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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Bernard Lazare, « orthodoxe en rien »
À contretemps, n° 18, octobre 2004
Article mis en ligne le 3 octobre 2005
dernière modification le 13 novembre 2014

par .

Philippe ORIOL
BERNARD LAZARE
Paris, Stock, 2003, 458 p.

Le seul mérite que revendiqua Bernard Lazare (1865-1903) fut celui d’avoir été le « premier » des dreyfusards, et corollairement le premier à avoir compris que l’Affaire ne relevait pas de l’erreur judiciaire, mais d’une machination ourdie contre un « juif » parce qu’il avait pour seul tort de l’être. « Je veux qu’on dise, écrivait-t-il en 1899 [1], que le premier j’ai parlé. Que le premier qui se leva contre le juif martyr fut un juif, un juif qui a souffert dans son sang et dans sa chair les souffrances que supporta l’innocent, un juif qui savait à quel peuple de parias, de déshérités, de malheureux il appartenait, et qui puisa dans cette conscience la volonté de combattre pour la justice et la vérité. » L’histoire, cependant, demeura longtemps discrète sur la dimension strictement antisémite de l’Affaire. Quant au rôle qu’y joua Lazare, elle n’eut de cesse de le minimiser au profit de dreyfusards beaucoup plus tardifs, mais beaucoup plus conformes au mythe républicain qu’elle souhaitait édifier [2].

Si l’Affaire fut le grand combat de B. Lazare, il faut pourtant se garder de verser dans un autre mythe, celui qui doit beaucoup au Péguy de Notre jeunesse et à son portrait sanctifié de l’écrivain seul contre tous, et forcément martyr. Ce Lazare-là, écrit Philippe Oriol en ouverture de la biographie qu’il lui consacre, « ressemble surtout, dans ses traits, ses pensées et ses paroles à Péguy lui-même, au dreyfusard qu’il aurait aimé être » et à l’idée qu’il se faisait de « la mystique pervertie par la bassesse ». Il faut donc le prendre pour ce qu’il est, et passer à autre chose. « Le Lazare qui apparaîtra ici, poursuit P. Oriol, ne sera ni un prophète ni un héros. Moins encore un saint. Il ne sera qu’un homme, un homme au destin flamboyant certes, mais un homme. Un homme, libre avant tout, dans toute la complexité qui fut la sienne, se trompant parfois et assumant ses erreurs et se donnant tout entier aux causes qu’il croyait justes. Un homme seul, en effet, non pas parce que ostracisé mais s’ostracisant au nom de principes qu’il plaçait au-dessus de tout. Un homme, comme il l’écrivit lui-même, “orthodoxe en rien”. »

Grand connaisseur de l’affaire Dreyfus mais aussi de l’anarchisme et du monde des petites revues littéraires fin de siècle (XIXe, s’entend), P. Oriol s’attache donc, en historien maîtrisant parfaitement son sujet, à restituer ici l’itinéraire de Lazare sans jamais le simplifier. Dire qu’il y parvient serait court, puisque, sans risque de se tromper, on peut parier que cette biographie – qui est évidemment beaucoup plus que cela – fera désormais autorité en la matière.

« Orthodoxe en rien », donc... Il faut sans doute partir de cette auto-définition, que rappelle opportunément P. Oriol, pour avoir quelque chance de saisir le cheminement complexe de B. Lazare. Car ce permanent refus de l’orthodoxie explique la place, très marginale, que lui octroient toutes les histoires officielles, celle de l’affaire Dreyfus – on l’a vu –, mais aussi celles de la littérature, de l’anarchisme ou du judaïsme. Gêneur majuscule, éternel empêcheur de penser en rond, B. Lazare n’entre pleinement dans aucune photo de famille. Comme si, trop insaisissable, dérangeant ou compliqué, il s’était définitivement voué lui-même au hors-champ.

Dans « Bernard Lazare anarchiste » [3], P. Oriol s’attachait déjà à démontrer, démonstration qu’il poursuit ici, que « les évolutions si nombreuses, si rapides, aux étapes si tranchées » dans le cheminement de B. Lazare avaient pour seul « lien logique » l’anarchisme, un anarchisme qui épousa, en somme, son hétérodoxie définitive. Anarchiste, B. Lazare l’est, effectivement, dès son entrée en littérature, quand il défend le vers libre et la tour d’ivoire de l’artiste, mais aussi quand, dans le domaine de la critique, se définissant « naturellement » comme un « agresseur », il proclame la « nécessité de l’intolérance » et accable Zola de tous les sarcasmes. P. Oriol a raison de signaler, cependant, que cette « première forme » de l’anarchisme de B. Lazare, « borné à la seule esthétique » et « réservé au seul créateur », n’avait, à proprement parler, rien d’original tant « l’engouement anarchiste avait pris en ces années 1890-1891 le caractère d’une véritable épidémie » au sein d’une jeunesse lettrée attirée par le symbolisme et bientôt fascinée par saint Ravachol et autres adeptes de la dynamite. C’est au moment précis, pourtant, où les « joueurs de flûte » du symbolisme se passionnent immodérément pour la propagande par le fait, que Lazare manifeste son hétérodoxie en résistant à la « béatification » des martyrs et en s’interrogeant sur le rôle de l’écrivain . « Cette attitude de celui qui, tout en revendiquant sa responsabilité, note P. Oriol, comprend, respecte, accepte mais ne prône pas, fut, dans le milieu anarcho-symboliste, tout à fait remarquable. Unique même. »

Dès lors, B. Lazare s’emploie à dénoncer, avec sa férocité coutumière, les « doctrinaires de l’art pour l’art » et autres « déchets d’humanité » prétendant « intéresser le monde à leurs inutiles extases » et bornant leur ambition « à distraire la bourgeoisie mourante ». L’ « anarchiste de lettres » s’est rallié, entre-temps, à l’idée de l’art social et à la cause de l’émancipation du prolétariat. Il abandonnera bientôt la littérature pour le militantisme anarchiste et le journalisme de combat.

À lire cette biographie extrêmement documentée, on ne peut que s’étonner, avec P. Oriol, du curieux rapport que les historiens et mémorialistes du mouvement libertaire entretiennent avec B. Lazare, si souvent portraituré, malgré l’évidence de « son implication dans le mouvement anarchiste », en simple « sympathisant » ou « compagnon de route ». B. Lazare est bien plus que cela, et c’est un des grands mérites de ce livre que d’en apporter la preuve. Collaborateur régulier de la presse libertaire et orateur dans des réunions publiques du mouvement, B. Lazare est un « anarchiste ferme et convaincu », un « militant réel, connu » de la police, et fiché comme tel. Il est lié d’amitié avec Pelloutier et entretient des relations suivies avec les principales figures de l’anarchie, dont les frères Reclus, Grave, Pouget, Kropotkine, Faure, Malato, Malatesta, Merlino, Nettlau et Landauer. Il est de toutes les campagnes de solidarité avec les compagnons, pour lesquels il n’hésite pas à mettre la main à la poche. Il dénonce les lois scélérates de décembre 1893 criminalisant les anarchistes, et, poussé à fuir la répression, il émigre en Belgique où il se bat encore. Alors ? Que faut-il donc pour entrer à part entière dans l’histoire de l’anarchie ? Se conformer sans doute aux dogmes qui la fondent et être en cour auprès des pontifes qui l’écrivent, toujours orthodoxes en diable. Jean Grave fut de ceux-là, à sa manière. Il décerna des brevets d’anarchie que ses contemporains acceptèrent comme tels, sans s’interroger sur le bien-fondé des critères du pape de la Mouff’, assez prompt à l’excommunication.

Cela dit, B. Lazare fut un anarchiste malcommode, c’est sûr, « un anarchiste loin des autres, écrit P. Oriol, indépendant, jaloux de sa personnalité et prêt à sacrifier le dogme si les événements le réclamaient ». Il se trompa, sans doute, en soutenant exagérément Merlino contre Malatesta, par exemple, sur la question de la participation aux élections. Ce faisant, cependant, il n’eut pas tort de bousculer ces « anarchistes rest[ant] par trop en contemplation, les yeux dans l’azur probable du ciel de demain », ces « théologiens qui discutent encore sur la liberté ». En terre d’anarchie comme ailleurs, l’hérésie a mauvaise presse quand elle heurte de front le dogme. B. Lazare n’en avait cure, trop occupé qu’il était à « rester un indépendant hors de toute coterie ». « Car toute coterie, précisait-il pour les malentendants, surtout quand elle se dit libertaire, est d’un sectarisme, d’une étroitesse, d’un égoïsme et d’une intolérance qui me répugnent. » Hétérodoxe encore, et finalement seul aussi en ce territoire de la pensée libre, seul à croire encore, sitôt le combat engagé pour Dreyfus, que, malgré tout, il pouvait entraîner les anarchistes – « des hommes pour qui la liberté et la justice ne sont pas de vains mots » – dans la défense de l’innocent condamné parce que juif. Le pari n’était pas simple, à vrai dire, tant Dreyfus – bourgeois, militaire et patriote français – incarnait tout ce qu’ils détestaient, mais B. Lazare le gagna, ralliant plus ou moins promptement à sa cause – celle de Dreyfus, mais aussi la sienne – les grands ténors de l’anarchie, sauf Grave, notons-le [4].

Sur ce combat si solitaire, si difficile et si épuisant, la biographie de P. Oriol, particulièrement éclairante, restitue ce qu’il supposa « d’important, de décisif, de définitif » pour B. Lazare. Car l’Affaire fut aussi son affaire, celle qui bouleversa sa propre vision du juif et de l’antisémite. C’est parce que ce Dreyfus, au fond, par ses origines et sa classe, lui renvoyait sa propre image que B. Lazare, né dans une famille bourgeoise juive installée en France depuis des siècles, comprit que quelque chose de fondamental se jouait dans cette accusation de trahison. « Certes, écrit P. Oriol, il avait toujours combattu l’antisémitisme, avait essayé d’en prouver la vacuité et la vanité tout en reconnaissant ses “mérites” révolutionnaires et les qualités de ceux qui s’en étaient fait les hérauts. Mais il l’avait combattu plus en intellectuel, tentant de vider l’argutie et opposant à ses “théories” de vrais arguments scientifiques, et, en israélite, le regrettant parce qu’il constituait le meilleur vecteur d’un bien “regrettable” nationalisme juif. » C’est tout cela, et davantage, que l’Affaire fait basculer. B. Lazare, soudain, « se réveille juif » et, comme juif, comprend qu’il faut « se battre contre l’antisémitisme pied à pied », « rendre les coups et ne plus les prendre sans mot dire ». Nous sommes aux derniers mois de 1894. Lazare est alors à mi-chemin.

Quelque deux ans avant, en août 1892, B. Lazare faisait, par lettre, la déclaration suivante au Mercure de France : « Si j’ai été et je suis encore antijuif, je n’ai jamais été antisémite parce que je suis israélite. » Écoutons P. Oriol : « Ce que beaucoup pensaient, Lazare l’écrivit. Français de France, il poussa son attachement au pays qui l’avait vu naître jusqu’à la xénophobie. Ne pouvant être antisémite, il se déclarait antijuif. » Et le « juif » qu’il visait était l’autre, l’étranger, décrit comme « un être malpropre, déguenillé, d’aspect visqueux et répugnant, parlant un idiome bizarre, un patois judéo-germain ». Citation pénible, avouons-le, accablante même. Cet « antijudaïsme », cependant, précise P. Oriol, « s’inscrivait dans une tradition chère aux milieux révolutionnaires », anarchistes compris, pour qui l’assimilation entre « juif » et « capitaliste » allait si souvent de soi. « Le youtre, c’est l’exploiteur, le mangeur de prolos », pouvait alors écrire Émile Pouget dans Le Père Peinard sans susciter la moindre désapprobation. Découvrant « un attirant anarchisme aux contours encore bien vagues », Lazare « croyait de bonne foi que la critique du capitalisme juif pouvait entraîner une critique globale du capitalisme ». Corollaire de cette position « chauvine et révolutionnaire » qui fut la sienne au début des années 1890, B. Lazare professait un authentique mépris pour les « ashkenazim ». Mépris qu’il faut situer dans son contexte et sa logique, bien sûr, celle que l’on trouve également à l’œuvre chez le Marx de La Question juive.

Quand éclate l’affaire Dreyfus, B. Lazare, il est vrai, n’en est plus là. Il vient de publier, en juin 1894, un « curieux livre », L’Antisémitisme, son histoire et ses causes, qui se veut, aux dires de son auteur, « ni une apologie ni une diatribe, mais une étude impartiale, une étude d’histoire et de sociologie ». « Je n’approuve pas l’antisémitisme, précise B. Lazare, c’est une conception étroite, médiocre et incomplète... mais j’ai tenté de l’expliquer. Il n’est pas né sans causes, j’ai cherché les causes. » Cinq mois plus tard, la leçon de choses de l’Affaire mettra définitivement un terme, explique P. Oriol, à « l’optimisme qui avait été le sien » celui qui annonçait, en conclusion de son essai de juin 1894, « la fin imminente de l’antisémitisme ». Il est des ironies de l’histoire, avouons-le, dont on se passerait volontiers.

« Un jour, écrivit B. Lazare dans Le Fumier de Job, son livre testament, je me suis réveillé d’un songe. J’avais vécu au milieu d’un peuple et je me croyais du même sang... Je me croyais le frère de ceux qui m’entouraient et le jour où je me suis réveillé, j’ai entendu qu’on me disait d’un autre sang, d’un autre sol, d’un autre ciel, d’une autre fraternité. Je me suis réveillé juif et j’ignorais ce qu’était un juif. » [5] Quatre ans durant, B. Lazare se battit, donc, contre la déferlante antisémite. Peu à peu, il allait apprendre « ce qu’était un juif », dans le regard des autres et dans sa propre conscience. P. Oriol analyse pas à pas, méticuleusement, cette « reconquête » lazaréenne de l’identité juive, dont l’Affaire fut, certes, le révélateur, mais dont la quête, de déni en déni, venait à l’évidence de bien plus loin.

Conclusion logique de ce cheminement identitaire sans concession, B. Lazare reviendra « non seulement de son assimilationnisme forcené », mais finira par se tourner vers un sionisme libertaire. Là encore, c’est peu dire qu’il dérangea. Les sionistes proches de Teodor Herzl, d’abord, que Lazare percevait finalement comme « des bourgeois de pensée et de conception sociale » ; les anarchistes, ensuite, même les plus fins d’entre eux, qui eurent bien du mal à comprendre et à accepter l’évolution de B. Lazare, « en rien incompatible, précise pourtant P. Oriol, avec l’internationalisme de l’anarchiste que plus que jamais il demeurait ».

Ainsi, au dernier acte d’une vie très brève, B. Lazare, plus seul, plus juif et plus libertaire que jamais, consacra ses dernières forces à défendre les prolétaires juifs de Galicie, de Roumanie ou de Constantinople. Sa mort survint en 1903, à trente-huit ans. Au lendemain du pogrom de Kichinev et trois ans avant que ne soit acquise la réhabilitation de Dreyfus.

Freddy GOMEZ