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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Anarchisme et terrorisme
À contretemps, n° 45, mars 2013
Article mis en ligne le 13 juillet 2014
dernière modification le 9 février 2015

par F.G.

Ce texte, signé par l’auteur de son seul prénom, Feigan, fut achevé le 11 juin 1927, à Paris. Il fut publié le mois suivant dans une revue anarchiste cantonaise, Minzhong (La Cloche du peuple)  [1], avant d’être annexé à un petit livre, un recueil de portraits, d’études et d’articles intitulé Sur l’échafaud (Duantoutai shang)  [2] , mais sans indication de date et amputé de quelques lignes, dont les lignes de tête et celles de fin, lesquelles trahissaient par trop son caractère circonstanciel : il s’agissait, en effet, d’une lettre ouverte à un de ses camarades de combat, en réponse à des critiques formulées peu avant contre lui par celui-ci. C’est cette mouture élaguée qui a été reprise dans les Œuvres complètes de Ba Jin  [3]. La présente traduction française, en revanche, est bien complète : elle a été établie d’après l’original, tel qu’il est reproduit dans l’anthologie éditée par Ge Maochun, Jiang Jun et Li Xingzhi :Wuzhengfuzhuyi sixiang ziliao xuan (Choix de documents sur la pensée anarchiste), Pékin, Beijing daxue chubanshe, vol. 2, pp. 742-750. Les passages omis dans la version définitive ont été signalés par des notes ou mis en évidence par l’usage du gras ; quelques coquilles ont été corrigées, sans que cela soit indiqué.

Ba Jin y récuse tout lien entre anarchisme et terrorisme, et s’il ne désapprouve pas le terrorisme, mieux s’il confesse son admiration pour les terroristes, il s’inscrit en faux contre l’idée qui voudrait que l’assassinat politique puisse constituer un moyen de hâter la réalisation de l’idéal libertaire. Il conçoit le terrorisme comme un geste individuel commandé par la vengeance ou l’autodéfense, fussent-elles collectives, ou bien comme un acte accompli au nom de l’amour par qui ne parvient pas à vivre dans un monde de haine.

Le thème du terrorisme, indissolublement lié à ses yeux à celui de l’abnégation militante, est un thème qui a très tôt obsédé Ba Jin, et il l’a envisagé notamment à travers le terrorisme caractéristique des révolutionnaires russes. Longtemps, un de ses livres de chevet a été Le Grand Soir du Polonais Leopold Kampf, une pièce de théâtre dont l’action se situe précisément dans la Russie de 1905 et où l’on voit un jeune activiste sacrifier sa vie à la cause en commettant un attentat et renoncer, ce faisant, à son bonheur privé. Une situation dont Ba Jin s’est inspiré, en la transposant dans l’univers chinois, pour construire l’intrigue de son premier roman,Destruction (Miewang), entrepris à peu près à l’époque où cette lettre ouverte fut écrite. Comme il s’est inspiré, encore pour ce livre, du Sanine d’Artsybachev, ou bien du Cheval blême de Ropchine (alias Boris Savinkov) pour le livre qui en forme la suite, Résurrection [Xinsheng]  [4].

Deux autres de ses ouvrages, contemporains également de Destruction, attestent cet intérêt particulier de Ba Jin pour le terrorisme russe, cette fois sous l’angle purement documentaire : Sur l’échafaud, qui vient d’être mentionné, et Dix héroïnes russes (Eluosi shi nü jie)  [5]. Le premier rend hommage à Grégori Guerchouni, à Valérian Ossinski, à Dimitri Lizogoub et à Hippolyte Mychkine, ainsi qu’à Piotr Schmidt, le militaire qui s’illustra dans la mutinerie de Sébastopol en 1905 ; le second célèbre Véra Zassoulitch, Sofia Bardina, Hessia Helfman, Véra Figner, Sofia Perovskaïa, Ludmila Volkenstein, Ekaterina Brechkovskaïa, Zinaïda Konopliannikova, Maria Spiridonova et Irina Kakhovsklia. Ba Jin, qui se défend de sacrifier à l’idolâtrie ou au culte des héros [6], s’adonne à son genre de prédilection en la matière, celui de l’« histoire biographique », dont il comptait user systématiquement pour un travail plus conséquent consacré pareillement aux révolutionnaires russes, une fresque en cinq tomes entreprise elle aussi en France, en 1928, mais dont seul un des volumes a vu le jour, en 1935 [7]. Cette méthode de l’« histoire biographique », Ba Jin ne la définira en ces termes qu’après avoir lu la Biographical History of the French Revolution de John Mills Wiltham, laquelle parut en 1930 [8].

Pour mener à bien sa tâche, Ba Jin, durant le temps qu’il a passé en France, s’est plongé dans la lecture systématique des ouvrages de référence sur la question. Thomas Keell, qui animait alors la revue anarchiste londonienne Freedom, lui apporta à cet égard une aide précieuse, en lui procurant les matériaux qui lui permirent de faire son miel [9]. En dehors de Thomas Garrigue Masaryk – The Spirit of Russia, 1919 – et de Moissaye J. Olgin – The Soul of the Russian Revolution, 1917 –, qui sont cités nommément dans les lignes qui suivent, Ba Jin a mis à contribution Ludwick Kulczycki et J. Wladimir Bienstock, auxquels on doit respectivement une Geschichte der russischen Revolution (3 vol., 1910-1914) et une Histoire du mouvement révolutionnaire en Russie (vol. 1, et seul paru, 1920), et surtout Jaakoff Prelooker – Heroes and Heroines of Russia, 1908 – et Angelo S. Rappoport –Pioneers of the Russian Revolution, 1919 [10] . Il a en outre puisé dans le témoignage de Lev Tikhomirov, ou bien dans ceux de Stepniak et de Véra Figner, dont il a traduit, de l’un, La Russie souterraine, et de l’autre, les Mémoires d’une révolutionnaire  [11].

Pressé de partager son savoir tout neuf, Ba Jin n’a pas toujours su prendre un recul suffisant par rapport à ses sources. Dans Sur l’échafaud, par exemple, les portraits d’Ossinski et de Lizogoub se bornent à des résumés des « profils » dessinés par Stepniak, et ceux de Guerchouni, Mychkine et Schmidt ne sont que la traduction plus ou moins textuelle des notices rédigées par Prelooker.– Angel Pino



Camarade Taiyi [12],

Je n’ai lu qu’aujourd’hui la lettre que tu m’as adressée dans le numéro 16 du volume 1 de Minzhong (La Cloche du peuple)  [13], or depuis quelque temps justement je songeais à écrire un article à propos du terrorisme. Je profite donc de l’occasion pour mettre mes idées sur le papier et je compte sur tes remarques critiques.

L’essai que j’ai publié dans le numéro 15 de la même revue [14] était confus, insuffisamment clair, ce qui t’a donné l’impression que j’avais « mal interprété » certaines de tes idées. La faute m’en incombe.

Concernant l’assassinat, je reste d’un avis différent du tien. Non que je désapprouve l’assassinat, mais contrairement à certains, je ne considère pas que ce soit la solution unique. Et pour tout dire si j’approuve l’assassinat, ce n’est pas en tant que méthode pour réaliser l’anarchie ou pour en propager l’idée. Le mot de Kropotkine, « une bombe vaut plus que cent mille bouquins » [15], n’est pas à prendre dans un sens absolu, et il ne renvoie pas à l’assassinat pur et simple [16].

Je ne reconnais pas de lien direct entre l’assassinat en lui-même et l’anarchisme, c’est pourquoi je ne suis pas d’accord avec toi quand tu dis que « les membres du parti anarchiste ont pour devoir de supprimer les privilégiés ». Les anarchistes s’opposent au système, pas aux individus. Tant que nous n’aurons pas anéanti le système, tuer les individus ne servirait à rien. Ton idée c’est que « quand nous propageons nos idées, nous sommes souvent réprimés ou entravés dans notre action par les privilégiés, si nous voulons accomplir notre révolution il nous faut absolument tuer les privilégiés ». Il faut pourtant que tu saches que si nous avons suffisamment de force pour lancer la révolution, nous pouvons renverser les privilégiés sans avoir à les tuer ; mais que si nous n’avons pas les forces suffisantes, même si nous tuons un ou deux individus en répandant le sang sur plusieurs pas, en réalité de nouveaux oppresseurs se lèveront et les masses continueront à souffrir, et ce ne sera toujours pas favorable à notre action. Après l’assassinat du tsar Alexandre II, son successeur, Alexandre III, a écrasé encore plus violemment le parti révolutionnaire [17]. Ceci n’est qu’un exemple. En outre, quand un parti révolutionnaire met toutes ses forces dans les assassinats, il arrive qu’il faille dépenser beaucoup d’énergie et s’y prendre à plusieurs reprises avant de réussir à tuer un tyran ou un dignitaire en vue. Mais, au cours de ce laps de temps, à cause de la situation critique qui l’entoure, ce parti sera obligé de laisser tomber tout le reste et n’aura pas suffisamment de forces pour préparer la suite. Même si l’assassinat réussit, le parti révolutionnaire sera réduit à un état d’impuissance total, et personne ne se souciera de la stratégie à mener après l’assassinat. L’action du parti révolutionnaire russe après l’assassinat d’Alexandre II a été de ce type, si bien que de nouveaux tyrans se sont levés tranquillement pour continuer à lutter contre lui. Est-ce que le parti révolutionnaire russe n’avait pas compris cela ? En fait les assassinats centralisés ne peuvent aboutir qu’à cela.

Tu dis : « la révolution sociale ne peut pas s’accomplir tout de suite, … d’un autre côté, du fait que des privilégiés maintiennent le système mauvais et s’opposent à nous les révolutionnaires ». Tu accordes trop d’importance aux « individus ». Si la révolution sociale ne peut pas s’accomplir tout de suite, ce n’est pas à cause des intentions personnelles de tel ou tel individu, mais c’est à cause des limites qu’imposent les conditions matérielles. Le fait que les masses ne s’éveillent pas, que les organisations de masse ont des forces insuffisantes, font que la société actuelle peut se perpétuer. Que pèsent quelques individus privilégiés ? Quand la révolution aura éclaté, quand l’armée se sera mutinée sous l’autorité des masses, nous nous apercevrons à quel point ces privilégiés sont désormais sans force. On pourra les tuer, les emprisonner. Quel besoin y a-t-il de sacrifier comme avant la vie et l’énergie de tant d’hommes pour un combat où l’on risque le tout pour le tout ?

Puisqu’il est question de propager nos idées, l’assassinat peut parfois, au contraire, y faire obstacle. Par exemple, [Léon] Czolgosz a assassiné le président américain [William] McKinkley [18], [John Wilkes] Booth a assassiné Lincoln [19], et cela n’a pas profité du tout à la propagation de leur doctrine, au contraire cela a indisposé la plupart des gens. Berkman a assassiné [Henry Clay] Frick [20], et le célèbre anarchiste [Johann] Most était résolument contre [21]. Le geste de Ravachol [22] a été vivement critiqué par [Jean] Grave [23]. Bien que je comprenne Berkman, je ne peux pas non plus prétendre que leur geste a été très utile à la propagation de leurs idées. J’ajoute que l’assassinat est un acte individuel qui n’a pas de rapport avec l’anarchisme.

Depuis un certain temps, on considère anarchiste et terroriste [terrorist] comme des synonymes. Cette erreur est très préjudiciable au mouvement. Berkman a tenté d’assassiner le capitaliste Frick, mais dans une lettre adressée à un camarade chinois il disait : « La plupart des gens cultivés en Europe ne confondront jamais l’anarchisme et le terrorisme. Des terroristes, il y en a dans chaque parti politique. C’est le résultat d’une certaine situation politique, économique et sociale, mais cela n’a rien à voir avec le parti républicain, avec le socialisme ou avec l’anarchisme [24]. » Si les Chinois confondent si facilement les deux, c’est, d’une part, parce que notre propagande n’est pas assez efficace, mais c’est aussi un phénomène normal dans un pays « souterrain ». Les groupes se créent, ont des ennemis tout autour d’eux, sont constamment en danger, et cette vie anormale peut conduire leurs membres à s’orienter vers le terrorisme. C’est pourquoi ces terroristes sont particulièrement répandus dans la Russie « souterraine » [25]. Actuellement, parmi les anarchistes chinois, il y en beaucoup également qui se disent terroristes.

Qu’est-ce que le terrorisme ? Ce n’est pas très difficile à expliquer. Au Japon, il y a des gens qui traduisent par « principe du châtiment céleste » (tianzhuzhuyi) ce qui peut s’entendre en deux sens : 1) « exercer la justice au nom du ciel » ; 2) désigne l’assassinat d’Alexandre II. Mais cela ne peut s’appliquer qu’au parti révolutionnaire russe de l’époque. Du point de vue du terrorisme lui-même, cette terreur est une terreur rouge qui répond à la terreur blanche du gouvernement (la terreur du parti révolutionnaire n’est pas la même chose que la terreur rouge actuelle). Donc le terrorisme est une doctrine de la vengeance, autrement dit le principe est « vie pour vie ». Le célèbre nihiliste russe Stepniak, après avoir assassiné le général Mesentzieff [26], a publié, en 1878, un opuscule intitulé Une vie pour une vie (A Life For A Life) [27]. [Thomas Garrigue] Masaryk [28] a dit : « Ce titre est la doctrine éthique de la révolution terroriste. [29] » L’idée de Stepniak c’est que l’armée et la police du gouvernement utilisent la force armée pour réprimer tous ceux qui ont une pensée libre et les tuent. Dans ces conditions, tout le monde a le droit de se protéger par la force contre ces brigands. Cette idée de « vie pour vie » veut dire que, quand un privilégié tue un des nôtres, nous devons le tuer, lui, à notre tour. Cela relève entièrement de la défense et de la vengeance. En 1880, le membre de la société Volonté du peuple, Kvjatkovskii, qui avait été arrêté pour tentative d’assassinat, a proclamé au cours de son procès : « Si nous avons recours à ce procédé (le terrorisme), c’est pour protéger les membres de notre groupe, et non pas pour atteindre nos buts par ce moyen. [30] » En 1902, [Stefan] Balmachev, a été condamné à mort pour avoir assassiné le ministre de l’intérieur Sipiaguine [31]. Au cours de son procès, il déclara que son seul complice, c’était le gouvernement. « La seule arme efficace pour s’opposer à la violence, affirma-t-il, c’est la violence. [32] » En 1906, après que [Egor] Sazonov eut assassiné Plehvé [33], il a écrit à ses parents : « J’ai tué des gens, j’ai du sang plein les mains, mais la cause de tout cela ce sont des luttes et des souffrance terribles. C’est parce que j’ai vu la situation réelle, dramatique, de l’existence… » C’est là l’application de la théorie terroriste « vie pour vie ». Dans L’Âme de la révolution russe (The Soul of the Russian Revolution), Olgin l’explique très bien : « Ils obéissaient à une nécessité intérieure. Le travail d’assassinat résulte d’un sentiment moral : qui fait que, témoins des souffrances du peuple et des actions viles de ceux qui les gouvernent, ils ne peuvent s’empêcher de se dresser aussitôt pour les venger. [34] » Ici il n’y a pas d’idée de devoir, il n’y a pas de place pour la raison, c’est le sentiment qui l’emporte totalement. Il en va ainsi de tous les actes de vengeance. Prenons d’autres exemples : si Mesentzieff a été assassiné par Stepniak, c’est parce qu’il avait conseillé au tsar d’appliquer des peines doubles pour l’« affaire des 193 » [35]. L’inspecteur de la police de Pétersbourg reçut un coup de pistolet de [Véra] Zassoulitch parce qu’il avait maltraité le prisonnier [Alexei] Bogoliubov. Le gouverneur de la province de Tambov a été assassiné par Maria Spiridonova parce qu’il avait opprimé les paysans [36]. Le gouverneur de Kharkov, Krapotkine [37], a été lui aussi assassiné parce qu’il était solidaire des gardiens de prison qui maltraitaient les prisonniers. Les exemples abondent et je m’en tiendrai là. Tous ces assassinats relèvent de la vengeance et de l’autodéfense. La « vengeance » et l’« autodéfense » sont deux point essentiels du terrorisme russe. Dès lors qu’on se trouve dans un pays où règne la liberté politique, la pratique du terrorisme n’est plus nécessaire à leurs yeux. C’est pourquoi, après l’assassinat du président anglais [sic] [James A.] Garfield [38] en 1881, le comité exécutif de la société russe Volonté du peuple a publié, le 23 octobre, une déclaration condamnant l’assassin, en arguant de ce que, « dans un pays où la liberté des citoyens leur permet d’exposer librement leurs idées, où la volonté du peuple ne fait pas seulement les lois mais a aussi le pouvoir de les faire appliquer par les personnes en charge de la justice, l’assassinat politique est l’expression d’une tendance despotique semblable à celle que nous voulons abattre en Russie » [39].

On voit donc qu’anarchisme et terrorisme font deux. Il y a peut-être des terroristes parmi les anarchistes, mais fondamentalement il y a peu de lien entre les deux doctrines. Un certain nombre de camarades veulent réaliser l’anarchisme moyennant l’assassinat ou s’imaginent que la pratique anarchiste se limite à l’assassinat. À mes yeux cela ne concorde pas avec les principes anarchistes, et cela ne peut apporter rien de bon ni à l’anarchisme ni aux masses. Pour réaliser l’anarchisme, il n’y a pas d’autre voie que celle des mouvements de masse organisés.

Est-ce à dire que je suis opposé au terrorisme et à l’assassinat ? Non. Je ne peux nier que le terrorisme en lui-même ait sa propre valeur.

Les points essentiels du terrorisme sont la « vengeance » et l’« autodéfense ». L’« autodéfense » vise à donner un avertissement aux gouvernements pour leurs actes futurs, la « vengeance » concerne les actes passés. C’est une nécessité pour les organisations « souterraines », mais pas pour celles qui agissent au grand jour. C’est pourquoi l’autodéfense passive ou la vengeance au sens étroit ne sont plus de mise. Dans les affaires d’assassinat dans les pays d’Europe occidentale, la sphère du terrorisme s’est élargie et n’est plus purement passive. Après l’assassinat du président américain [William] McKinkley par [Léon] Czolgosz, en 1901, le journal anarchiste américain La Liberté a publié un article de [Karl] Heinzen, de 1848, intitulé « Meurtre pour meurtre » [40]. Ce concept de « meurtre pour meurtre [41] » élargissait encore la théorie de Stepniak d’ « une vie pour une vie ». Il fallait comprendre : je te tue et je donne ma propre vie en échange. Autrement dit, « je te tue, on me tue », et non pas comme dans la théorie d’ « une vie pour une vie » : « Tu tues quelqu’un et moi, je te tue. » Ce faisant on s’écarte de l’« autodéfense » et de la « vengeance », et les choses ne sont donc plus aussi simples que dans la formule d’avant. Ici, l’action n’est pas seulement déterminée par quelque motif simple et ne passe pas forcément par un jugement rationnel ; généralement, elle est le résultat d’impulsions émotionnelles successives. En l’espèce, ceux qui lancent une bombe ou tirent un coup de pistolet portent en eux une peine secrète qui fait qu’ils ne peuvent pas ne pas accomplir leur geste. L’opinion que nous en avons est sans effet. C’est pourquoi j’estime que les camarades qui font l’apologie du terrorisme et qui encouragent à perpétrer des assassinats ne comprennent pas le terrorisme proprement dit, pas plus que les adversaires de l’anarchisme qui accusent les anarchistes d’être des poseurs de bombes.

À la question « pourquoi avez-vous tué ? », les terroristes russes répondaient : « Pour me défendre et me venger. » Mais si tu poses la même question aux terroristes d’Europe de l’Ouest ou d’ailleurs, leur réponse ne sera pas aussi simple. Leurs actes assassins n’ont pas pour objet l’« autodéfense ». Leur réponse sera la suivante : « Je ne supporte pas cette société. Nous ne pouvons plus endurer notre vie actuelle, et c’est ce qui nous a conduits au terrorisme. » Telle était l’attitude du Japonais Furuta Daijirô [42]. Il est mort en martyr sur l’échafaud pour avoir commis des actions terroristes. À la question « pourquoi avez-vous tué ? », sa réponse a été : « Par amour. »

Tuer par amour, voilà une chose bien étrange ! Pour l’expliquer, je vais citer un propos de Vania dans Le Cheval blême, une œuvre célèbre de Ropchine [43] : « Je sais que c’est l’amour, et non le glaive qui sauvera le monde […]. Mais je n’avais pas les forces de vivre au nom de l’amour, et j’ai compris que je pouvais et devais mourir au nom de l’amour [44]. » Les paroles de Vania – « c’est l’amour qui organisera le monde » – sont justes, mais l’amour a été peu à peu éradiqué de ce monde. Les systèmes créés par les hommes ont eu pour résultat que les hommes se haïssent entre eux, qu’une minorité opprime la majorité, que la plupart des gens du peuple naissent dans le malheur et meurent dans la souffrance. Puisque nous ne pouvons pas vivre de façon que les hommes s’aiment entre eux et que la majorité qui souffre ait une vie heureuse, alors nous pouvons sacrifier notre existence pour détruire ce système ou les hommes qui le maintiennent, de façon à accélérer la disparition de la « haine » et l’avènement de l’« amour ». Comme je ne peux pas vivre dans ce monde qui n’est pas organisé par l’amour et que je n’ai pas les forces de réaliser l’amour, tout ce que je peux faire c’est de mourir au nom de l’amour. Ainsi je tue et je suis tué au nom de l’amour. Par ma vie, je rachète celle de celui que j’ai tué. Celui qui est tué va éprouver toutes sortes de souffrances, mais de la même manière je vais les racheter par mes propres souffrances. C’est pourquoi Nesnamof, dans les Ombres du matin d’Artsybachev, déclare : « J’aime le soleil, le ciel, le printemps, et l’automne ; j’aime la jeunesse, ainsi que toute la paix et la joie que nous donne notre mère nature. Je ne souhaite vraiment pas tuer quiconque. Je ne souhaite pas mourir. [45] » Pourtant, il a fini par tuer et par mourir, parce que : « J’aime la vie trop ardemment, et je ne supporte donc pas de voir des gens la détruire. [46] » De la même façon, comme Vania dans Le Cheval blême qui écrit dans sa cellule de condamné à mort : « Le sang me tourmente » [47], le récit écrit en prison par Furuta Daijirô, Confessions d’une mort [48], est un fruit des larmes et du sang.

Furuta Daijirô était un jeune homme pur et sensible. Il avait un père qui l’aimait, une sœur qui l’aimait, des amis qui l’aimaient, et l’amour qu’il leur portait était tout aussi profond. Il lui arrivait même d’avoir une pensée pour un chat ou pour un chien. C’était vraiment un homme qui aimait tout ! Concernant son père, il a écrit dans son journal à la date du 2 juillet (une centaine de jours avant son exécution) : « J’ai reçu une lettre de mon père. […] Dans cette lettre il dit : “Ton père et tes sœurs te garderont à jamais dans leurs cœurs.” En lisant cela, je n’ai pas pu m’empêcher de pleurer. » En ce qui concerne ses sœurs, il a écrit dans son journal, à la date du 20 juillet, à six heures de l’après-midi : « Sœurs ! dormez. » Ces deux courts passages suffisent à exprimer l’amour qu’il y a entre eux, un amour fait de sang et de larmes, et cela me fait mal au cœur de les relire. Quant à ses amis, je me contenterai de citer, parmi eux, Nakahama Tetsu, mort en martyr à Osaka, le 15 avril 1926 [49]. Nakahama Tetsu a perdu la vie sur le gibet pour la même affaire. Furuta est mort six mois avant Nakahama Tetsu. Le long poème de Nakahama Tetsu en hommage à Furuta a été publié dans son recueil personnel Le Pain noir [50]. Je vais en citer ici deux passages très courts, qui illustrent l’amitié entre les deux hommes [51] :

Dans mes yeux brillent d’ardentes lueurs / Mais mon cœur est enveloppé dans une épaisse couche de glace ; / De la rosée il ne reste plus une goutte. / Camarades ! / À l’heure où ce cœur est déjà desséché, mes yeux eux aussi sont-ils secs ?
Nuit dans la capitale – mars, / Descendu de la montagne du nord, / Tel un vent violent, le froid cruel qui nous assaille / Ne peut pas encore éteindre nos flammes ardentes. / Nos mains qui s’étreignent brûlent dans l’obscurité comme un feu. / Ah, sommes-nous séparés pour la vie ? ou séparés par la mort !

Cette amitié n’est-elle pas arrivée au stade où « ce que tu “approuves”, je l’ “approuve” aussi et ce que tu “désapprouves”, je le “désapprouve” aussi » ? (Voir le poème de Nakahama Tetsu.) Et pourtant tout cela, l’amour de son père, de ses sœurs, de ses amis, il l’a sacrifié. « Pour la vérité, il faut agir sans s’arrêter aux larmes d’un père et au sang qu’on perd. […] Père, donne à ton fils un amour compréhensif ! » Ceci est vraiment un appel jailli dans le sang et les larmes.

Voici quelle a été sa fin : « Il est allé au gibet avec une photo d’un chien (nommé Tarô) et celle d’un chat (nommé Kro, en hommage à Kropotkine), ainsi qu’une feuille séchée que lui avait envoyée ses sœurs. C’étaient un chien et un chat qu’il avait aimés de son vivant. Nous comprenons par là que même au gibet il avait gardé un cœur rempli d’amour. » Cette mort est encore plus glorieuse que celle de Jésus sur la croix ou celle de Socrate absorbant le poison. C’est véritablement une mort au nom de l’amour !

Son père avait dit : « Son cœur pur et beau qui aime jusque aux chats et au chiens, où était-il alors ? » Cette question il faut la poser à la société actuelle et à ses contemporains. Un amour extrême qui ne peut s’exprimer que par le terrorisme, quelqu’un qui aime tout et qui n’a pas d’autre choix que d’abandonner tout ce qu’il aime et de se sacrifier pour que les hommes du futur vivent dans la fraternité. Ce genre de personne est un homme parfait doué d’un cœur sublime, et la société qui le force à agir ainsi est digne d’être maudite. Son pistolet, ses bombes ne sont pas faits d’acier ou de poudre mais de son sang et de ses larmes, et du sang et des larmes d’innombrables gens du peuple.

De la même façon, Sazonov, dans une lettre de 1906 à ses parents, dit clairement : « J’ai commis l’action la plus terrible qu’on puisse commettre en ce monde. J’ai tué deux personnes et mes mains sont couvertes de sang. Mais c’est à cause des luttes horribles et des souffrances du peuple. C’est parce que j’ai été témoin de la réalité épouvantable de la vie que j’ai empoigné le glaive. Mais c’est ainsi, ce n’est pas nous qui avons commencé. […] Essayez de me comprendre et de me pardonner. Que le peuple juge nos actes, à moi et à mes camarades (ceux qui ont été condamnés à mort et ceux qui sont toujours en vie), comme mon défenseur les juge. Il dit : “La bombe qu’a lancée cet homme n’était pas remplie de poudre, mais des larmes et de la souffrance de tout le peuple. En lançant leurs bombes contre ceux qui les gouvernent, les gens du peuple espèrent que cela pourra au moins dissiper les cauchemars terribles qu’ils ont dans le cœur”… »

Qui peut s’opposer à ces bombes remplies de larmes et de souffrance, et qui osera dire que ceux qui lancent ces bombes sont des bandits ? Les individus de ce genre sont prêts à endurer des souffrances infinies et à sacrifier leur bonheur personnel pour offrir un monde d’amour aux générations à venir. Même si leurs bombes ne sont pas forcément utiles pour la construction de ce monde d’amour, nul ne peut nier que ces personnalités sublimes, ces dispositions d’esprit faites de sang et de larmes, soient ce qu’il y a de plus beau en ce monde. Nul ne peut nier que les individus de ce genre soient les hommes les plus beaux en ce monde. Or ils ne peuvent pas consacrer leur énergie à une œuvre constructive et, dans la fleur de leur jeunesse (généralement vers leurs vingt ans), ils ont perdu la vie sur l’échafaud. Une telle société ne mérite-t-elle pas d’être réformée ?

Ainsi, le terrorisme moderne est plus étendu que celui d’avant. Outre l’« autodéfense » et la « vengeance », il présente une caractéristique importante, qui est la « destruction ». Cette « destruction » a pour point de départ l’« amour ». On aime et on ne peut pas obtenir l’amour qu’on attend. Parce qu’on ne peut pas bâtir un monde d’amour, on est contraint de détruire de fond en comble ce monde de haine. Bien que cela représente un élargissement de la notion, à l’origine il y a toujours les maux de la société actuelle. Cela n’a aucun lien avec l’anarchisme proprement dit.

Puisque ce terrorisme est provoqué par les maux de la société actuelle, tant que subsistera cette société où la majorité souffre et la minorité est heureuse on ne pourra pas l’éviter. Que nous l’encouragions ou le combattions, cela n’aura aucune influence.

Personnellement, je suis plutôt favorable au terrorisme [52] et j’ai une très grande admiration pour les « terroristes ». Pour autant je ne suis pas d’accord pour prôner le terrorisme ou pour faire son apologie, et je ne suis pas d’accord non plus pour lier anarchisme et terrorisme, et pour dire que le terrorisme est un moyen pour réaliser l’anarchie. L’anarchie ne peut se réaliser que grâce à des mouvements de masse organisés. Les assassinats ne lui sont pas d’une grande utilité. C’est pourquoi je souhaite que les terroristes consacrent leur énergie au travail révolutionnaire et qu’ils se joignent tous à ces mouvements de masse organisés. C’est ce qui nous donnera la victoire [53].

Quant à l’insurrection, j’y suis favorable, mais cela n’a rien à voir avec le terrorisme.

Comme mon précédent essai n’était pas assez clair et que je n’ai pas pu exprimer mes idées en détail, j’ai saisi cette occasion pour m’exprimer longuement. Ceci n’est donc pas une simple réponse à ta lettre. Je serais ravi si tu consentais à me faire part de ton avis.

FEIGAN [Ba Jin]
le 11 juin 1927, à Paris.


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