste unifié et la CGT, un texte qui recueillit 34 voix « pour » et 736 « contre ». Quant à lui et ses partisans, mécontents du refus opposé à leur demande (visant à couper la motion du Textile en deux et à la faire voter « par division »), ils ne votèrent ni pour leur propre motion ni pour la motion Griffuelhes. Renard fera une nouvelle tentative dans le même sens au congrès confédéral du Havre (1912), également repoussée par l’immense majorité des délégués.

Viviani, René (1863-1925). Député socialiste de la Seine en 1893, collaborateur des journaux La Lanterne, La Petite République et L’Humanité. Dans le gouvernement constitué le 25 octobre 1906, Clemenceau lui confia le tout nouveau ministère du Travail et de la Prévoyance sociale, un poste qu’il devait occuper jusqu’en 1910. Il serait par la suite ministre de l’Instruction publique (1913-1914) et président du Conseil, de juin 1914 à octobre 1915.

Yvetot, Georges (1868-1942). Typographe de profession, anarchiste, il succéda à F. Pelloutier au secrétariat de la Fédération des Bourses à la mort de ce dernier, un poste qu’il allait garder jusqu’en 1918. Il représenta le syndicalisme français dans les conférences syndicales internationales, à Dublin en 1903, à Paris en 1909, en Allemagne en 1911, où sa réponse à l’Allemand Legien lui attira les foudres des autorités et l’obligea à retourner précipitamment en France. Son accession aux plus hautes responsabilités dans la CGT ne l’empêcha pas de continuer à collaborer à la presse anarchiste, principalement au Libertaire, tant sous son vrai nom que sous son pseudonyme coutumier, Bouledogue. Antimilitariste et antipatriote, il fonda, avec d’autres anarchistes, la Ligue antimilitariste, laquelle devint après le congrès d’Amsterdam de 1904 une section de l’AIA (Association internationale antimilitariste), dont il fut nommé secrétaire avec Miguel Almereyda, de La Guerre sociale, la publication dirigée par Gustave Hervé. Son activité en ce domaine lui valut du reste nombre d’arrestations et de condamnations. Il fit partie également du groupe des dirigeants de la CGT arrêtés après le massacre de Villeneuve-Saint-Georges, à l’été 1908. Il est l’auteur d’un certain nombre de brochures, dont Vers la grève générale, ABC syndicaliste et Le Nouveau Manuel du soldat. Conséquent avec ses engagements, Yvetot fut un des constants inspirateurs de l’antimilitarisme au sein de la FBT puis de la CGT. C’est à lui qu’il revint de présenter une motion antimilitariste à l’issue du congrès d’Amiens, laquelle ne rallia que 488 suffrages favorables contre 310 défavorables.

[Notices biographiques établies par Miguel Chueca.]