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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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L’art, la matière et le sentiment de l’histoire
À contretemps, n° 44, novembre 2012
Article mis en ligne le 3 juillet 2014
dernière modification le 6 février 2015

par F.G.

« Certes, le sublime de l’art existe. En dehors de toute autre question. Néanmoins, peut-on s’arrêter là ? On le pourrait à des époques, encore inconnues, où il serait défendu à l’homme de réduire son prochain à la misère et de l’envoyer à la mort. À de telles époques, libre à chacun de nager dans le sublime. Mais comment avoir la conscience tranquille,comment se gargariser d’art pur quand, dans la rue, le sang caillé monte aux genoux. »

Panaït Istrati, mars 1930.

Fils de Victor Serge, ce grand écrivain des révolutions trahies, Vlady est l’un des plus grands peintres contemporains du Mexique et, sans doute, du monde. Formidable muraliste, dessinateur avéré, fin graveur, magnifique peintre de chevalet, sa vie et son œuvre répondent de manière générale et créative aux défis de l’art contemporain et proposent une réponse à sa crise.

Vlady vécut dans sa propre chair les traumatismes artistiques, mais aussi historiques, philosophiques et politiques du XXe siècle. Pourtant, refusant l’art qui soupèse ses qualités à l’aune des vertus politiques qu’il inspire, il n’était pas ce que l’on appelle communément un « artiste engagé ».

On a dit de lui qu’il fut le produit de trois traditions : la russe, l’européenne et la mexicaine. C’est vrai, mais il y a davantage, comme le note le poète Jorge Hernández Campos, pour qui la relation charnelle de Vlady à l’histoire reste primordiale. « Pour Vlady, écrit-il, l’histoire a été, est, le cœur, la salive, la pupille de l’œil, l’asphyxie, l’extase, et la fuite perpétuelle d’un Sisyphe qui veut s’échapper de sa matrice [1]. »

1.– Tourbillons

Vladimir Kibaltchitch Roussakov naît à Petrograd (ensuite Leningrad, aujourd’hui Saint-Pétersbourg), le 15 juin 1920, pour ainsi dire dans le ventre de la révolution. Il est mort le 21 juillet 2005 à Cuernavaca, Morelos, Mexique.

Sa mère, Liouba Roussakov, venait d’une famille de juifs anarchistes émigrés en France et avait connu Victor Serge – alias Victor Lvovitch Kibaltchitch, d’origine russo-belge, lui aussi militant libertaire – dans le bateau qui les amenait en Union Soviétique, le pays de la révolution.

Bien accueillis, comme le sont alors de nombreux anarchistes, Victor et Liouba s’installent à l’Astoria, célèbre hôtel transformé en résidence pour révolutionnaires. C’est là que naît Vlady. Il aimait à raconter qu’il avait pissé sur les genoux de Lénine à qui on avait confié le bébé…

Liouba travaille comme sténographe au bureau de Zinoviev, Victor comme fonctionnaire de la IIIe Internationale. Sur une photo du début des années 1920, prise à Vienne, on voit Vlady aux côtés de plusieurs camarades de son père, parmi lesquels Antonio Gramsci. Vlady grandit entouré d’idées, de livres et de culture universelle, dans le creuset de ce grand laboratoire spirituel qu’est la Russie d’alors. À la maison, on s’exprime en français et en russe, mais aussi en espagnol, en anglais, en allemand et dans nombre d’autres langues parlées par les multiples visiteurs venus des quatre coins du monde. Son enfance est marquée par la présence de grands poètes tels Pilniak, Mandelstam et Babel, d’écrivains de renommée internationale comme Panaït Istrati et Nikos Kazantzakis, de dissidents de la première heure tels Emma Goldman et Alexander Berkman, d’anarchistes mystiques comme Pierre Pascal, d’hommes de pouvoir et d’opposants, bolcheviks du premier cercle et bolcheviks de base.

Les premiers souvenirs de Vlady sont associés à l’essor du stalinisme, à la tragédie d’une révolution qui s’auto-dévore et au dramatique désaccord entre avant-gardes politiques et artistiques qui se produit non seulement en Russie, mais aussi en Occident. « Moi, je n’ai connu de la révolution que les coups de pied de Staline, c’est-à-dire la contre-révolution. Aujourd’hui, au risque de paraître abrupt, on peut dire que, dans les années 1920, il n’y a plus de révolution russe. En 1925, quand j’ai cinq ans, il n’y a plus de révolution, mais une résistance à la contre-révolution ; résistance qui fut massacrée. Donc ce que j’ai connu, c’est le pire, c’est la guillotine ; c’est voir des gens conduits par charrettes entières à la guillotine. [2] »

Nul doute que le destin de Vlady est marqué par la dissidence, mais, comme chez Serge, sa perception du bolchevisme demeure complexe : « Le parti bolchevik est un ordre militaire, une secte qui s’adonne à la diffusion d’un évangile. C’est l’avant-garde à l’épreuve des tentations dont souffre le commun des mortels. Persécutés, les bolcheviks sont brillants, généreux et dévoués jusqu’au sacrifice. Au pouvoir, ils pratiquent la terreur. [3] ».

Vlady a à peine huit ans quand son grand-père, Alexandre Roussakov, ouvrier casquettier, est emprisonné au seul tort d’être anarchiste et, plus grave encore, d’être le beau-père de Serge, qui est passé à l’opposition trotskiste. Dans la mémoire de Vlady, le vieux Roussakov demeurera toujours un personnage rayonnant à qui il dédiera, en 1968, une superbe lithographie : Le Grand-Père nihiliste. Viennent ensuite la première détention de Victor et les crises psychotiques de Liouba, trop fragile pour affronter la persécution. « Je suppose que, pour un garçon de six ou sept ans, l’événement majeur, c’est que sa mère devienne folle. Il peut bien y avoir un tremblement de terre en Sibérie, un massacre en Corée, ce qui va le marquer profondément, c’est l’impact de la folie de sa mère […] Des attaques qui reviennent périodiquement et s’intensifient jusqu’à envahir totalement son territoire mental. [4] »

Les visites de Vlady à l’Ermitage de Leningrad remontent aussi à ces années-là. Le musée se trouve à quatre pâtés de maisons de la rue Jeliabova où vit la famille. Les œuvres de la Renaissance italienne – et, plus particulièrement, celles de Giorgione et de l’École vénitienne [5] – le marquent profondément. Dès lors, Vlady ressent le besoin impératif de peindre comme une nécessité d’évasion : « Ma mère s’est échappée dans la folie. Je me suis échappé dans le dessin. [6] »

En 1933, Serge et les siens sont déportés à Orenbourg, au sud de l’Oural, antichambre politique et géographique du Goulag. Leur déportation durera trois ans dans cette ville au climat infernal et aux ciels cristallins qui, un siècle plus tôt, avait inspiré Alexandre Pouchkine pour La Fille du capitaine. Grâce à la solidarité de ses amis européens, Serge peut louer la moitié d’une modeste isba située dans le quartier cosaque, près du fleuve Oural.

Avec le temps, Vlady se demandera pourquoi Orenbourg était-il resté, dans sa mémoire, comme le souvenir d’ « une époque lumineuse » [7]. Peut-être est-ce qu’il y peignit ses premières aquarelles de qualité – autoportraits, silhouettes d’exilés, paysages – et qu’il y établit une relation très proche, sur le plan spirituel, avec son père, lui-même aquarelliste amateur. Assis face à face, le père écrivant et le fils peignant, l’un et l’autre éprouvèrent un peu de sérénité. Déjà gravement malade, Liouba, elle, dut s’en retourner à Leningrad. Avec Jeannine, la petite sœur née depuis peu.

Les quatre survivent à grand-peine grâce aux droits d’auteur de Serge qui, de manière occasionnelle, parviennent de France. Mais, même ainsi, ils sont continuellement au bord de l’épuisement et Vlady tombe malade du scorbut : « Je ne suis pas encore en âge de travailler. Nous n’avons en URSS aucun moyen de subsistance. Mon père est mis dans l’impossibilité de faire parvenir ses nouveaux ouvrages à ses éditeurs parisiens. […] Je viens d’être exclu de la 24e école d’Orenbourg bien que l’on me reconnaisse studieux et que l’on ne me reproche aucun manquement grave à la discipline de l’école. [8] » Finalement, grâce à une campagne retentissante organisée en France par des amis solidaires et à la médiation de Romain Rolland auprès de Staline, ils sont libérés, puis expulsés vers l’Europe. Vlady a seize ans. Là-bas, il laisse, certes, la faim et la misère, mais aussi le souvenir ineffaçable des opposants au stalinisme (tous disparus) qui le marquera pour toujours.

2.– Les exilés

Déchu de sa citoyenneté soviétique, Vlady rejoint la longue cohorte errante des apatrides qui, d’un côté à l’autre de la planète, est en quête d’un visa. Apatride ? « Les apatrides, écrit Serge, sont en réalité les hommes les plus attachés à leurs patries et à la patrie humaine. [9] »

Après quelques mois passés en Belgique, la famille arrive à Paris où elle demeurera jusqu’en 1940. Vlady est alors un adolescent timide et renfermé qui adore son père et s’étonne devant les « merveilles » de l’Occident. Pas encore convaincu de sa vocation artistique, il milite au Parti ouvrier d’unification marxiste (POUM), le groupe communiste dissident d’Espagne dont les principaux dirigeants ont été liquidés par les sbires de Staline.

À l’Exposition universelle de Paris (1937), il découvre la peinture de Van Gogh et est littéralement subjugué par « cette exigence impitoyable » qui imprègne l’œuvre de l’artiste hollandais. « Il m’a ouvert les yeux. Van Gogh m’a ordonné comme on faisait chevalier un pauvre zigue. Il m’a transformé en moi-même. [10] » Surtout, note Jean-Guy Rens, Van Gogh représenta pour Vlady la découverte de la couleur.

Dans les cafés de Montparnasse, Vlady fait la connaissance des surréalistes : André Breton, Oscar Domínguez, Benjamin Péret, Victor Brauner, Wilfredo Lam et André Masson, entre autres. C’est le début d’une longue, mais aussi conflictuelle et stimulante relation : « Quand je les ai connus à Paris, à la fin des années 1930, mon attitude fut un peu primaire. Aujourd’hui, après l’avoir nié toute ma vie, je pense être profondément surréaliste. [11] »

Bien qu’ayant grandi dans l’ambiance plutôt puritaine des révolutionnaires russes, Vlady se relie, grâce aux surréalistes, à la psychanalyse et la tradition érotique de l’art contemporain. Cependant, il n’observe pas les directives de Breton sur la peinture, mais suit son propre chemin, en tentant de transformer en fête le combat annoncé pour la mort de l’art et en changeant l’Ermitage pour le Louvre. À Paris commence également sa longue trajectoire d’érudit de la peinture. Il fréquente non seulement les musées et les expositions, mais dévore des livres et des traités. Particulièrement importante fut la lecture des cinq tomes de l’Histoire de l’art d’Élie Faure, un autre autodidacte de génie qui glorifia les géants esthétiques du passé pour exorciser, à travers cette évocation du sublime et de l’éternel, les ténèbres du présent [12]. Grâce à la plume ardente d’Élie Faure, Vlady découvre de nouvelles raisons d’aimer la Renaissance, cette grandiose épopée de l’individu émergeant des dogmes, des rites et des confessions pour rompre toutes les règles et franchir toutes les limites.

L’utopie du jeune peintre commence à prendre forme quand elle est brutalement interrompue. Le 14 juin 1940, le jour de ses vingt ans, les nazis entrent à Paris. Vlady n’est pas seulement fils de « communistes », il est également juif par sa mère. Pour le jeune artiste commence alors une nouvelle étape angoissante de son existence. Après diverses péripéties, il arrive à Marseille où il rejoint Serge et d’autres exilés.

Entre-temps, la catastrophe européenne a défait sa famille. Devant l’imminence du danger, Jeannine a été confiée à une famille d’amis solidaires en Suisse – elle arrivera au Mexique en 1942, avec la nouvelle compagne de Serge, la future archéologue Laurette Séjourné. Liouba a été internée dans une clinique d’Aix-en-Provence et placée sous la responsabilité du docteur Gaston Ferdière, un psychiatre ami des surréalistes qui soignait aussi le poète Antonin Artaud. Elle n’en ressortira plus. Quarante ans durant, Liouba s’enfoncera dans les abîmes de la folie et de la souffrance. Jusqu’à sa mort, en 1984. Quant à la famille Roussakov, elle connut un destin tragique : Alexandre, mort ; son épouse, Olga, disparue au Goulag avec deux de ses enfants, Esther et Joseph ; tandis que deux autres, Anita et Paul-Marcel, restèrent internés pendant vingt ans en camp de concentration.

Cette année 1940 fut de grande angoisse. Quitter la France est quasiment impossible à cause des dispositions du gouvernement pro-nazi de Vichy. Avec Serge, Breton, Péret et d’autres, Vlady reste quelque temps à la Villa Air-Bel, non loin de Marseille, dernier refuge des intellectuels et des artistes qui risquent d’être extradés vers Allemagne [13]. Finalement, le 24 mars 1941, Vlady et Victor parviennent à embarquer sur le Capitaine-Paul-Lemerle, un vieux navire marchand disposant de huit cabines, mais transportant deux cents réfugiés dans des conditions qu’un autre passager célèbre, mais à l’époque inconnu, l’anthropologue Claude Lévi-Strauss, décrivit de façon magistrale dans les premières pages de son autobiographie, Tristes Tropiques. Ils se dirigent vers la Martinique, possession française des Caraïbes où nul visa n’est nécessaire pour accoster. Au cours du trajet, Vlady est ébloui par la lumière, les étoiles et les tonalités des tropiques. C’est peut-être là qu’il décide de consacrer le meilleur de lui-même à recréer cette intensité. « Le principal, l’essentiel, c’est la couleur, dira-t-il, son arbitraire. Et peindre l’air. [14] »

3.– Le Mexique, terre de couleurs intenses

Le 5 septembre 1941, après diverses tribulations et quelques semaines passées dans un camp de concentration, Victor et Vlady atterrissent, via Ciudad Trujillo (Saint-Domingue), La Havane et Mérida, dans la ville de Mexico. Le Mexique est alors l’un des rares pays au monde à accueillir les persécutés politiques de toutes tendances. Deux amis du POUM les attendent : Julián Gorkin et l’éditeur Bartomeu Costa Amic, qui vient de publier le Portrait de Staline, de Victor Serge, à ce jour l’une des meilleures études de caractère du dictateur soviétique [15].

Survivants de mondes perdus, père et fils transportent dans leurs bagages tout ce qui leur reste : deux lourdes malles remplies de manuscrits, d’aquarelles et de dessins, une valise de vêtements et quelques objets de famille sauvés à grand-peine.

Vlady ne perd pas de temps : « La première chose que j’ai vue, ce sont les fresques murales de Rivera et d’Orozco. » Il est frappé par « la dimension de leurs travaux » ; rien à voir avec la peinture exposée dans « des petites galeries pour snobs et tout ça, comme la peinture surréaliste qui était pleine de petitesses, de tigres de papier. Immédiatement, tu vois que Diego [Rivera] dessine les gens au marché, ce rapport immédiat, ambiant, et que, ce faisant, ses fresques recueillent tout le prestige de la Renaissance, toute la peinture du XVe siècle. Quant à Orozco, il surpasse de façon impressionnante tout l’expressionnisme allemand, petit, timide. Tout cela me transporte dans un autre monde. […] Ce que je découvre au Mexique avec la plus grande conviction, c’est mon intérêt et mon profond attachement à la Renaissance. […] C’est cette esthétique-là qui a le plus influé sur la formation de mon jugement. [16] »

Le cercle se referme. Vlady, qui s’était initié à son art avec l’étude des peintres de la Renaissance (d’abord à l’Ermitage, puis au Louvre), affine désormais son esthétique grâce à sa rencontre avec le Mexique, et particulièrement avec les fresques de Rivera [17]. Signalons, cependant, que Vlady marqua toujours une grande distance avec le message déclaratif et national-populaire du muralisme mexicain. Tant et si bien qu’il poursuivit sa relation avec les surréalistes, à travers Leonora Carrington et Remedios Varo, deux artistes qui, par ailleurs, l’intriguent parce qu’elles peignent en détrempe. Parallèlement, il poursuit ses activités politiques et devient, avec le Catalan José Bartolí – lui aussi membre du POUM –, le principal illustrateur et caricaturiste de la revue Mundo (1943-1945), organe du mouvement Socialismo y Libertad, un groupe formé de réfugiés européens qui cherche à unifier les différents courants antistaliniens du mouvement ouvrier [18].

Vlady ne tarde pas à se marier avec la femme de sa vie. Plus qu’une épouse, Isabel Díaz Fabela fut « la terre de Vlady ». Elle l’enracina dans le Mexique authentique, elle le protégea, elle nourrit son inspiration [19]. C’est en partie grâce à son affection qu’il réalise, en 1947, sa première exposition à l’Institut français d’Amérique latine (IFAL) et qu’il connaît un certain succès de vente. Pourtant, se faire connaître n’est pas chose aisée pour Vlady : il n’est pas mexicain, sa peinture est un cri contre l’orthodoxie muraliste et il est lié à la tradition antistalinienne – ce que les critiques d’art, pour beaucoup proches du Parti communiste, ne lui pardonnent pas.

1947, c’est aussi l’année de la mort de Victor Serge. À partir de cette date, Vlady se consacrera à promouvoir l’édition des œuvres inédites de son père – presque toutes illustrées par lui : Vie et mort de Léon Trotsky, Mémoires d’un révolutionnaire, les Carnets, L’Affaire Toulaev, Les Années sans pardon, entre autres. Cette activité demeurera l’une des facettes les moins connues de son existence.

Le parcours de Serge fut une source d’inspiration constante pour Vlady. Non seulement sur les plans intellectuel et éthique, mais aussi créatif. « Après toute une vie consacrée à servir et à comprendre la révolution dans divers pays, Victor Serge a vu quelque chose de nouveau au Mexique : que les révolutions sont des volcans (il a vu naître le Paricutín) et que les névroses ressemblent à des tremblements de terre. Donner forme à ce sentiment nous situe dans une nouvelle dimension, un nouveau commencement dont le sens originaire réunit toutes les expériences des autres latitudes, au seuil de la réalité qui nous rattrape à présent. [20] » Ce caractère volcanique des révolutions s’est concrétisé, par la suite, dans sa plus grande œuvre : l’ensemble des fresques murales de la bibliothèque Miguel Lerdo de Tejada [21].

En 1949, notre peintre obtient la nationalité mexicaine et fait un voyage en Europe. Il y demeure un an, principalement en Espagne, avec un objectif : le Musée du Prado. Il lui faut établir une relation charnelle avec les tableaux et capter leur logique profonde, au-delà de l’image. Il désire surtout comprendre El Greco et Velázquez, mais il rencontre aussi Goya, autre passion instantanée donnant motif à réflexion : « Je me suis rendu compte qu’il me manquait l’origine de toute cela. [22] ». Cette origine, c’est évidemment l’École vénitienne, son éternelle obsession. Peu après, dans une librairie de vieux livres, à Madrid, il fait une découverte importante : un livre de Max Doerner sur les matériaux de la peinture, une œuvre qui lui permet de mieux comprendre les techniques anciennes [23]. Avec le temps, il en tirera la conclusion – insensée, pour d’aucuns – que les couleurs industrielles ont tué la peinture contemporaine. De là date, en tout cas, son refus des acryliques, mais aussi de la peinture en tube, et une longue et angoissante expérimentation de ce qu’il a appelé la cuisine vénitienne pour parvenir à inventer sa propre peinture.

4.– Obsessions

De retour d’Europe, Vlady poursuit ses recherches dans la solitude de l’étude. Il se consacre à la gravure, art dans lequel il excelle bientôt, mais ce sont là des années difficiles. À cette époque, tout artiste qui, au Mexique, prend ses distances avec l’art officiellement reconnu, la peinture murale, et considère l’art comme un moyen d’expression indépendant se voit stigmatisé comme « agent de l’étranger ». En réalité, Vlady aime profondément le Mexique. Il adore ses couleurs, il admire l’œuvre de Diego Rivera, mais il se sent de nulle part. Ses racines profondes sont ailleurs, très loin : la Renaissance, la spiritualité russe, la tradition libertaire européenne. « Ma patrie, c’est la peinture », répondait-il sans ambages à qui lui demandait d’où il venait. « Je connais les nationalismes », écrivit-il à la fin de sa vie. « C’est pour ça que je les hais. J’en ai souffert, je les ai subis, je les ai vus commettre des crimes. Je préfère vivre d’autres passions, et par-dessus tout, au plus profond de mon âme, il y a la peinture. [24] »

En 1952, avec Alberto Gironella et Héctor Xavier, il fonde la galerie Prisse qui expose les artistes qui ne communient pas avec l’orthodoxie nationaliste alors en vogue, et fait découvrir entre autres, le peintre José Luís Cuevas [25]. Un an durant, la galerie devient un lieu de rencontre pour intellectuels indépendants qui se voient attribuer l’appellation de « génération de la rupture ». On a beaucoup spéculé sur la participation de Vlady à ce groupe. Rupture ? La vie entière de Vlady est faite de ruptures et, comme le remarque le peintre Cecilio Balthazar, la seule chose qu’il ait en commun avec les artistes qui fréquentent Prisse, c’est d’avoir partagé avec eux un moment de l’histoire de la culture mexicaine [26]. Une fois l’expérience Prisse terminée, Vlady collabore à d’autres galeries alternatives, telle Proteo. Entre-temps, il continue à chercher sa voie, mais l’expérimentation des techniques anciennes ne lui permettent pas encore d’atteindre les buts qu’il s’est fixés. Pour l’heure, Vlady oscille encore entre réalisme et abstraction.

« J’ai connu Vlady en 1966, témoigne Cecilio Balthazar, quand sa peinture faisait polémique dans le milieu mexicain. C’était un peintre abstrait ; sa place dans le milieu tenait précisément à sa façon de peindre. De fait, quand il commença à peindre a tempera, il cessa de plaire. Là est l’origine du prestige qu’il a comme dessinateur, mais qu’on lui conteste encore comme peintre. [27] » Dans les années 1960, en effet, Vlady peint des œuvres abstraites de grande puissance, comme Pareja nueva (Le nouveau couple), Desnudo isleño (Nu insulaire), Las tumbas de Van Gogh (Les tombes de Van Gogh), Muros de agua (Murs d’eau) et El subyacente (Le sous-jacent ) [28]. Ce dernier tableau – qui demeure l’une de ses œuvres les plus suggestives – est une interprétation du Christ mort d’Andrea Mantegna (1474), connu pour ses jeux de perspectives. Cependant, tandis que Mantegna met l’accent sur la frayeur mystique provoquée par la vision du cadavre du fils de Dieu, Vlady, lui, peint un martyr anonyme de la révolution soviétique broyé par le mécanisme totalitaire. Du point de vue du style, on est impressionné par le traitement voilé de la couleur et l’effet de mouvement obtenu en superposant différentes couches de peinture.

Parallèlement, notre peintre entame une féconde carrière de polémiste, écrivant non seulement sur l’art, mais aussi sur la politique, la philosophie et la critique sociale. En 1957, il entreprend la publication de ses « cartas al lector » (lettres au lecteur), conçues sous la forme de modestes brochures qu’il offre à ses amis – et dont le style irrévérencieux rappelle la revue Potlach que Guy Debord publie de l’autre côté de l’Atlantique [29]. Parmi ses nombreux articles de l’époque, on retiendra la nécrologie passionnée qu’il signe à l’occasion de la mort de Diego Rivera (« un homme qui fut grand ») et une défense véhémente du surréalisme contre les assauts de la culture rationaliste : « L’artiste, quand il l’est, est, par définition, irrespectueux avec la raison. La peinture pure est la conséquence d’un retranchement anti-rationaliste des peintres qui, consciemment (voilà l’erreur !), se soustraient au raisonnable. [30] »

Vlady participe également à de multiples expositions nationales et internationales, parmi lesquelles la Première et la Seconde Biennale de Paris, Confrontation 66 (au Mexique), la Biennale de São Paulo et la Foire mondiale d’Osaka (1970) [31]. Entre 1964 et 1969, il séjourne à trois reprises en Europe et rend visite à sa mère à Aix-en-Provence. Expérience douloureuse dont il tire des portraits déchirants. À Venise, il consacre plusieurs journées à visiter la Scuola Grande di San Rocco, bâtiment où, au XVIe siècle, se réunissaient les peintres de son « école vénitienne » tant admirée.

En 1967, il entame le monumental tableau Magiografía bolchevique (Magiographie bolchevique) qui, avec Viena 19 (Vienne 19, 1973) et El instante (L’instant, 1981) forme El tríptico trotskiano(Le triptyque trotskien) – une de ses plus grandes œuvres –, qui marque la transition de la peinture en tube à la technique mixte de la peinture a tempera. La première pièce s’inspire d’une photographie de Trotski parcourant la place Rouge avec son état-major en 1921 ; la deuxième, peinte avec une technique mixte, représente la maison de Coyoacán où le dirigeant bolchevik fut assassiné et reconstruit de manière angoissante le lieu du crime ; la troisième, huile sur toile de style Renaissance, complète le cycle en restituant l’instant précis où le piolet assassin de Ramón Mercader atteint le crâne du vieux bolchevik. Edgar Morin a comparé la puissance de cette œuvre au roman Vie et Destin, de Vassili Grossman. De même que l’écrivain soviétique a transcendé les perversions du totalitarisme en se remémorant les horreurs de la bataille de Stalingrad, ce triptyque vladien, dira-t-il, « évoque le destin de Trotski et, en même temps, par l’effet de l’art, il le transcende, il lui confère une sorte de pérennité » [32].

5.– Triomphes…

En 1968, Vlady obtient la Bourse Guggenheim. En pleine révolte étudiante, avec Isabel, il emménage à New York. Là, il s’imprègne de l’esprit de l’Amérique rebelle, mais il est horrifié par le pop art qui synthétise, à ses yeux, tout ce qu’il déteste : la répétition à l’infini des thèmes de l’avant-garde et le manque de rigueur formelle.

De retour au Mexique, Vlady cesse d’exposer en galeries et rompt avec l’avant-garde mexicaine. Toujours en quête, il admire, on l’a vu, la fresque en tant qu’expression de l’art universel : « C’est la technique qui a donné naissance aux œuvres les plus importantes de tous les temps ; la fresque, c’est le brillant, le diamant de la peinture. La peinture travaille les sens. Le peintre n’utilise pas de mots, il utilise des matériaux, il travaille le sentiment avec le regard et le cerveau. Comme la musique, la couleur est un langage. [33] » Avec le temps mûrit l’idée que l’apport majeur de Diego Rivera à l’art pictural avait été le retour à la fresque, c’est-à-dire au Quattrocento italien [34]. Désormais, il fallait, pour Vlady, un retour vers le Cinquecento, une peinture en troisième dimension – avec la profondeur – et, en quatrième dimension – avec le mouvement –, ces traits caractéristiques de l’École vénitienne.

En 1973, il se voit offrir la chance de sa vie : peindre une œuvre murale de grande dimension à la Bibliothèque Miguel Lerdo de Tejada de la ville de Mexico. Dès lors, rompant avec lui-même, il abandonne l’abstraction pour en revenir pleinement à la peinture figurative [35]. Le résultat est un étonnant ensemble pictural de 2000 m2 achevé en 1982 et exécuté avec la claire intention « d’illuminer le ciel d’utopie » et de revendiquer les dissidents de toutes les révolutions présentes, passées et futures [36]. Intitulée La revolución y los elementos (La révolution et les éléments), l’immense fresque, réalisée en grande partie par le seul Vlady avec l’aide occasionnelle des peintres Cecilio Balthazar et Octavio Moctezuma, est dédiée « à la probité intellectuelle de Victor Serge et aux chagrins de Liouba ».

Jusqu’alors, notre peintre n’avait fait, avec des œuvres de moindres dimensions, qu’une incursion dans le muralisme. Comment décrire ce qu’on a appelé « la chapelle Sixtine de Vlady » ? Thématiquement, il s’agit une évocation historique, mais dont la narration fourmille de symboles, de sous-entendus, d’images ironiques et parfois obscures – ou uniquement compréhensibles par le spectateur initié.

Voici un dialogue qui peut nous éclairer :

« – Ce que j’ai trouvé depuis que je suis entré ici, dans cet énorme ventre de la baleine que tu as peint, ce que j’ai trouvé, c’est l’histoire… As-tu voulu peindre l’histoire ? » demanda l’écrivain José de la Colina à Vlady.
L’artiste répond :
– Tu le dis très bien. C’est précisément la sensation que j’ai. J’ai éprouvé ce sentiment.
Et il ajoute immédiatement :
– Nous sommes pourris d’histoire. Je suis indigné par l’histoire, elle avale tout… Je ne peux me soustraire à ce que je hais le plus. On ne peint pas toujours ce que l’on voudrait. On peint ce qui est, et moi, je macère dans la révolution russe, dans les années 20… [37] »

Aux dires de Cecilio Balthazar, « ces peintures murales offrent aussi une vision du monde, une cosmologie sans dieux ni fondements, faite de peinture. L’histoire des révolutions, c’est le même flux des quatre éléments naturels. Seulement du mouvement. Tout cela peint dans une recherche pour la peinture murale, dont elle est aussi une leçon sur les diverses manières de l’aborder. L’analyse de la matière nous offre une leçon de peinture à la fresque et conduit, inéluctablement, à la peinture à thèse. [38] »

Vlady commence la chapelle par le côté Ouest : Freud et la révolution sexuelle. Naturellement, il le fait de manière blasphématoire : un personnage énorme, en forme de verge en érection, représente la naissance du désir ; Œdipe est assis sur le sein de sa mère ; plus bas, on trouve un Marx peint en bleu avec, à ses côtés, Freud, un marteau dans la tête… Sur les principaux murs, comme sorties d’une boîte de Pandore, Vlady peint toutes ses obsessions : les grandes révolutions sociales, bien sûr, mais aussi la musique, le désir, « la logique de la matière lumineuse » (côtés Est et Ouest), le cerveau collectif et la noosphère (côté Sud). La narration n’est pas seulement thématique, elle est aussi chromatique ; en même temps, elle s’impose comme flux de conscience, à la manière des surréalistes, ses interlocuteurs inévitables.

Du point de vue stylistique, cependant, sa rigueur est impeccable. Vlady a superposé les deux techniques principales des maîtres de la Renaissance : la fresque et la peinture à l’huile sur toile. Cette combinaison, il l’appelle la peinture totale – ou peinture-peinture –, celle-là même qui éclate depuis le vestibule de l’édifice, et malgré la pénombre, en une toile resplendissante entourée de fresques. Celui que d’aucuns considèrent comme son meilleur tableau – La inocencia terrorista(L’innocence terroriste) – est un hommage à Teresa Hernández (« Alejandra »), jeune militante de la Ligue communiste 23-Septembre que Vlady connut et admira pour son intelligence et son courage juvénile – « une jeune fille belle, pleine de vie : queue-de-cheval, jupe et blouse mexicaine (huipil) » – et dont il décida de faire le portrait quand il apprit, par la presse, qu’elle avait été assassinée dans un affrontement armé [39]. La peignant d’abord sur fresque, puis sur toile, le résultat, véritable prouesse, traduit surtout le rêve de tout peintre : créer la lumière.

« – C’est l’innocence, l’innocence même que j’ai peinte. Avec la plus grande pureté. Trois, quatre modèles différents, jusqu’à trouver ce que je voulais. C’est comme l’archétype de la femme mexicaine : les cuisses, la taille. Et je me suis peint moi-même en lévitation, flottant. Pourquoi ? Peut-être parce que je l’admirais. Dans ma famille, en Russie, il y a plusieurs générations de terroristes…
Octavio Paz m’apostropha :
– Vlady, ce sont des assassins !
– Ah ! non, non… Ce sont nos fils, nos petits-fils, nos neveux. Qu’avons-nous fait pour eux ? Ils sont désespérés, ils font don de leur vie pour que nous sortions du puits. Si tu veux écrire quelque chose, je te laisse une place. [40] »

Enfin, rappelons que, le jour de l’inauguration, en présence du président mexicain de l’époque, José López Portillo, Vlady, fidèle à ses convictions, intercéda en faveur des disparus de la sale guerre en cédant la parole à Rosario Ibarra de Piedra, activiste du Comité Eurêka [41].

6.– … et autres exploits

Dans le même temps, Vlady se lance de nouveaux défis. En 1975, avec José Revueltas et d’autres intellectuels mexicains, il se rend à Cuba et y rencontre Fidel Castro. Il en tirera un portrait, réalisé selon la technique graphique de la pointe sèche, mais aussi une fresque pour les peintures murales de la Bibliothèque Lerdo de Tejada. On y voit Castro chevauchant un… dinosaure. En 1977, il publie un recueil de dessins érotiques – Dibujos eróticos de Vlady –, l’un de ses plus grands succès. Il entame, par ailleurs, une nouvelle œuvre – Xerxès –, cruelle métaphore sur les labyrinthes du pouvoir peinte en style vénitien. En 1987, sur commande du gouvernement sandiniste du Nicaragua, il réalise – avec Arnold Belkin – une peinture murale composée de trois panneaux pour le Palais national de la révolution de Managua. Avant de s’y rendre, il se confie à Manuel Aguilar Mora : « Je suis un inconditionnel de la liberté individuelle. Au Nicaragua, je vais peindre ce que ma sensibilité enregistrera de cette révolution […]. Pas pour flatter le peuple ou l’hégémonie sandiniste, mais parce que ce sera le meilleur que je puisse donner, quelque chose qui dépassera notre quotidienneté. [42] » Et c’est ce qu’il fait. Les thèmes de cette œuvre relèvent une fois encore de ses obsessions : la révolution bolchevique, la révolution française et la révolution mexicaine, représentée, ici, de manière caricaturale, par un cavalier paysan monté sur un cheval de course. La révolution nicaraguayenne n’y est pas représentée de manière hagiographique, mais sous la forme d’une secousse tellurique délimitée par l’ensemble des cratères du volcan Masaya.

Dans les années 1990, le ministre de l’Intérieur mexicain passe commande à Vlady, pour décorer les murs du hall d’entrée de son ministère, d’une œuvre monumentale : quatre toiles de six mètres carrés chacune. Elle sera inaugurée le 13 septembre 1994… avant de disparaître aussitôt. Introduite dans son œuvre, une allusion aux néo-zapatistes – qu’il définissait comme des « Zarathoustras dans la montagne réalisant notre rêve » [43] – a fortement déplu aux autorités. Elles décideront, au grand regret de l’auteur, de reléguer ses quatre tableaux dans un salon particulier des Archives générales de la nation, où elles se trouvent encore [44]. À la fin des années 1990, Vlady peint un gigantesque portrait de l’évêque du Chiapas, Samuel Ruiz – Tatik –, tableau d’une grande puissance d’évocation symbolisant ses aventures dans la forêt lacandone et ses sympathies pour la rébellion indigène du Mexique. Sa dernière grande œuvre, certainement.

En 1997, il publie Abrir los ojos para soñar (Ouvrir les yeux pour rêver), livre qui réunit une part de ses réflexions sur l’esthétique, la politique et la philosophie et réalise quelques petits bijoux picturaux, comme Desnudo elemental (Nu élémentaire), Escuchando el cuadro (À l’écoute du tableau) et Atmósfera de mar (Atmosphère de mer).

Début 2001, le Musée d’art moderne de Mexico inaugure l’exposition El modelo interior (Le modèle intérieur). En 2002, Francisco Toledo l’invite à exposer ses gravures à l’Institut des arts graphiques de Oaxaca. En 2003, il présente une sélection de ses huiles au Musée José Luis Cuevas (Mexico) et un choix de ses gravures à Orenbourg, en Russie. En 2004, il expose au Musée national de l’estampe (Mexico) – Trayectorias para un autorretrato (Trajectoires pour un autoportrait) – et, dans la foulée, au Musée des Beaux-Arts de Moscou. Après son décès, la plus importante rétrospective qui fut de son œuvre picturale – 500 tableaux embrassant tous les thèmes, toutes les obsessions et tous les apports de l’artiste – est inaugurée, en avril 2006, au Palais national des Beaux-Arts de Mexico : Vlady, la sensualidad y la materia (Vlady, la sensualité et la matière).

Habitude qu’il avait prise, dès l’enfance, sur les conseils de son père, Vlady a rempli, par ailleurs, une immense quantité de carnets. Certains sont de simples cahiers d’écolier ; d’autres, de véritables objets artistiques délicatement reliés ; d’autres encore, des albums de grand format. Au total, un trésor d’environ mille pages d’œuvres miniatures d’une valeur inestimable [45]. Dans ses carnets, Vlady a tout noté : un tableau de Michel-Ange, la physionomie angoissée d’un réfugié, le visage d’un interlocuteur de passage, le joli buste d’une femme, un paysage tropical. Avec le temps, les thèmes y évoluent – exploration du dedans et du dehors, recherches désespérées pour saisir le monde, tentatives de le comprendre et de se comprendre –, de même que les techniques : dessins au crayon, à l’encre de Chine, aquarelles. Page après page, ces carnets nous donnent des clefs pour appréhender les œuvres monumentales de Vlady, mais aussi ses gravures, ses portraits et autoportraits, ou encore des projets ambitieux et jamais réalisés – comme El Abismo (« L’abîme ») que, point culminant de son œuvre, Vlady pensait peindre pour la Bibliothèque Miguel Lerdo de Tejada. Depuis juin 2007, plus de mille de ces joyaux – parmi lesquels, la majeure partie de ses carnets – sont préservés au Centre Vlady de l’Université autonome de la ville de Mexico (UACM), qui s’est engagée – sans effet à ce jour – à entreprendre un travail de documentation, de recherche et de diffusion de l’œuvre du peintre russo-mexicain et de son père, l’écrivain Victor Serge [46].

7.– Legs

« Il y a des œuvres, écrit Jean-Guy Rens en introduction de son très beau livre sur Vlady, qui échappent au domaine de l’art et s’inscrivent dans un destin. [47] » Que restera-t-il de Vlady dans l’histoire de l’art ? Sans aucun doute sa tentative d’opérer une – admirable – synthèse entre l’art de la Renaissance et l’art post-impressionniste, entre le réalisme et le surréalisme, entre la peinture classique et les thèmes post-modernes. Cette synthèse fut le fruit d’une intense recherche, mais aussi de cette « forme de culture qui devient caractère » héritée de son père et des dissidents russes [48].

Son penchant pour les techniques obsolètes favorisa, en revanche, chez Vlady des prises de position polémiques contre la peinture moderne et les couleurs industrielles. Cecilio Balthazar, son interlocuteur pendant plus de vingt ans, historien de l’art et lui-même peintre fabriquant ses propres couleurs, précise : « Il n’existe pas, en soi, une technique vénitienne. Comme tous les grands peintres et au bout de plusieurs dizaines d’années d’efforts, Vlady a découvert sa propre technique. Il est vrai qu’il s’inspira, de manière féconde, de la tradition picturale qui utilisait la détrempe et l’huile, mais nous ne savons pas s’il s’agit là de technique vénitienne ou flamande. En fait, chaque maître la développe à sa façon et Vlady n’a pas fait exception. Sa touche reste très personnelle. Elle n’a pas grand-chose à voir avec celle de Giorgione ou du Titien. [49] » Portée à l’extrême, l’insistance obstinée qu’il mit à défendre sa technique rappelle – de façon paradoxale – la sinistre affirmation de Siqueiros : « Il n’est d’autre voie que la nôtre » [50]. La différence avec Siqueiros, il est vrai, c’est que Vlady n’a pas créé d’école, même si, d’une certaine façon, il a tenté de bâtir sa propre légende.

Nul ne peut contester qu’il existe une peinture directe merveilleuse. Vlady s’y est d’ailleurs adonné, dans les années 1960, en réalisant de belles compositions à partir de couleurs industrielles. Preuve que son énorme créativité lui permettait de faire de n’importe quoi un tableau. L’encager dans un style – ou, pis encore, dans une technique, comme d’aucuns l’ont tenté – est une grave erreur. Il existe divers Vlady et c’est chacun d’eux qu’il faut comprendre. Sans perdre le créateur en chemin. Sur ce point, les apports de Jean-Guy Rens et de Cecilio Balthazar ont beaucoup contribué à la connaissance de son œuvre, même s’il reste, sans doute, à dire.

L’introspection psychologique, toujours présente dans le travail de l’artiste, reste encore une veine à explorer. Vlady, qui fut un grand lecteur de littérature psychanalytique, aimait à dire qu’il fallait apprendre à batailler avec sa propre folie. Cette confrontation affleure dans nombre de ses autoportraits, mais aussi dans La escuela de los verdugos (L’école des bourreaux), huile sur toile qu’il commença en 1947, peu de temps avant la mort de son père, et qu’il peignit, altéra et repeignit sa vie durant [51]. Cette œuvre, il ne l’achèvera jamais. Elle demeure, par excellence, l’expression plastique de sa propre vie : les fantasmes de la révolution qui s’auto-dévore, la relation intense avec Serge et ses camarades, l’aventure de la couleur et la nécessité de traduire en langage pictural cette « spiritualité athée » évoquée dans ses écrits. Conscient – inquiet, aussi – de son énorme charge émotionnelle, Vlady ne put jamais expliquer avec précision le sens de ce tableau. À Jean-Guy Rens, il raconta que l’idée lui en était venue d’une rencontre organisée entre experts du Guépéou et de la Gestapo peu après le pacte germano-soviétique de 1939. À moi, il indiqua qu’il était censé représenter l’école d’Orenbourg d’où il fut expulsé : « Je me souviens d’une armoire noire qui contenait des papiers et quelques dessins d’enfant. À sa place, le tableau montre une vitrine avec des instruments de torture : des chaînes, des crochets, des pistolets, des garrots. Au-dessus, il y a une sculpture que j’ai peinte de mémoire, en pensant à Benvenuto Cellini : un bourreau, la pipe à la bouche, Staline. Au milieu, on trouve quelqu’un qui m’a toujours intéressé, un saint en quelque sorte. Ou bien un mauvais élève. Je pense que c’est un autoportrait. [52] » Entremêlés dans le tableau, on retrouve les personnages de son entour mexicain : les exilés espagnols Enrique Adroher « Gironella » (aucun rapport avec le peintre) et Julián Gorkin qui, pour tout dire, employa l’expression « l’école des bourreaux » dans un livre consacré à la guerre civile espagnole publié à Mexico en 1941 [53].



Par le passé, quelques-uns de ses détracteurs accusèrent Vlady de frivolité. Rien de plus éloigné de la réalité. Notre peintre, qui avait horreur de la foire aux vanités, mena une vie plutôt austère et entièrement consacrée à son travail. Son existence durant, il fut un être ardent, fougueux et passionné, toujours en quête d’interlocuteurs et s’appliquant à lui-même l’ironie qu’il réservait aux autres.

Vlady ne fut pas seulement un peintre, il fut aussi un penseur, un polémiste de talent et un auteur [54]. Il citait les tableaux comme Walter Benjamin citait les textes : pour leur imprimer le sceau de sa propre subjectivité subversive. Ainsi se comprennent quelques-unes de ses plus grandes créations, comme Judith et Holopherne, réalisée à partir de l’original de Artemisia Gentileschi, ou Les Ménines, à partir de Velázquez, ou encore ses gravures inspirées de Tiepolo et du Tintoret. Sa vie et son travail eurent toujours quelque chose à voir avec la rupture et la dissidence, fluctuant entre la Révolution et la Renaissance, comprises comme faits historiques, mais aussi comme métaphores. « Il est clair, écrit Jean-Guy Rens, que, à la différence de Serge, qui fut un grand littérateur, mais aussi un grand révolutionnaire, Vlady fut un grand peintre, mais ne fut pas un grand révolutionnaire. Pourtant, la révolution – particulièrement la révolution russe – reste la colonne vertébrale de son œuvre. Sans l’expérience russe, Vlady n’aurait pas existé. Ou alors il aurait existé un autre Vlady, pas celui que nous connaissons. Vlady a trouvé l’inspiration dans la révolution russe et, avant elle, dans le combat des narodniki, ces révolutionnaires qui assassinèrent le tsar Alexandre II. [55] »

La question mérite donc d’être posée : pourquoi Vlady n’est-il pas reconnu pour ce qu’il est, l’un des grands peintres du XXe siècle ? Ignorée en dehors du Mexique, son œuvre est totalement absente, à quelques rares et honorables exceptions près, de la critique d’art mexicaine. Malgré l’estime et l’amitié qu’il témoignait à Vlady, Octavio Paz, qui a beaucoup écrit sur l’art, ne lui a pas consacré une seule ligne. Et pas davantage Luís Cardoza y Aragón, critique de tendance marxiste et éminent spécialiste de la peinture murale mexicaine. En fait, Vlady fut aussi méconnu par la tradition libérale que par la tradition communiste, mais aussi de la critique d’art médiocre, parce qu’il était sûrement un peintre du futur. Ni pessimiste, ni optimiste, jamais déclarative et encore moins idéologique, son œuvre nous invite, en effet, à nous questionner sans cesse sur les défis changeants d’un monde hésitant constamment entre la barbarie et la libération.

Claudio ALBERTANI

[Traduit de l’espagnol (Mexique) par Monica Gruszka.]


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