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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Pédagogies de l’émancipation
À contretemps, n° 44, novembre 2012
Article mis en ligne le 3 juillet 2014
dernière modification le 6 février 2015

par F.G.


■ Albert THIERRY
L’HOMME EN PROIE AUX ENFANTS
Introduit par Jean Houssaye et présenté par Robert Petitjean
Paris, Éditions Fabert, 2010, 218 p.

■ Grégory CHAMBAT
PÉDAGOGIE ET RÉVOLUTION
Questions de classe et (re)lectures pédagogiques

Paris, Libertalia, « Terra Incognita », 2011, 216 p.

En 1938, soulignant la spécificité d’un mouvement ouvrier français marqué par le syndicalisme révolutionnaire des premières années du XXe siècle, Simone Weil écrit que c’est « un mouvement populaire, aussi mystérieux dans son origine, aussi singulier, aussi inimitable qu’une chanson populaire ; il a une tradition, un esprit, un idéal ; il a ses héros, ses martyrs et presque ses saints, la plupart inconnus ; il ne correspond ni à une doctrine, ni à une tactique, ni à une opportunité quelconque, mais aux aspirations et aux besoins du peuple à une certaine période de l’histoire » [1].

Parmi ces justes méconnus, il est difficile de ne pas penser à la grande figure d’Albert Thierry, souvent qualifié de « saint laïc », que le mouvement syndical actuel ignore ostensiblement, à quelques notables exceptions près. Ceux qui le connaissent accolent à son nom, avec raison, l’expression « refus de parvenir » qui, rappelons-le, n’est « ni refuser d’agir, ni refuser de vivre », mais « refuser de vivre et d’agir aux fins de soi ». Il n’est pas étonnant qu’un mouvement syndical devenu, pour l’essentiel, une simple administration de l’encadrement de la force de travail où l’on fait « carrière », ne le mette pas en avant. Voilà déjà une bonne raison pour expliquer l’oubli où demeure Albert Thierry. Mais, dans les milieux dits radicaux, il y en a peut-être une autre, qui est la complexité du personnage, le doute qui l’habite, la difficulté de le faire entrer dans l’imagerie d’Épinal de la mythologie d’avant-garde…

Né en 1881 à Montargis, fils d’un ouvrier maçon, Albert Thierry, après des études brillantes au collège Chaptal et à l’École normale supérieure de Saint-Cloud, en sortit professeur d’école normale. Après son service militaire et deux années passées en Allemagne et en Autriche comme boursier d’études, il enseigna à Melun et Versailles. Mobilisé en août 1914 et volontaire pour le front, il fut blessé durant la bataille de la Marne et tué durant l’offensive d’Artois, le 26 mai 1915. Il allait avoir 34 ans… Dès ses années d’études, il fréquenta les milieux d’étudiants anarchistes lisant notamment Proudhon, Tolstoï et Domela Nieuwenhuis. Il collabora à la publication de Charles Guieysse, Pages libres, petite revue hebdomadaire dreyfusarde qui évolua vers le syndicalisme révolutionnaire sous l’influence de Georges Sorel. Il entretint des liens étroits avec des milieux engagés très différents puisqu’il écrivit dans Les Temps nouveaux de l’anarchiste Jean Grave, La Vie ouvrière du syndicaliste Pierre Monatte, les Cahiers de la Quinzaine de Charles Péguy ou L’Union pour la vérité de Paul Desjardins. L’amitié de Pierre Monatte l’amena à sympathiser avec le syndicalisme révolutionnaire – sans être lui-même militant syndicaliste, ni même syndiqué –, mais il en réprouvait fortement plusieurs aspects comme l’antipatriotisme, le néo-malthusianisme ou le sabotage, préférant un syndicalisme constructif. Notons que ces critiques furent écrites dans ce que l’on peut considérer comme la plus importante revue syndicaliste de son époque, La Vie ouvrière

Publié en 1909 dans les Cahiers de la Quinzaine de Péguy, L’Homme en proie aux enfants est l’œuvre pédagogique la plus personnelle de Thierry, difficilement classable aussi bien dans sa forme que dans son contenu [2]. Il y livre, en de courts chapitres qui mêlent un vocabulaire mystique (« l’âme » est employée presque à chaque page) et une analyse sociale « de classe », ce qui fait le quotidien de son rapport avec ses élèves. Ce sont d’ailleurs plus de jeunes adolescents issus des classes populaires que des « enfants » à proprement parler. Thierry souligne les difficultés de son métier et les contradictions de sa pratique éducative entre idéal et réalité et selon le point de vue où l’on se place. Parlant de lui comme élève, il affirme ainsi : « Mes maîtres quittés, mon esprit révolté se hâta de renverser toutes les idoles qu’ils avaient édifiées devant lui. La meilleure éducation, c’est la plus mauvaise. » Car, derrière le paradoxe, Thierry est aussi, comme le souligne Maurice Dommanget, un « homme en proie au doute » qui pèse toutes les situations et leurs conséquences, complexes et contradictoires. Un exemple dans un chapitre justement intitulé « l’iniquité » : négligeant la géographie, qui ne l’intéresse guère, le narrateur admet les digressions bienvenues que lui fournissent les questions de ses élèves pour aborder d’autres sujets. Ceux-ci ont vite compris la faiblesse de leur enseignant et, même sans malice, en abusent. Pour faire revenir le calme, il institue alors le principe d’une punition à qui questionnerait sans sa permission et est obligé de l’appliquer à un de ses meilleurs élèves. Le punir est un crève-cœur ; annuler la punition serait logique, mais assimilable par les autres élèves à du favoritisme. Ce qu’il fait néanmoins, amenant d’autres élèves déjà punis à demander l’annulation de la leur comme cela a été fait pour leur camarade. Et tranchant aux récriminations par la force et une menace de deux heures de retenue. Mais le malaise persiste chez l’enseignant et il inflige à ses élèves une dissertation sur l’axiome du droit romain : « Le comble de la justice, c’est le comble de l’injustice », avant de conclure avec humilité : « Je commençai à préparer avec soin mes leçons de géographie. » Tout Thierry est là, dans cet examen minutieux des tenants et des aboutissants de son enseignement et de ses rapports avec ses élèves, pris à la fois comme individu et comme membre d’un collectif, la classe ; chaque cours et chaque décision entraînant, comme il le dit, « une tempête sous un crâne pédagogique ». On y retrouve aussi, sans surprise, sa critique du déclassement social des enfants d’ouvriers accédant aux études et de l’école républicaine, son affirmation d’un « stoïcisme ouvrier » et sa conception de l’éducation : « Il n’y a pour un homme de vérités que celles qu’il trouve. »

On retrouve logiquement Albert Thierry parmi les auteurs abordés dans le livre de Grégory Chambat, Pédagogie et révolution, et c’est bien l’une des rares et heureuses exceptions dont nous parlions plus haut. Reprenant des articles de la rubrique « (Re)lecture pédagogique » de la revue N’Autre école, l’auteur propose un détour par la lecture des classiques de la pédagogie pour sortir de l’impasse des questions d’éducation abordées sous le seul angle de l’actuelle (fausse) querelle entre « réac-publicains » et pédagogistes.

Reprenant la belle expression de Montaigne, « éduquer, c’est allumer un feu » et l’esprit de Fernand Pelloutier – « instruire pour révolter » –, l’ouvrage s’attaque au mythe de l’école de Jules Ferry et revient aux « sources du syndicalisme » d’avant 1914 et au divorce entre le monde ouvrier et l’État sur les questions sociales et éducatives, avant de proposer une relecture des incontournables de la pédagogie (Francisco Ferrer, Paulo Freire, Ivan Illich, Célestin Freinet), des figures ayant mis en avant une pratique révolutionnaire de l’éducation (Albert Thierry, Fernand Pelloutier), des expériences historiques comme le syndicalisme des Bourses du travail ou les révolutionnaires espagnols de 1936, et, enfin, des auteurs contemporains comme Pierre Bourdieu ou Jacques Rancière.

Pour redonner un sens au terme d’émancipation, dans l’éducation comme dans la société, « les faibles restes de ce syndicalisme sont au nombre des étincelles sur lesquelles il est le plus urgent de souffler » [3], comme l’a si bien dit Simone Weil.

Henri BLANC


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